L’avantage de faire des soirées avec Anaël c’est qu’elles sont forcément inattendues. Par exemple, on se dit rendez vous en début de soirée pour fêter dignement le nouvel an, une nouvelle putain d’année dans cette prison, ça se fête non ? On se donne rendez-vous, Asmodée s’imagine qu’il arrivera vers dix-neuves heures, peut-être vingt. Mais on a aucune idée de quand il débarquera, mais quand, ça sera le cas, impossible de le louper.

En attendant, ses doigts noircis par le fusain courent sur le drap étalé sur le sol. Voyant que le bro n’arrivait pas, il avait étalé un vieux drap récupéré on ne savait où et avait commencé à dessiner dessus, un paysage abstrait. Porté par la fumée qui s’échappait du joint entre ses lèvres, les yeux rouges d’Asmo suivent le tracé noir avec vivacité. Les triangles s’entrechoquent, Malevitch et Kandinsky par dessus son épaule. Suprématisme, art abstrait. Dire sans dire ni montrer.

Parce qu’il est comme ça Asmo, lisse et cynique, présent et absent. Jamais il ne parle, jamais il ne se confie. Ses silences avec Ana lui suffisent, les quelques mots avec Ama sont un soulagement, les plaisanteries douces de Garance l’amusent. C’est toujours comme ça, il est là, il épanche, il reçoit mais ne dit rien.

Pastel sec.

Ajoutons du rouge.

Rouge comme le blouson fétiche du bro.

Asmo fronce le nez, tire une taffe et laisse la fumée s'effilocher par la fenêtre entrouverte. Il n’est pas satisfait - il ne l’est jamais. Tant pis. Il passera de la peinture par dessus et recommencera autre chose, ou alors, il le découpera pour en faire des mitaines. Il hausse les sourcils et se lève. Ses pieds nus sur le drap coloré. Il laisse tomber son mégot dans une canette oubliée et va fermer la fenêtre.

Il caille.

Grouille toi Ana putain.

Débarque pas à minuit moins une, j’aurai le seum.

La porte claque et le vlà qui débarque. Asmo se tourne vers lui, un sourire sur les lèvres. Ses yeux dans le vagues. Rouge, rouge comme toi bro.

Il est survolté aujourd’hui.

- La même pour toi, j’ai presque cru qu’t’allais être en r’tard. T’as l’air on fire.

Asmo hausse un sourcil alors que ses lèvres s’étirent dans un sourire goguenard.

- Qu’est ce qu’il y a ? J’suis censé remarque qu’t’as enfin changé de caleçon ?

Il ricane sans jamais le fixer. Il a dérapé, il y avait de cela six mois, il ne recommencerait pas. Surtout pas sur Anaël, le souvenir d’un corps aimé tordu par ta douleur lui arrache encore des frissons.

Asmo se marre, détourne ses yeux maudits pour se pencher sur le drap étalé par terre. Ses mains sont noires de fusain mais il les essuie sans y penser sur ton pantalon d'uniforme. Pour une fois que cette saloperie servira à quelque chose. Ana rentre, se cale contre le bureau. Il tend les doigts pour qu'on lui roule une clope à lui aussi. Sans un mot, comme toujours. Il la glisse entre ses lèvres et sort son propre briquet.

Ana vient se poser à côté de lui. Un bref instant de silence, perdus dans les arabesques noires du drap. Le pastel rouge est toujours entre les doigts d'Asmo, il n'a rien fait encore. Il écoute. C'est fou comme Ana, derrière ses airs de p'tit con, est en réalité immensément cultivé. Asmo le sait, sa façon de parler, de citer des artistes, il connait son amour de la poésie et des mots. Ana est tellement plus que ce qu'il veut bien montrer.

Asmo sourit. Le bro ne s'est pas plaint de l'absence de rouge dans la boite, il a pris le orange. Le fameux orange, la fameuse Laë. Celle-là même qui chamboule Ana depuis quelques temps, il aimerait bien la rencontrer, les voir ensemble, voir Ana face à elle. Comment il est avec une fille ? Asmo sourit de plus belle, tant que le bro est heureux, ça lui suffit.

