douceur sucrée des fleurs d'alcool au fond des joues, piquent et rendent enclin aux sourires, remplissent l'estomac
il est loin le froid de la taïga et le soubresaut du transsibérien  
même si l'on peine à avancer comme au milieu des couloirs des trains lancés à pleine vitesse
le sol tangue, bras dessus bras dessous, un pied devant l'autre
et les éclats de rire ricochent sur tous les murs
Dante tiens-moi je sais qu'on s'équilibre mais si tu tombes je tombe alors tiens-moi

deux 'teilles n'importe quoi, y a que le sang soviet' pour diluer ça deux 'teilles et tu s'rais dans le coma mec.

retrouver son chemin au cœur du dédale de couloirs ce soir c’est comme ces jeux qu’on avait au dos des paquets de céréale le matin enfin je sais pas je suppose je t'avoue les petits-déj' en famille je connais mal mais à ce qui paraît c'est la même galère
la même consigne
relie les points pour reconstituer le dessin
un, avance, deux, trouve une prise, trois, garder un œil sur Dante, quatre, se souvenir où j'habite
cinq, se foutre de la destination
se laisser porter par le courant quitte à se noyer
sept, abandonner
on a oublié un point en court de route
laissé tomber
la couverture embarquée pour combattre l'aura glaciale des toits où on a visé les étoiles, façon prince de la décadence qui perd sa chape au moment du sacre de toute manière la couronne on s'en passe
et les étoiles c'est pareil - ah Dante
heureusement que tu suis toujours mes itinéraires même si c'est fait d'errance infinie tu réponds présent au moindre appel - les tiens lancés alors que je me fais trop souvent volatile je sais pas bien pourquoi je réceptionne à chaque fois je crois
que ça me plaît de me dire qu'on me cherche sur les cartes de temps à autre
qu'on pense à moi quand il est question de voyage même si c'est rien que sur les toits
j'suis toujours partant pour l'aventure tu sais bien.
(pour marcher sur les consignes aussi)
y a pas d'heure pour les départs ni pour les couvre-feu
les âmes perdues ne dorment jamais,
titubantes elles perdent l'équilibre
laissent des bouteilles vides derrière elles mais ça fait rien, ça fait rien
elles ont choisi où elles voulaient vivre
où on voulait éclater de rire
même si c'est en plein milieu du chemin
Dante qu'est-ce que tu fous par terre

vas-y relève toi si tu t'allonges c'est mort tu t'relèveras plus jamais

sur la lancée faut pas s'arrêter jamais, sinon c'est la fin - j'aime
pas m'attarder quelque part tu sais bien allez debout Dante jusqu'au bout de la nuit c'est pas tout de suite je sais pas on pourrait
aller faire un tour au foyer et se faire un palais avec les coussins des canapés
ou en chourer quelques uns pour le grenier histoire d'être plus confort.
risette désemparée sur les deux pieds encore, instinctif de tendre les mains quand tu tends les bras alors que d'habitude j'avance sans me soucier qu'on me suit bien, ce soir
ce soir encore j'ai pas envie de te laisser là, on verra
on verra demain
et la prise peine à redresser la barre, je me marre (trop) pour avoir la force de garder le cap, les genoux flanchent, un à terre à coté de toi c'est trop tard l'autre suit
pour éviter de tomber sur Dante j'interromps la chute en me rattrapant sur les mains, de chaque coté de ses épaules je dois avoir l'air idiot
à étouffer des rires presque au ras du sol
et va pour l'escale.
soupir, le corps bascule pour s'allonger sur le dos à coté de toi, les omoplates à même le sol rien que la couverture pour amortir mais ça va on a connu pire
et à défaut des étoiles je lève les yeux vers le plafond au dessus de nous
qui tourne pire qu'un planétarium devenu fou
obligé d'abaisser les paupières.

ok une sieste alors, à la limite. c'est une façon d'lutter aussi.

pour les fringues je suis pas sûr
j'ai plus envie de crever de froid Dante.

oh si - j'ai envie de dormir Dante - si tu savais,
comme j'suis claqué de garder les yeux bien ouverts, d'éviter à tout prix les bras de Morphée - ils sont tentants,
pleins de rêves contre lesquels on a envie de se lover pour de bon,
fermer les yeux et envisager que le voyage cauchemardesque c'est terminé, qu'on peut s'arrêter là une bonne fois pour toute et plus repartir - plus jamais.
et quand tu parles de la fameuse résistance des russes les paupières basses j'étouffe un rire.
ah si tu savais -
elle est loin la Sibérie, ça fait un moment qu'on s'est pas fait mordre par le froid et on redoute de perdre toute résistance aux températures polaires, de s'attendrir à force, je veux pas,
peut-être pour ça que j'aime autant traîner dehors
ne pas oublier ne pas oublier
que vous oublierez tous qu'à un moment on a eu chaud au cœur ensemble, qu'on s'est bien amusé, qu'on parlait
de s'amuser demain encore
de matins bien réels, courbaturés ou non.

