et ça
b r û l e

et quand il inspire dans clarté fébrile il a encore l'impression de la sentir – la morsure glaciale et brûlante qui s'enfonce dans toutes ses chairs et déchire jusqu'à ses os,
il en aurait presque le souffle coupé – et rien que d'y songer il surprend les vertiges et la fièvre et les frissons qui parcourent son corps le révulsent.

sur l'écran obscur de ses paupières le film passe en boucle – carmen fragile brisée entre ses doigts asmodée levé qui exultait sa haine ravage et melchior digne toujours digne digne à vomir et le cri qui déchire au milieu du boucan asmodée arrête le cri du cœur le cri du sang le cri d'un frère
croiser son regard pour la première fois

et puis le trouble – ça brûlait, ça brûlait et c'est tout ce dont il se souvient. une douleur et plus aucun bruit que le sang qui frappait à ses tympans et son propre souffle, sa respiration lourde
et puis on le bouscule et les images stelian asmodée asmodée à terre et c'était la fin d'un règne et il a fermé les yeux pour ne rien voir pour ne plus voir pour ne plus se rappeler
comme l'académie il la hait
plus fort encore qu'il hait celui qui lui a prêté sa force pour se relever
stelian j'te péterai un genou mais pas aujourd'hui pas aujourd'hui ça attendra mais j'finirai bien par y arriver et cette école la faire brûler et nova les les les en poussières les disperser c'était comme un mantra à peine lucide avant l'obscurité

l'obscurité
et le silence
(et ça ne brûlait plus)

rouvrir les paupières et ça lui en coûte tant qu'il voudrait replonger dans les ombres paisibles – oublier, oublier que rien ne va que plus rien ne va que la vie à l'académie n'est plus si tranquille et qu'on a remplacé les boutades par les tragédies
songer brièvement qu'il aurait fallu que la morsure aille plus loin
(réaliser qu'on a peut-être rêvé, un instant, ne jamais se réveiller)

et il se redresse brusquement – frappé par l'anxiogène de ses propres idées, et ses mains tâtonnent sur la table de nuit à la recherche d'un verre d'eau qu'on a eu le bon ton de lui laisser,
il s'agit de noyer la bouche pâteuse et de ravaler les sanglots qui s'emmêlent aux nœuds coincés dans la gorge.

soudainement, réaliser qu'on n'est pas seul – et la présence déchire quelque chose au dedans.

Asmodée.

le souffle est rauque – maladroit.
il craint la tourmente – quel prix faudra-t-il payer pour s'être jeté à corps perdu sous son regard ?

Asmo', est-ce que ça va ?

plus assuré on voudrait même si c'est manqué, on tremble et on se hait – on se hait d'être fragile et faillible parce qu'il faudrait peut-être être fort pour deux
noctambules maladroits sous les étoiles qui se moquent bien d'eux.

il ne saisit pas, Chandresh – ça le dépasse, la litanie de son frère, les larmes qu'il devine parce que la voix se brise,
il ne saisit pas quand ça vient de toi Asmodée.
il ne comprend pas parce qu'il t'a toujours vu immense, invincible, il t'a toujours vu inébranlable, roi parmi les rois et ta couronne faite d'étoiles
il t'a vu taillé dans les astres eux-mêmes, fait de rire, de nonchalance et de peinture,
il t'a vu poser des yeux de colère fatiguée sur l'école, il a entendu tes sarcasmes et tes cynismes

mais il n'avait jamais vu – cette violence dans tes yeux, hier,
et pire encore, qui le déchirent
ces larmes que tu dissimules mais qu'il ne peut faire semblant de ne pas savoir.
il n'avait jamais imaginé – le géant s'effondrer.

il n'avait jamais vu à quel point cette école tu l'exécrais, plus que lui, plus que quiconque ici bas, il n'avait jamais compris tout le mal qu'elle te faisait
injuste injuste injuste injuste injuste

Asmodée.

c'est entier, comme toutes les vérités qu'on ne peut tronquer
et il n'est capable de rien d'autre – il s'arrache à ses draps froids, tangue quand il touche sol. les vertiges peinent à se dissiper mais il n'en a que faire, et ses muscles qui protestent encore dans les jointures peu importe, il franchit la distance jusqu'au lit voisin.

et c'est la main libre qu'il saisit en tremblant – parce qu'il n'a plus que ça,
toi au milieu des ruines,
toi qu'on réduit en cendres mais Asmodée,

Asmodée si toi aussi tu tombes il reste quoi ?

