Les heures avaient passées depuis la lettre, Anaël, tout le reste. Grains de sable qui s’écoulent dans le sablier, montagne de secondes qui se succèdent et pourtant la frustration ne faiblit pas. Jamais. Rancune tenace, celle de toujours finir par se faire avoir, celle de toujours emprunter le chemin que les autres entrevoient pour soi. On s’était heurté à la force du géant, à ses danses, à ses mots sans sens, on s’était heurté et on avait coulé si fort. Frustration oui, car malgré le temps écoulé, on n’a pas réussi à avaler la pilule, le constat douloureux qu’on peut nous balader quand on veut. Frustration aussi, d’avoir failli confier les secrets écrits sur le papier, ceux qu’on avait mis tant de temps à poser, tant de temps à formuler. Le peut être interdit qu’on avait enfin osé évoquer. Tout ça, Anaël à failli le faire partir en fumé. Frustration, Judas, parce qu’on a jamais eu la force de frapper les gens, on est pas violent, jamais, il ne faut surtout pas. Alors comme d’habitude le liquide acide monte, prend du volume et pour empêcher le contenant d’être insuffisant, on vient trouver réconfort dans la présence de l’ami.

Cet ami ce n’est pas n’importe quoi, c’est Dante. Dante dont le mot « meilleur » pourrait être premier mot de son nom. Comme d’habitude, on a envoyé le sms fatidique, l’appel au secours qui veut dire qu’on a besoin de l’autre. Parce que la course ne suffit plus, que Zephyr est une solution trop facile, qu’Isis est une solution trop instable. On ne voulait pas tenir plus longtemps le rôle du petit frère pour l’un, le rôle du faible pour l’autre. Alors on le joue avec toi et on en est désolé, Dante. Gravis les marches, passe les couloirs jusqu’à ta porte parce qu’on sait très bien où il est bon de se réfugier, Judas. Frappe contre le bois, attend sagement son heure alors que tu tournes la poignée. Premier regard un peu coupable, mélange de soulagement de te voir, de culpabilité de t’imposer, une fois encore, nos humeurs changeantes. On entre. Un sourire léger aux lèvres, timide, incertain. On sait ce qui vient après l’accueil.

« Pardon, j’sais que c’est une mauvaise habitude, mais je me suis pris le chou avec Quinn l’autre jour et j’suis frustré depuis. Ça va toi ? »

Questionne depuis toujours ta douceur tactile, Dante. On s’est souvent demandé comment, pourquoi. Comment faisais-tu pour assumer de tracer du bout des doigts le désir sur la peau des hommes, pourquoi t’en arrivais à le faire si naturellement. Lui n’en était pas capable, trop coincé, trop étriqué au milieu de son corps trop grand, maladroit et gauche, à se demander ce que l’on penserait de lui s’il venait à esquisser les mêmes gestes que les tiens. Tellement habitué à voir la stature de l’homme distant avec ses pairs qu’il a adopté la vision sans être capable de s’en détacher. On accepte tes caresses avec la fascination un peu malsaine de découvrir ce que ça fait, dans l’intimité d’une chambre ce n’est jamais bien grave tes démonstrations d’affection parce que personne ne peut voir. On n’en viendrait jamais à poser lèvres contre joue à l’extérieur, mais ici c’est ok, ici c’est toi et c’est quelque chose auquel il a fini par s’habituer, Judas. Pourtant au milieu de l’amitié fusionnelle y avait du flou, des nuances qu’on ressentait sans pouvoir capter leur origine. Avec toi on avait confié le secret ultime, le désir un peu honteux de se questionner sur ce que ça ferait d’aimer un garçon comme on aime les courbes des femmes. On avait osé dire qu’on observait parfois, qu’on se dégoutait de le faire et pourtant qu’on ne pouvait nier en avoir rêvé certains soirs. Difficile de comprendre pourquoi le cœur fait boum boum et le corps s’agite en face de ceux qui ne doivent être, dans son imaginaire, que des amis.