tu racontes quoi, tu sais bien que j'fais jamais rien le premier soir.

que j'essaye
m'efforce
de pas vivre chaque jour comme le dernier alors que parfois j'ai l'urgence d'exister pour de bon - parce que ça voudrait dire que demain il faudra disparaître
et le soleil se lèvera plus jamais sur nous.
et je pourrais partir maintenant comme souvent quand il fait silence - habitué au vacarme pour couvrir - les yeux fermés j'ai des inclinaisons à m'égarer dans les souvenirs où les os tremblent
à même le sol je me rappelle trop bien de tous les fantômes qui hantent les trains et attendant qu'on remonte dans la rame
mais tu fais revenir au présent Dante, toujours tu ramènes.

tu ramènes beaucoup auprès de toi, certains disent trop - moi je trouve pas, c'est comme ça que t'es et jamais ça me dérange, plutôt l'inverse,
si t'étais pas là à briller j'en aurais moins quelque chose à foutre que le jour se lève, le temps moins précieux quand on a pas les rayons qui éclairent où le passer. capture mes secondes j'en ai tellement éparpillées et là quand on est tous les deux je me dis qu'elles sont enfin utiles à quelqu'un d'autre que moi et ma moitié,
que les étoiles m'ont pas oublié - elles ont mis un astre du nom de Dante sur ma route et je suis, me laisse guider rien qu'un peu parce que c'est épuisant de toujours contrôler ses trajectoires
de repousser les gens - toi je veux pas, pas tout de suite,
quand t'effleure la carotide ça remémore que ça bat toujours, brûlant dans les veines

je pourrais vraiment m'endormir ici Dante, tu sais.

mais ici ça ne va pas,
étreinte des doigts enserre le tissus, s'agrippe, à la recherche d'une prise le sol est plat mais elles sont glissantes les pentes des songes,
je sens tout à coup que ça change, arraché des rêves par ta main qui tient les mailles de mon pull
et je me réveille - je dormais pas tu vois, jamais tout à fait - je rouvre les yeux et les ciels sont voilés
perte de luminosité - ils sont sombres, les couloirs
tes iris lorsque je lève l'ombre des miennes vers elles, il y manque des étincelles
ça ne va pas.

... qu'est-ce qui t'arrive ?

c'est sorti brusque, parce que c'est inquiet - pas parce que ça me dérange que ça te ressemble si peu, je cherche
dans tes yeux des réponses, à quel moment t'as perdu le sourire
avant ou après avoir laissé tomber la bouteille vide ?
et les traits exotiques je scrute les airs d'ailleurs, la tête tournée vers toi et puis tout l'être finalement je m'allonge sur le coté pour mieux voir.

y a quoi Dante ? y a un problème ?
c'est parce que j't'ai chambré avec le premier soir ?

dis-moi, dis-moi
si tu sais pas où ça va aller, si tu sens que ça ira mal,
explique d'où ça vient au moins.

les dents qui se serrent des instincts de claquer
c'est un réflexe lorsqu'on m'approche de trop - tous ceux qui ont posé les mains sur moi jusqu'à maintenant c'était pour me jeter derrière les barreaux, Dante, tu comprends -
pour ça que je tressaille sur le coup
et puis parce que tes mains sont froides aussi.

mais tes rires ils sont chauds, ils métamorphosent la carcasse qui frémit en quelqu'un de bien vivant qui ricane au diapason -
je me marre comme à chaque fois que tu files des petits noms. n'importe qui je rétorquerais arrête ça me va pas mais quand c'est toi j'ai presque envie de penser que ça me va bien, ça change de raclure, traître et sale chien.

tu dis ça parce que t'es raide bourré.

et le regard voilé des paupières tu as chassé la question soufflé sur les braises d'inquiétudes tu remplaces par d'autre - pourquoi tu t'obstines l'âme est de glace je t'assure. las d'avoir couru après les feux, après les rames à peine chauffées pour se réfugier dans les habitacles des soutes, le sol me rappelle avant
et ta main imprime la mémoire de maintenant, ramène au désormais tout à coup, réveille pour de bon
faufile le bout des doigts sous les mailles du sweat, électrise de contradiction -
je me dis que ça y est
c'est mort la résistance, la hargne de se débattre je me sens de plus avoir la foi, de plus avoir la force et d'être faible au creux des rumeurs vaporeuses d'éthanol - intoxiqué d'alcool
par deux fois.

