Trois légers coups contre la porte, et tu pénètres dans la chambre sans attendre de réponse.

Asmodée est là, étendu dans son lit. L'odeur omniprésente et lourde des médicaments qui flotte dans l'air te donne la nausée. C'est pas la première fois que tu y vas à l'hôpital, et sans doute pas la dernière. Et pourtant, cette fragrance t'a toujours été insupportable à encaisser. Les bagarres qui dégénèrent au point de te faire atterrir dans cet endroit sont fréquentes.

En revanche, rendre visite aux autres est un cas plus rare.

Plus particulièrement après cette histoire.


Tu viens t'asseoir près de lui après avoir rapproché la chaise de son lit. Prendre de ses nouvelles d'abord, le bombarder de questions après.

Un être aussi irresponsable que toi, partageant la même haine contre le lieu qui vous renferme et les adultes qui s'y trouvent. Toi aussi tu rêvais d'écraser ton poing contre certains visages, et tu avais cédé plusieurs fois à cette envie.

T'es bien plus calme à présent, mais tu as besoin de savoir. De connaître les moindres détails. Pourquoi avait-il été transféré chez les dangereux? Pourquoi maintenant?


Rien d'agressif ou de moralisateur dans ta voix, mais juste
de l'inquiétude.

Parce qu'écraser n'est pas vaincre, et tu sais qu'il recommencera. Ses coups ont frappé dans le vide, et jamais il ne sera libre dans les liens de cette chair fragile.
Une lutte éternelle qui ne pourra que mal finir.

Et tu as peur de ce qu'il pourrait lui arriver,
peur de ces maux qui vont fondre sur lui.

Tout a l'air sincère, ses excuses et son air désolé, mais tu ne peux t'empêcher de douter de ses paroles.


Cloué au lit et grimaçant au moindre mouvement. Asmodée le grand, le fort, terrassé par un entraînement trop intensif. Et même si tu restes sceptique devant son explication, tu préfères ne pas insister
- car Asmodée a sûrement une bonne raison de ne pas te dire toute la vérité.
Au fond, tu aimerais bien que ce soit la bonne raison. Une simple fatigue, rien d'autre, et pas d'ennuis.

Parce qu'après tout vous aviez assez de problèmes à vous deux ; vous ressentiez le même terrible sentiment d'injustice et possédiez les mêmes envies  
- rêver de liberté.
Un souhait impertinent et désespéré quand on est enfermé, que les adultes s'acharnent à écraser dès qu'ils en ont la possibilité.

Et pourtant tu craignais cette délivrance autant que tu la désirais.
Etait-ce la peur de n'avoir nulle part où aller lorsque tu serais à l'extérieur qui te coupait parfois l'envie de t'enfuir? Ou l'angoisse d'être abandonné par ceux que tu aimais?

Tu soupires et abandonnes les questions qui te brûlent les lèvres. Tu n'obtiendras de toute façon aucune réponse satisfaisante.


Et l'inquiétude est toujours là, elle te serre la gorge en pensant aux jours et aux semaines à venir, en te rappelant les rumeurs, les secrets farouchement gardés de cette classe sombre et mise à l'écart des autres.

On change le sujet, discrètement. Tu joues le jeu même si tu exècres que la conversation se détourne vers toi.


Légèrement confus, tu prends le temps de réfléchir pour lui car au fond il doit bien y avoir quelque chose, si on te le fait remarquer
- même si tu ne t'en es toi-même pas rendu compte.


La vérité c'est que tu es toujours à fleur de peau, prêt à exploser au moindre problème ou à la première affaire qui ne te plaît pas. T'as toujours l'air aussi amer, le regard mauvais et l'esprit pesant. Cette colère sourde, cette rage irrépressible, elle est continuellement dans ton cœur et tu n'as jamais su l'évacuer autrement que par la violence.

Ce sont tes émotions qui t'ont toujours contrôlé, et non l'inverse.

C'est qu'on a peur de ce qui pourrait lui arriver, entre cette virée douteuse à l'hôpital et le transfert, soudain et inattendu, dans la classe mystérieuse des dangereux. Nombre de rumeurs couraient sur celle-ci, et tu espérais qu'aucune n'était fondée.

Tu sais à quel point ton ami est fort, mais c'est justement à cause de cela qu'il est d'autant plus perturbant de le voir flancher. Aussi déterminé et impulsif que toi, il s'attire bien des ennuis et cette fois, il est éprouvant de l'observer dans un état pareil - grimaçant pour se redresser, chancelant pour ne pas basculer.


Tu ne lui en veux pas de garder ses secrets ; tout le monde en a, et ce n'est pas à toi de juger s'ils doivent être divulgués ou non. Mais tu préfères insister sur le fait qu'il peut te faire confiance.

Tu te redresses un peu sur ta chaise, et ton regard vient s'appuyer dans les yeux écarlates de ton camarade.  


Pour lui.

Contre le monde.

Contre ce système qu'on exècre tant et ses marionnettes, on se dressera devant eux, encore et encore, avec une détermination sans faille - ou l'énergie du désespoir. La ténacité dont tu fais preuve, tu la dois à cette haine dont tu ne parviens pas à te défaire - même en frappant, heurtant, brutalisant avec emportement.  


Le cœur reste bien meurtri des blessures d'hier et d'aujourd'hui - c'est là, indéfectible et immuable - on ne peut pas l'altérer, quels que soient les efforts fournis.
Et le reste, tu préfères ne pas t'en préoccuper ; les problèmes tu les ignores tous jusqu'au dernier, quoi qu'il t'en coûte.


Voilà tout.

Rien de plus.

Mais commencer à s'ouvrir un peu à ce que tu as toujours cherché à refouler, c'est important, même si tu ne le penses pas et que tu as encore du mal à t'y faire - et les battements de ton cœur s'accélèrent à l'idée qu'Asmodée en ait entendu parler. C'est que les rumeurs vont vite ici, et que les gens te connaissent bien ; c'est pas du tout ton genre de traîner avec le genre de gars qu'est Dmitry, alors il est naturel que les autres se posent des questions.

T'aurais préféré que personne en ait jamais parlé, et tu maudis les médisants qui se plaisent à lancer les ragots pour contenter les oreilles des plus curieux.

C'est que t'as toujours été maladroit et peu motivé à l'idée de vider ton sac, même face à ton ami.