Soupir alors qu’on accueil ton visage sur l’épaule, contrarié par le comportement d’Anaël, légèrement électrisé par les frissons aphrodisiaques de tes doigts qui caressent la peau.

« Ce con a juste aucune éducation. Il prend le courrier des gens pour faire du chantage et il ne comprend pas qu’on s’énerve il me gonfle j’te jure. »

Mais c’était pas ça le cœur du problème. Joint les poings et enlace ses mains, Judas, comme pour prier en silence et remercier que les secrets n’ont pas été dévoilés.

« Il a failli voir la lettre… J’ai enfin osé écrire à mon père que bah… Tu sais… »

Tu sais. On se rebute à le dire à voix haute par honte mais tu le sais. Qu’on est comme Zephyr, comme toi, à avoir du désir pour les corps semblables aux siens, à aimer autant les courbes nuances que carrées.

« S’il avait lu je ne sais pas ce que j’aurais fait. C’est déjà assez angoissant et culpabilisant comme ça. »

On se rend compte trop de tard de la maladresse de l’expression. Se raidit dans sa confusion, Judas, alors qu’on se tourne vers toi avec la sensation de t’avoir insulté sans le vouloir.

« Enfin c’est pas culpabilisant, je veux dire, y a pas de mal hein… C’est juste moi qui… Fin j’admire beaucoup la façon dont vous êtes capables d’assumer cette envie là Zephyr et toi. Moi j’arrive pas… Fin… Je ferme ma gueule. »

La pression, ouais, surtout celle qu’on se met, celle qu’on pense devoir s’imposer. De la rigueur, toujours, encore, c’était comme ça. Une ligne de conduite stricte pour une vie droite. Depuis tout petit on avait appris que le monde tournait comme ça, depuis tout petit ça ne posait pas de problème, on ne questionnait rien. Pourtant vient l’adolescence et on se bouscule soi-même. On découvre que personne n’est pas dans les normes, même pas nous. On découvre que les étiquettes n’ont de sens que pour ceux qui les nommes et encore. Simple décoration. Effrayant de se rendre compte qu’il n’y avait, au final, pas règle, pas de consensus. Effrayant de se rendre compte que les repères sont illusions depuis le début. Alors on se raccroche à ce qu’on a, à ce qu’on est. Et c’est effrayant tu vois, de se rendre compte que ce qu’on est c’est en fait pas du tout ça.

Prend la tasse, tait les petites pulsions désir que procurent tes caresses. Trop mal à l’aise pour assumer qu’on est curieux. Trop mal à l’aise pour dire qu’on a envie nous aussi. Le mot coming-out lui fait peur, tu sais ? Il ne sait pas quoi en pensait. On aime les femmes ça c’est certain. On aime, on tombe sous le charme tant bien par l’envie que par le cœur. Mais on aime les hommes aussi. On ne sait pas si on peut aimer de cœur, mais on sait que ça attire, du moins. C’est flou, compliqué. Ça sert sa tasse, déjà trop honteux d’essayer d’y penser.

« Je ne sais pas si… Si c’est le bon terme. Fin. J’aime les filles tu vois ? Je peux tomber amoureux et tout c’est juste que… Je ne sais pas comment expliquer en fait. Je crois que… Que le reste ça m’attire aussi ? »

La douce sensation d’être une collégienne face à ses premiers questionnement. Tu vois, Dante, ça a l’air tellement simple pour toi il ne saurait comment t’expliquer à quel point c’est compliqué. L’image qu’on a eu devant les yeux c’est des relations volages et nous on n’en est incapable.

« En fait, je ne saurais pas comment dire. Quand je regarde Zephyr ou d’autres, j’ai la sensation que c’est forcément aimer sans attache. Du genre, on baise et puis plus personne. Et je ne sais pas, je suis pas capable de ça je crois. Que ce soit avec les filles ou… Ou avec, fin tu vois. C’est quand même une relation intime, même sans sentiment amoureux y a forcément de l’affect quelque part et quand je regarde mon frère j’ai l’impression que ce n’est pas compatible quand c’est entre homme. Je suis curieux mais, je ne sais pas, j’ai jamais été très à l’aise avec les terminologies alors je sais pas. »

Et ça brûle quand tu passes tes doigts Dante.

