Je devais avoir cinq ans, peut-être un peu plus. Nous habitions au 153 Rue du Maréchal dans un petit village de Provence. Maman épluchait des patates sur la table à carreaux de la petite cuisine en chantonnant doucement. Les fenêtres étaient entrouvertes, laissant s’échapper le chant estival des grillons, les rayons du soleil caressait doucement mon visage. Quelques gouttes fuyaient du robinet. Il faisait chaud, terriblement chaud pour un mois de juin. Je regardais Maman, les yeux à moitié endormis. Elle portait sa jolie robe bleue avec des tournesols, c’était sa préférée. Elle était jolie maman, toujours, elle avait la voix douce et elle me racontait des histoires sur la petite souris qui habitait sous le plancher grinçant de la maison.
Ce jour-là, j’ai voulu lui raconter une histoire incroyable moi aussi. Je lui ai dit que je savais faire de la magie maintenant, qu'elle n'allait pas en croire ses yeux. Maman a fait une drôle de tête, la même que quand j’étais tombé du vélo et que je m’étais fracturé le bras. Elle a dit « ne raconte pas de bêtises » alors je me suis concentrée très très fort en fermant les yeux c’était drôle ça me faisait un picotement sur la tête. Doucement mes boucles blondes ont commencé à s'allonger, des feuilles lentement à pousser, des bourgeons à se former pour éclore en de petites fleurs, comme celles au fond du jardin. J'ai rouvert les yeux et la bouche de Maman a fait un o parfait. Je crois que c’est ce jour-là qu’elle a arrêté de rire. Je crois aussi qu’elle n’a plus jamais porté sa robe bleue.

Ensuite Papa a dit qu’il fallait partir. Alors nous sommes partis, très vite, de nuit comme des voleurs à charger quelques valises dans le coffre de la voiture. Nous avons fermé toutes les fenêtres, toutes les portes, sans dire un mot à personne. J’avais l’impression que nous étions des criminels dans notre propre maison. Papa m’a dit que tout irait bien, que ce n’était pas grave, qu’il m’aimait. J’avais peur mais, j’ai fini par m’endormir dans la voiture. Nous avons conduit longtemps.


Nous nous sommes installés dans une petite maison. Puis, ce fut une autre, puis une autre et encore une autre. C’était devenu une habitude. Nous changions de maison comme quelqu’un aurai changé de chemise, nous ne restions jamais longtemps. A chaque fois, j’étais le petit nouveau. J’étais Pierre, Antoine, Nathan, Philippe, Samuel…Dès que je m’habituais, nous partions et je devais devenir quelqu’un d’autre. Au début, j’essayais mais, après un moment, je n’avais plus la force. Je savais que nous allions partir de toutes façons, que j’allais devoir tout recommencer une nouvelle fois. Tout changer, tout réinventer. Je n’avais jamais la même histoire, je n’aimais jamais les mêmes choses, je ne m’appelais jamais Gaspard et je ne devais jamais faire de tour de magie.


Maman ne riait plus, elle était souvent triste. Je l’entendais pleurer dans la cuisine parfois. Papa avait des cernes énormes qui lui tombaient jusqu’aux lèvres. Ils se disputaient souvent le soir. Ils mettaient la télévision, je crois qu’ils espéraient que je ne m’inquiète pas. J’avais peur mais, on ne répondait jamais à mes questions. Personne ne parlait vraiment de ce qui se passait, c’était comme si un étranger s’était installé chez nous, qu’il était là, qu’il dinait à notre table, qu’il dormait dans nos lits, constamment, dans chaque parole et chaque pensée mais, que personne n’osait le regarder. Peut-être allait-il finir par s’en aller. Je sentais son souffle dans ma nuque la nuit quand je m’endormais.


Un jour on a toqué à la porte. Des gens sont entrés dans un fracas abominable dans l’appartement minable que nous habitions. Il y eut un mélange de cris et de pleurs et de mains terribles. Je jouais à la gameboy dans ma chambre et je me suis retrouvé à dévaler la cage d’escalier étroite qui sentait le moisi. J’ai entendu Papa hurler de toutes ses forces. J’ai crié leurs noms mais, tout est allé trop vite. Déjà leurs silhouettes devenaient minuscules par la fenêtre de la voiture. J'ai noyé ce qu'il en restait dans mes larmes.


Et je crois que ce jour-là j’ai compris que l’étranger qui hantait notre foyer, c’était moi ou du moins, ce que j'avais en moi. J’espère que Papa et Maman sont heureux maintenant et qu’ils vont bien. Je n’ai jamais reçu de lettres alors je ne sais pas et je n'ai jamais revu le 153 Rue du Maréchal. Peut-être que Maman s’est mise à remettre sa jolie robe bleue et à chanter avec Papa.