Ca va, on souffle et on promet, Asmo' je vais bien je savais ce que je faisais c'est pas ta faute, c'est cette putain d'école Asmodée, c'est pas toi ça c'est pas toi cette violence, s'il-te-plaît.

s'il-te-plaît reviens-moi.

et on se sent trembler défaillir putain d'Académie va brûler et c'est la fatigue c'est la peur c'est la détresse c'est la douleur c'est ne plus savoir que faire c'est quand la vie perd son sens c'est quand on est vide au dedans
et il ne s'était jamais senti comme ça, aussi désemparé, à genoux au milieu d'un champ de bataille
et ses guerres portent les noms de l'école de stelian de juno-bianca de carmen de pandora d'asmodée

on est que des gamins putain et puis la respiration se fait lourde les yeux troubles Chandresh un homme ça ne pleure pas et c'est la voix de son père quand il avait pas cinq ans putain pourquoi t'existes encore dans ma tête toi ? et on vacille et ça veut dire quoi putain être un homme quand on a mal ?

Fais-moi de la place.

et on s'impose dans ce lit trop étroit pour deux mais on s'en fout ça rappelle d'où l'on vient – des étages des moins que rien.
il ne lâche plus la main qu'il a saisie, ses gestes dépassent son propre entendement – parce qu'il n'est pas comme ça Chandresh, c'est pas l'ami tendre, c'est pas l'ami tactile, c'est pas celui qui réconforte Chandresh, c'est pas celui qui rassure

mais si c'est pour toi, Asmodée, alors on deviendra n'importe quoi,

même celui qui embrasse les déraisons et les contre-indications, celui qui enlace son meilleur ami pour se rendre la force (et t'en donner au moins un peu),
en silence parce qu'il y a des tragédies qui n'ont pas besoin de mots, pas besoin qu'on les explique, des histoires malheureuses qui ne méritent pas qu'on les raconte et qu'on en pleure encore

(mais on pleure toujours, Asmodée,
mais on le fait en silence aussi
on se cache comme toi

on se cache
contre toi).

les mains ne savent rien des gestes qu'il faudrait avoir ; la voix s'étrangle parce que les mots Chandresh ne les connait pas non plus. un bras prisonnier qu'il lui laisse volontiers et l'autre se pose sur l'épaule, glisse dans le dos, remonte dans les cheveux où les doigts s'emmêlent. on essaie de se rappeler – ce que c'était que la tendresse factice de maman, quand elle caressait ses mèches blondes, l'air distrait, comme si elle se demandait comment l'aimer plus droit, comment l'aimer vraiment,
son petit accident.

mais ce n'était rien – pas de l'amour, pas de la tendresse. c'était différent – différent de tout ce qui traverse chandresh, de tout ce qui le bouscule. l'amour qu'il porte à ce frère qui s'effondre est immense – aveugle. une loyauté sans faille, une fiabilité sans accrocs.
rien pour l'ébrécher – rien pour la rayer, l'affection dont il déborde quand il pose les yeux sur la tignasse emmêlée entre ses doigts et qu'il sent le corps qui tremble des sanglots contre le sien.

Asmo, arrête.

La voix est ferme – elle interdit les discussions, les remises en question ; elle se ferme aux contradictions.

Il n'y a qu'à toi que tu fais du mal quand tu dis ça, et tu le sais.

Et les intonations se changent en murmures – plus si sévères, seulement inquiets.
Je suis désolé, Asmodée,
c'est à moi de m'excuser,
c'est moi qui me suis interposé,
c'est moi qui ai provoqué ça
je suis désolé Asmodée
désolé qu'à cause de moi
tu te sois abîmé.

Il se demande – s'il recommencerait, s'il fallait ;
s'il s'interposerait encore, une fois, dix, cent, mille.

Je te suivrais jusqu'en enfer Asmo', et si l'enfer c'est tes yeux alors tant pis je t'y suivrai aussi. Ca m'est égal. Mais j'te laisserai plus dire de toi des choses qui font mal comme ça.

Parce qu'il les devine, Chandresh, il les entend, il les déchiffre ; tout ce qui se glisse dans les entre-lignes depuis le transfert d'Asmodée chez les dangereux (peut-être même depuis bien plus longtemps auparavant).
Que tout ce dont il s'était déjà intiment persuadé, l'académie ne l'a pas nié ; pire, tous les doutes qui subsistaient, balayés.

T'es pas ce que cette putain d'école essaie de te faire croire que t'es, c'est cette putain d'école qui nous rend mauvais... c'est pas toi, Asmo', c'est pas toi.

L'étreinte se resserre, il ferme les yeux.