« C’est troublant. Et je ne sais pas si c’est moi qui déconne, si je dois être honteux de ça ou non. »

C’est troublant.
C’est frustrant aussi.
Frustrant parce qu’on garde le secret et l’envie depuis si longtemps déjà. On n’est plus aussi patient et endurant tu sais ? A force de titiller les nerfs de la douleur on y est encore plus sensible. On a eu si peur aussi. La peau devenue douloureuse sous l’assaut de l’envie qu’on contient depuis l’adolescence. Et c’est peut-être tes doigts qui troubles, la proximité de vos peaux, mais Judas il sent que ça s’agite dans la poitrine.

« Là tu vois, ça me trouble et je ne sais pas si je dois me sentir sale ou pas d’être troublé. »

L’emprise de tes doigts ça brûle, ça accélère le cœur plus qu’on ne voudrait se l’avouer. Et on a envie de te dire arrêtes, arrêtes ça, parce qu’on ne sait pas où l’on va et ça terrifie. C’est comme avancer à tâtons dans le noir, impossible de se guider, c’est nébuleux sans fin, l’impression que des pièges attendent à chaque tournant et c’est terrible Dante.

On ne sait plus qui écouter entre le corps et l’esprit, entre le cœur et la tête, les désirs de l’un font trembler les peurs de l’autre et inversement. Ça se bouscule et on lutte depuis si longtemps. Les fondations bien mises en place, Dante, on les a dressés depuis des années. Mais le temps fait son œuvre et on sent petit à petit les parois solides s’effriter. On ne sait plus, on ne sait pas, Dante. Perdu dans les confusions de sensation, d’envie de découverte qu’on ne s’explique pas, qu’on est honteux de ne pas pouvoir s’expliquer. Le pire, c’est qu’il n’y a peut-être pas d’explication Dante, et c’est peut-être là le fond du problème. Judas secoué, balloté par ce que ça provoque d’en parler, d’imaginer. Et on sent les défenses ? petit à petit s’affaiblir, les barrières tombées. Ça fait peur, Dante, ça fait putain de peur. On a envie de te dire d’arrêter et pourtant on n’arrête pas. Pourquoi, Dante, pourquoi. On ne sait pas, on ne veut peut-être même pas savoir, en fait.

Il y a tes doigts qui brûlent, tes mots qui tentent. T'en parle avec tant de facilité on ne saurait expliquer comment. Tu places sous le signe de la normalité tout ce qu'il se passe. Tu poses des mots rassurants qui contredit les exemples qu'on a eu pourtant sous les yeux depuis si longtemps. Est-ce que c'est normal, Dante ? Est-ce que c'est ok ? Est-ce que c'est sain ? Oh si tu savais, comme on a peur de mal faire, de se découvrir un être qu'on ne maîtrise pas, qu'on ne contrôle pas. Tu dois le savoir, le contrôle c'est toute notre histoire.

Le contrôle, t’en a rien à foutre toi. Impose tes expériences sans son consentement. Panique en voyant tes lèvres s’approcher. Terrifié. Mais fasciné. Il se dit qu’il doit te repousser. Mais il ne fait rien. Laisse une partie de ton intimité effleurer la sienne.

Ah.
Putain de merde.

Subjuguer Judas, figé, alors que tu regagnes ta place. Tu fais miroiter des merveilles mais n'offres qu'un pourboire. Il se surprend à s'offusquer de n'avoir que ça. Il se surprend à vouloir plus d'un coup. Et tes doigts contre sa joue, ton sourire, on te trouve aussi beau qu'on trouve belle Oxana. On te trouve aussi tentateur qu'on la trouve tentatrice. On se rend compte qu'on te désir comme on la désir elle. Fantasme de chaire. Les papillons dans le ventre en moins. Juste une envie, bestiale. Est-ce ça le désir ? Celui qui aveugle ? Pourtant on ne veut pas seulement te désirer, Dante. On veut t'aimer. Judas est navré, il ne veut pas faire l'un sans l'autre. L'amour qu'on a deux, on ne veut pas le perdre pour l'aphrodisiaque de ta bouche.