Mais Ana explose, il repose le pastel et apostrophe Asmo de plus belle, ce dernier fronce les sourcils. C'est quoi cette histoire encore ? Il serre les dents. Ana sait à quel point Asmo a peur de blesser les gens avec ses yeux, il sait comment ça a fini la dernière fois, comment il a envoyé Alexis à l'infirmerie, comment il a encore passé une semaine à l'isolement.

- Depuis quand t'es maso ? C'est l'autre Hassan qui t'a foutu des idées dans la tête ? J'veux pas te faire de mal bro, tu le sais ... Il soupire. Et j'te vois très bien quand comme j'te regarde tu sais.

À force, on s'habitue à ne voir que du coin de l'oeil. Oui, Asmo aimerait fixer les gens, il aimerait les dévorer du regard, graver chacun de leur traits dans sa mémoire mais les seuls qu'il aperçoit distinctement sont ceux de ses victimes, tordus de douleur.

- Explique moi, je sais pas. Ça te ressemble pas ça.

Si, débarquer en exigeant des trucs farfelus, ça, ça te ressemble. Mais débarquer en exigeant que j'te torture, ça, ça te ressemble pas. Asmo a perdu sa flamme. Il ne comprend pas le bro et son acharnement à vouloir souffrir.

Asmo se fend d'un sourire débile. Oui, clasher Hassan est mesquin mais c'est autant une réalité qu'un running gag. Asmo ne se permettrai pas de mettre son nez dans les affaires de ses amis. Sauf cas exceptionnels.

Mais Ana le sait tout ça et il se marre, évacue la remarque, laisse glisser le sel. Et réenchaine sur le sujet fatidique. Asmo fronce les sourcils. Non, décidément, il ne comprend pas. Vraiment, vraiment pas.

Ce qu'il ne prévoit pas non plus, c'est le bro qui s'avance et encadre son visage de ses mains, il lui tord le cou, forcent leurs yeux à se rencontrer. Asmo met un temps à réagir, il tente de se dégager, surpris, ferme les yeux. Mais Ana ne le lâche pas. Il veut qu'il le regarde. Mais Asmo a peur, c'est débile mais il a peur. Il se tend.

- Putain mais tu fous quoi ??

Mais rien ne bouge. Alors, Asmo réfléchit. En un instant, il réfléchit. Ana n'est pas encore fonsdé, il l'aurait vu, il l'aurait compris, à force de le côtoyer, il connait ses symptômes par cœur. Alors, il a vraiment une idée. Ana sait, il sait ce qu'il s'est passé avec Alexis, avec d'autres, il a déjà vu le feu de ses yeux se manifester, il a déjà observé la douleur monter et s'emparer de ceux qu'il fixait, justicier impitoyable qu'il est.

Il sait tout ça mais il insiste. Asmo ne comprend pas. Vraiment pas. Il ne comprend pas mais il a confiance en Anaël probablement plus qu'en lui-même. Alors il se calme, détend ses épaules.

- Je sais pas c'que tu fous mec, mais si jamais ça foire, j'te casse le nez.

Sa voix est tendue, presque suppliante. Il entrouvre les yeux, laisse filtrer le feu, laisse s'échapper les flammes. Il les contient, du mieux qu'il peut, appuyé par les bijoux à ses oreilles. Ses iris se posent sur Ana, vraiment sur lui. Pas un frémissement, pas une mouvement de gêne, juste ses pupilles à lui qui cherchent les siennes.

Asmo sent sa respiration se bloquer. Le chemin se fait jusqu'à son esprit. Quelque chose bloque son alice, quelque chose empêche ses yeux de fonctionner. Ça explose dans sa poitrine comme un feu d'artifice alors qu'il dévisage Ana comme s'il le voyait pour la première fois, et finalement, c'est ça qu'il se passe.

Il le découvre. Pas seulement des images dérobées, lui face à lui. Un immense sourire se peint sur ses lèvres, un sourire d'enfant, un sourire débile, idiot, euphorique. Il se met à rire, un rire doux, incontrôlé.

- Bro bro bro putain ... c'est quoi ce délire, t'as fait quoi ? Je ... t'as fait quoi ? Ça va ?

Il est fébrile. Ses mains qui tremblent et viennent se poser sur celle d'Ana qui entourent toujours son visage. Il a l'impression de toucher la liberté, d'être un peu moins enfermé.