Asmodée n'est pas chez lui.

Pour une fois, il a des trucs à faire. Il se balade dans le grenier, va et vient entre les chambres, jette des coups d’œils dans les interstices des murs. Il vérifie, il s'assure, protecteur avisé, que personne ne manque de rien. Il a glissé quelques bonbons sous la porte des plus jeunes.

Ça le hérisse. Des enfants aussi mal traités, ça l'agace, ça l'énerve. Il a été dans cette situation. Il a été cet enfant trop turbulent, envoyé dès le début au grenier. Il l'a trouvé formidable les premiers jours, c'était incroyable comme on voyait mieux les étoiles. Il s'était surpris à espérer voir des aurores boréales. Il avait lu dans un livre qu'elles apparaissaient quand il faisait très froid. Il avait alors laissé sa fenêtre grande ouverte les soirs de neige, dans l'espoir que les aurores arrivent dans sa chambre, qu'il monte dessus et s'enfuit.

La seule chose qu'il avait réussi à attrapé c'était un énorme angine. Depuis, il ouvre moins sa fenêtre. Il fixe le ciel noir dans l'espoir de voir ces fabuleux rubans verts le traverser.

Un sourire effleure ses lèvres à cette pensée alors qu'il entre dans sa chambre et referme la porte. Il vire son tee-shirt poussiéreux et en cherche un autre dans son bordel.

Il est en train de tirer un bout de tissu noir du tas de fringues au sol quand le vacarme se fait entendre. Il tend à peine l'oreille, habitué au allées et venues peu discrètes de ses colocataires - n'est-ce pas Anaël - et se redresse, un tee-shirt presque propre dans la main.

BANG !

La porte s'ouvre à la volée, laissant entrer un Klaus essoufflé au regard fou. Asmo a fait volte face, les genoux pliés, il détourne rapidement les yeux de son ami avec un soupir. C'est quoi cette merde encore ? Il adore Klaus, vraiment. Mais il a le chic pour se fourrer dans mille et une situations abracadabrantes. Asmo préfère quand il fait ça avec lui. Quand il peut le protéger, veiller sur lui. Il se précipite sur la porte et la tient avec lui alors que les insultes fusent de l'autre côté. Il lâche un juron bien senti accompagné d'un rire.

- J'te préviens mec, si jamais ils pètent ma porte, je dors dans ton lit jusqu'à que ces connards de l'académie l'ait réparée.

Et dieu sait que ça peut prendre longtemps vu le peu de considération qu'ils ont pour le grenier. Mais en même temps, dormir avec Klaus ne serait pas une première. Il pourrait encore le vanner à ce sujet.

- Putain, je sais pas c'que tu leur as fait, mais ils sont sacrément remontés. On attend comme ça qu'ils se calment, s'ils insistent, je sors, et je les regarde.

Aucune hésitation dans sa voix. Jamais. À la vie, à la mort Klaus. Asmodée démon justicier. Personne ne touche à mes amis.

- Mais après, j'veux savoir comment t'en es arrivé là, ricane-t-il.

Asmo se marre, le dos coincé contre la porte.

- J'en veux pas d'ton étoile d'élève modèle !

Sujet de moqueries récurrent entre eux. Le grand taxait l'autre de rebelle de pacotille à cause de sa seule étoile. Vendu au système qu'il disait sans le penser. Non, Asmo n'en veut pas à ceux qui préfèrent se ranger par sécurité - sauf Aglaé mais c'est différent pensera-t-il pour se justifier - il les laisse se couler dans le troupeau pendant qu'il protège tant bien que mal les brebis galeuses. Et en parlant de protection ...

Les coups et les insultes redoublent de l'autre côté de la porte. Si avec ça, tout le grenier n'est pas au courant que Klaus a encore eu des emmerdes et est encore venu se réfugier chez Asmo. La menace fait hausser un sourcil au propriétaire de la chambre.

- Sont sacrément véners, t'as pissé dans leur café ou c'est comment ?

Klaus, avec sa délicatesse habituelle, les envoie chier une nouvelle fois. La promesse qui s'arrache de ses lèvres fait froncer les sourcils d'Asmo. Il en a rien à foutre qu'on lui rende la pareille. Il veut simplement protéger ceux qu'il aime, qu'ils soient en tord ou non. Mes amis, Ma justice.

- M'en fous de ça, tu l'sais.

Il se redresse, lâche la porte et tire Klaus avec lui. Trois gars débarquent aussitôt dans la chambre, les poings levés. Ils s'arrêtent en voyant la grande silhouette d'Asmo qui darde sur eux son regard dérangeant sans vergogne. Ils doivent déjà ressentir des picotements désagréables le long de leurs bras. Le chemin jusqu'à leur cerveau se fait rapidement mais - dommage pour eux - leur colère semble être plus forte que la simple réputation d'Asmo.

- Casse toi, c'est lui qu'on veut ! crache-t-il en pointant un doigt accusateur vers Klaus.

Asmo serre les dents. Jamais. Putain.

- Vous ne le toucherez pas.

Voix froide, dure, implacable.

- Mec, je peindrai un tableau de ton cul de dieu grec et en dessous je mettrai toutes les conneries que tu m'as raconté mais que personne sait que c'est toi.

Il se marre en passant une main dans ses cheveux pour les attacher. Il noue les mèches corbeaux et adresse un sourire rieur à son ami. Fut un temps, c'était plus, plus qu'un ami et il y avait entre eux plus que des regards. Mais ce temps est révolu, Klaus a voulu préserver l'amitié qu'il y avait entre eux. Asmo avait acquiescé mais pour lui, rien n'avait changé, qu'ils baisent ou non.