Je suis désolé, Asmo. Je savais pas comme elle te faisait mal cette putain d'académie, j'ai pas vu. pardon.

pardon de ne pas avoir été le frère que j'aurais dû être.

la gorge nouée, les poings serrés, et les mots frappent là où il fallait – en cœur de cible, au beau milieu de l'armure brisée qu'il a cent fois tenté de remodeler pour dissimuler les failles.
moi non plus je dis jamais rien tu sais
et les yeux clos parce qu'il sait qu'il n'y verrait rien la vue trouble et tout le reste s'asphyxie
moi non plus je veux pas qu'on puisse lire entre mes lignes mais
mais il sait comme on implose quand on se tait il sait comme on finit par se blesser, il sait Chandresh – il l'apprend à ses dépends dans la vie, chaque pas en avant comme une tentative fébrile de ne plus s'écorcher
mais on fait tous du mal aux gens tu sais
et c'est peut-être ce qui rend les hommes aussi absurdes il se dit, quand ils s'aiment à en crever, quand ils rêvent à s'en rendre déments de liberté.

(on n'est jamais moins libre que quand on a conscience d'être enfermé).

t'as pas à te taire asmo', putain.

pas si c'est ça le résultat ;
pas s'il faut cent fois t'observer te démanteler d'avoir trop gardé,
tu peux tout dire, asmodée, tu sais.

tu m'as moi, t'as pandora, t'en as tellement d'autres aussi, on est là pour toi c'est pas qu'à moitié.

sinon quel intérêt, dis-moi,
quel intérêt à se prétendre frère au cœur,
quel intérêt de prétendre s'aimer,
si les vérités on les garde en secret ?

t'as le droit de dire quand ça va pas putain tu protèges personne quand tu mens.

on se protège même pas soi-même quand on dit rien – il le sait chandresh, il a vu, il sait comme il est glacial le verdict au matin, quand on s'est trop tu puis qu'on a implosé et qu'il ne reste rien,
parce qu'on a tout gardé et que l'orage a tout balayé,
parfois c'est aussi simple qu'une femme qui dit sors de ma chambre,
parfois c'est aussi viscéral qu'un regard qui condamne.

j'en peux plus moi des mensonges des secrets putain pitié dites juste les choses quand on vous dit qu'on vous aime putain.

et il se fendille, doucement,
mot
à
mot
au fil d'un cœur trop lourd qui en a assez,
assez qu'on le berne d'illusions d'être plus important
que tout ce qu'on ne lui dira jamais.

mais j'ai peur,
et l'aveu suffit pour le faire trembler,
mais j'ai peur,
et même les géants peuvent trébucher.

chandresh rouvre les yeux et son regard se perd sur le mur derrière asmodée, dessine des trajectoires hasardeuses entre les irrégularités du crépis – il écoute sans un mot, et se rêve un alice différent, un alice qui pourrait aider, soigner les blessures, les bleus et les bosses du dedans, apaiser les tourments,
il se voudrait plus utile que des bras et des silences entrecoupés d'idées téléphonées, ces mots qu'on se dit pour se rassurer soi-même quand on a trop donné,
il se voudrait capable, capable d'un peu plus, capable de sauver.

c'est précisément pour ça qu'on est là asmo', c'est pour t'aider à retrouver les morceaux et à les recoller.

et même en faire des fantaisies, rajouter des touches de couleurs, des éclats lumineux, dessiner des motifs intrigants, on peut faire tout ça asmo' tu sais, y'a pas que le monde qu'on peut refaire plus beau,
y'a les gens aussi parfois
il aime bien y croire 'resh, qu'on peut rallumer les étoiles
(dans les yeux de ceux qu'on aime).

arrête de t'excuser.

arrête.

c'est légitime. tout ce qui s'est passé, ce que t'as fait, on s'en fout asmo'. ta colère est légitime. ta douleur aussi.

t'as le droit de pleurer qu'il murmure en filigrane – on a le droit de pas être tout le temps fort, on a le droit de se rater, on a le droit de s'érafler, on a le droit d'être humains asmo' et de pas savoir comment composer ;
y'a des choses qui nous dépassent,
c'est comme ça

la bataille résignée.

et puis – et puis quand l'orage s'éloigne ce sont les doutes qui restent et les questions en suspens ; toutes ces choses sur lesquelles on ne s'interrogeait jamais parce qu'elles allaient de soi et qu'on s'y était fait,
tous ces peut-être, tous ces pourquoi ?

ton alice, tu... tu le contrôles pas du tout ?

t'as jamais pu regarder quelqu'un sans le blesser ?