« …. Si je t’embrasse est-ce que ça changera quelque chose. Parce que je ne veux pas que ça change. »

Mais surtout.

« Je sens que j’en veux plus. »

Rien ne changera. Tu l’as dit, c’est que c’est vrai, n’est-ce pas ? Alors on peut se laisser aller pour de bon ? Explorer ces envies troubles qu’on n’assumera plus passer la porte de la chambre ? On peut, dans le secret de ces murs, essayer tous les deux ? Il oscille entre l’envie et la honte, tu sais. Entre le besoin et la culpabilité qu’il y ressent. Il n’a pas envie de faire de toi un simple objet, un support pour cristalliser les curiosités qui le piquent depuis si longtemps déjà. Il n’a pas envie de venir troubler la limpidité de votre eau, la tranquillité de ce lac qu’on ne partage qu’a deux et où il fait si bon de se reposer. Parce que dans le merdier ambiant, dans son monde si désordonner à force de rangement, tu représentes un pilier sur lequel Judas aime se reposer. Un peu gêné de le réaliser alors que ton corps se presse contre le sien, mais il comprend, Judas, que tu es ce qui se rapproche le plus de la bouée que représentai Fidèle quand il était encore-là. On n’a plus personne pour maintenir la tête hors de l’eau. On s’évertue à s’occuper des autres sans s’occuper de soi, à maintenir à l’air libre les autres pendant qu’on se noie. Et le pire, tu sais, c’est qu’il y a une grande part de fierté dans tout ça. Judas est aussi traitre que son nom, mais ce n’est un traitre que pour lui-même. Dans tes yeux il y a un éclat de vérité, une image de lui qu’il n’a pas envie de voir s’envoler. L’envie de ne voire rien changer, tout en ayant l’envie de te dévorer. Est-ce qu’on peut réellement Dante ? Peut-on plonger dans tes enfers et te voir plonger dans nos mensonges ?

Fébrile quand vos airs se mêlent, Judas sait qu’il y aura toujours du doute en lui car c’est là, la nature même de son existence. Mais Judas sait aussi, que là, maintenant, honteusement caché dans l’intimité de la chambre, solidement gardé par le devoir du silence et du secret, on a envie de repousser ces doutes. Juste quelques heures, justes quelques minutes. Juste toi et lui. Puisque personne ne saura de toutes façons.

Ce sera votre petit secret.

Accueilles tes lèvres avec l’étrange sensation de sentir son corps s’immoler de l’intérieur. Timide puis plus entreprenant se font les gestes. On n’avait jamais vraiment réalisé jusque-là le pouvoir de l’envie, comment une simple pulsion pouvait prendre le pas sur le reste, comment cette simple montée d’adrénaline et d’envie rend tout le reste obscur, comment l’humain passe à l’état d’animal sans plus rien contrôler. C’est effrayant, tu sais. C’est aussi putain de grisant. On ne comprend pas comment toute une fondation peut s’effondrer en quelques secondes. On ne comprend pas pourquoi tout ce qui a été construit à force de matraquage d’idées peut à ce point foutre le camp sous l’assaut d’un simple baiser. C’est effrayant putain. C’est grisant putain.

Enserre ton corps, comme pour le rendre prisonnier, comme pour le faire fusionner avec le siens. Dévore tes lèvres, sans y ressentir la moindre différence avec celles d’une femme. Tes lignes plus dures, tes courbes plus solides et pourtant c’est aussi délicat que de la soie. C’est si différent et absolument pas à la fois. L’envie de se perdre sous tes doigts, de se perdre tout court sans penser à demain.  

On en veut plus.
Toujours plus.

Ne t’arrête pas
Ne t’arrête jamais
On sent qu’en cet instant,
On pourrait t’aimer
Comme on a jamais aimé personne