mauvais mélange mêle tous les temps futur imparfait présent de toi et moi ici et ailleurs, on est en prison ici pourtant et c'est comme briser les cages, celles de l'académie celles des os
pour écouter le tempo du cœur je crois que personne n'est venu entendre aussi près et je ne sais pas
je ne sais pas quoi penser si c'est des abandons qui me plairaient ou bien qui terrorisent - ça bat paisiblement Dante tu sens ?
comment ça se fait que moi je sente aussi, d'habitude je n'ai ma place nulle part et là soudainement plus que jamais elle est ici
auprès des rythmes du tien affolé
j'ai demandé pourquoi et tu n'as pas répondu - pourquoi tu me montres ?
ne t'affole pas - tout va bien
tout va trop bien et moi je m'affole de me sentir aussi serein
ce n'est pas bon
de s'installer trop longtemps auprès des feux.

et lorsque tu enlèves les mains ça ne s'arrête pas -
j'ai beau remettre mon pull correctement c'est comme avoir une seconde peau, comme une étreinte douce qui entoure, enserre,
emprisonne (tendre) le sol tangue
les souffles sont calmes mais c'est dilué d'angoisse oppressante - Dante
hanté me hante
l'étoffe au niveau de mes poumons, je serre - étouffe.

t'as fait quoi -

ne me mens pas, tu mens jamais je le sais
ou bien par omission, il y a des choses que tu tais je le sens, je connais, je fais tout le temps ça moi aussi
peut-être qu'on aurait préféré des mots même si la plupart des gens se disent qu'entre la barrière du langage et mes airs volatiles c'est inutile tu aurais pu
me demander - c'est pas grave c'est fait
trop tard
maintenant dis-moi

pourquoi t'as fait ça ?

inspiration, je cherche mes souffles mais ce sont toujours nos souffles, confondu c'est confus
que je me redresse, m'appuyant sur le coude, titubant je m'assois à moitié approximativement, dévisage Dante qui a la gorge nouée, sans comprendre ce que c'est, tout cet ensemble
je reconnais plus tout à coup.

c'est quoi ? t'entends quoi par avant ?

et maintenant aussi, dis-moi
pourquoi on sent tous les deux des mains d'horreur qui enserrent la gorge et entrecoupent les mots
car elle existent des deux cotés
malgré la connexion.

c'est ça de s'amuser à tituber sur les rebords des toits
chanceler au bord des ravins de toi et moi c'est pour ça
que je préfère l'insouciance à l'inconscience.

et voilà on y est
face au grand vide tu tends les mains Dante elles tremblent je connais bien ça, les doigts qui cherchent une prise n'importe laquelle redoutant la chute et les fils que j'ai l'habitude de tendre entre nous ne suffiront peut-être pas
ne suffiront peut-être plus jamais, il faudrait
tisser plus fort quelque chose de suffisamment solide
pour que l'on ne tombe pas.
de la corde ou des chaînes
moi dans ma tête ces objets-là je ne les vois
qu'enserrer le cou, immobiliser les poignets
étrangler emprisonner
tu dis
si tu veux
et puis
ne me laisse pas.

même pas peur
même pas mal
jamais, mais toi si, Dante,
je le sens alors je le sais
je ne sais pas quoi faire des ombres ce soir,
d'habitude j'y disparais
mais là je ne sais pas
je sais qu'il ne faut pas
je n'ai pas le droit de t'y abandonner vu tous les monstres qui s'y tapissent et qui grondent, vu comme tu trembles de songer à leurs silhouettes qui s'y découpent, acérées elles entrecoupent déjà tes mots
elles pourraient trancher Dante net
si je n'y referme pas les bras.

Dante en charpie pleure les lambeaux d'âmes abimées c'est une souffrance de garder en un seul morceau alors d'accord,
d'accord Dante car je souffre aussi au diapason, d'accord
d'accord,
dis pas pardon y a pas de soucis.
soufflé ça tressaille presque et doucement je viens tenir,
enserrer le corps qui chancèle, Dante je te tiens
tu sens ? les bras qui entourent et verrouillent certains dans ton dos, la tête vient se poser sur ton épaule et je vois derrière toi qu'il n'y a personne, personne qui pourrait s'en prendre à toi
ils sont loin les coups
il est loin ton père
tu vois ? il n'est pas ici.
je suis là.
et la voix s'éteint tandis que mes doigts serrent le tissus de ton haut je reste immobile pour le moment il le faut, je songe à l'effroi immense et puis ferme les yeux plutôt,
il ne faut pas que j'y pense
pour le moment je suis là.