Allongés l'un à côté de l'autre, les clopes changent de main avec l'aisance que procure l'habitude. Asmo glisse la sienne entre ses lèvres et attend le briquet qui vient l'allumer. Il tire une première taffe qu'il relâche en riant.

- Masse moi les pieds et là, on pourra dire que t'es vraiment à mon service.

Asmo se cale contre lui, les jambes contre le mur, sa tête sur le ventre de Klaus. Il attrape sa main pour jouer avec, caressant distraitement les doigts du tatoueur. Comme un chat en manque d'affection, un chaton câlin un peu trop joueur.

- Mec, fais comme tu le sens. De toutes façons, ce système pue la mort, profites en jusqu'à ce que ton cerveau en fasse une overdose, fais lui tes plus beaux doigts d'honneur. Vis ta vie et profite de ton lit confortable le temps que tu l'as. Tu le regretteras quand tu remonteras ici.

Asmo n'en veut pas à ceux qui ont des étoiles. Il en veut à ceux qui se servent de ça pour les asservir, pour les mépriser. Il est d'avis qu'il faut profiter de ce qu'il offre tant qu'on en est capable, autant moralement -cautionner le système - que physiquement. Vivre au grenier, c'est vivre à la dure et même malgré tous ses larcins, Asmo sait qu'il y en a qui manquent de nourriture.

- Reste en bas et fournis moi de la bouffe pour les gamins ...

Asmo souffle sa fumée vers la fenêtre, le regard désormais sombre comme c'est toujours le cas quand on parle des étoiles.

Les mains déjà occupées, mais quel roi. Klaus est chez lui, ça se sent et c'est aussi ça qu'aime Asmo au grenier. C'est accueillant parce qu'on a rien, on partage, parce qu'on a rien et c'est tant mieux.

Asmo rit alors que la fumée s'échappe de ses lèvres. C'est pas la première fois qu'on l'engueule parce qu'il ne prend pas soin de lui. Parce que rien de ce qu'il récupère n'est pour lui. Il hausse les épaules, le régime spartiate, il le subit depuis déjà de longues années, il à l'habitude. Il laisse le reproche couler, passer et s'effacer. Trop entendu, toujours ignoré. Il en a rien à foutre de bien se nourrir Asmo, il s'occupera de ça une fois dehors.

Silence. Sourire.

- Reviens dormir avec moi alors, lance Asmo avec un clin d’œil.

Ça serait pas marrant s'il le vannait pas. Et puis, il aimait bien se réveiller avec lui. La pichnette sur son nez le surprend et il fronce les sourcils dans une moue enfantine. Il se redresse pour tenter de choper la main coupable avec ses dents mais abandonne et se laisse tomber sur le ventre de l'autre avec la délicatesse d'une baleine malade.

- Mais j'suis ravi que tu sois là, j'adore que tu ramènes des abrutis violents défoncer ma porte et entretenir ma réputation de démon. J'aimerai teeeellement que ça soit mon quotidien !

Il ricane, se marre et vient chatouiller les côtes de Klaus.

- Évidemment que j'suis content que tu sois là gros malin. Je m'ennuyais tu vois, tu mets de l'animation dans ma vie, j'aime ça.

Et c'est vrai. Vrai de vrai. La clope entre les lèvres, calés comme ça, y'a rien de plus doux, de plus naturel. Si seulement, y'avait pas ce foutu dôme, le bonheur n'aurait pas cet arrière-goût amer.

Le grognement de Klaus lui arrache un sourire. Un vrai sourire de renard, parce que c'est drôle, drôle de voir comment Klaus ne sait pas gérer cette tendresse qu'Asmo a pourtant par tonnes - à défaut d'avoir autre chose. Mais Asmo sait s'arrêter à temps, il n'ira jamais le blesser, juste le taquiner parce qu'on aime ça, mais aller jusqu'au mal-être, jusqu'au malaise, non. C'est pas fair-play de tacler les faiblesses des potes, des amis.

Klaus s'insurge, parle de couette volée et de froid factice. Asmo se fend d'un sourire. Il n'a même pas une couette, juste une couverture, il a filé ce qu'il avait de mieux à un gosse quelques chambres plus loin.

- J't'avais dit de ramener ta couette, pas ma faute si tu m'écoute jamais. Quand on habite dans le palais des courants d'air, on développe des techniques de survie, c'est normal !

Et ils se battent comme des enfants, parce que ce sont des enfants, des adolescents, des amis, des amants, presque des adultes enfermés dans un microcosme de plus en plus étouffant. Mais pour aujourd'hui, on retourne au stade premier et on oublie pour juste rire et s'amuser.

Un coup sur l'épaule et des souffles saccadés qui se calment lentement. Asmo sourit, ce genre de sourire qui oublie l'amertume de la vie. Il rit doucement.

- C'est cheum les moulures mec ... et c'est vrai qu'on s'amuse mieux quand on fait peur aux abrutis qu'avec un plafond en relief.

Klaus se redresse, écrase sa clope et Asmo fait de même avec la sienne. Ils se rallongent, entrelacés, avec la tendresse de ceux qui se connaissent jusque dans la peau. Les yeux mi-clos, Asmo sent le corps contre lui se détendre. Il ne dit rien, ses doigts se glissent dans les cheveux de l'autre. Ils y laissent de longues tresses fines. Un sourire tranquille, une vie tranquille.

- J'te bougerai quand on devra aller graille, murmure Asmo persuadé qu'il n'est déjà plus écouté.

Ça réchauffe sa poitrine tout ça, ne pas être seul.

Merci Klaus, mieux que tous les plafonds en relief du monde gars, mieux que tout.