Robin se tenait là, indécis.
Une serviette éponge posée négligemment sur sa tête dissimulait les mèches collées à son front par la sueur et deux bouteilles d’eau récupérées au distributeur le plus proche occupait ses deux mains, légèrement crispées autour du plastique transparent qui se pliait de peu sous la pression de ses phalanges.
À quelques pas, Ace, assis sur les gradins ; c’était le seul moment qu’il avait pu trouver pour confronter son ami en tête-à-tête alors qu’il sentait depuis des semaines la faille qui s’était creusée entre eux et qui lui pesait –mais alors que l’opportunité était parfaite, là, après l’entraînement de volley alors que les autres venaient de partir à la douche et qu’ils étaient enfin seuls, Robin hésitait.
Il craignait la réaction du jeune homme s’il s’y risquait, alors qu’ils savaient très bien tous les deux ce qui se tenait entre eux
qui, se tenait entre eux.
Il craignait quelque part que le status quo actuel, quoique perturbant, soit plus facile à supporter qu’une rupture totale entre eux.

Il prit une grande inspiration et, le regard plus sombre qu’à l’accoutumée, se dirigea vers lui.

« Hey, fit-il, incertain de comment l’aborder ; ils venaient de passer plus d’une heure à suer ensemble à l’entrainement et pourtant il avait l’impression de lui adresser la parole pour la première fois de la journée. T’en veux ? »

Il lui tendit l’une des bouteilles d’eau, et réalisa que le fait d’en avoir deux rendait son geste tout sauf spontané –merde.

« Je… »

Les mots affluaient à son cerveau mais venaient se bousculer contre ses dents en se mélangeant les uns avec les autres, si bien qu’il peinait à formuler ce qu’il avait sur le cœur. Dans un geste un peu exaspéré, il se passa une main sur le crâne pour éponger nonchalamment les gouttes de sueur qui perlaient encore ses mèches brunes, et soupira vaguement de dépit.
— dieu qu’il n’était pas doué pour ça.

« Bon mec écoute, il se passe quoi là, entre nous, on est toujours potes ou…? »

Il hésita à finir la phrase et ne le fit pas, préférant laisser encore impalpable et volatile l’idée de perdre son ami –ne pas le dire, c’était repousser l’échéance encore un peu.
Mais il ne pouvait pas non plus ignorer les dernières semaines, les silences pesants et les regards amers, et plus il y pensait, plus sa gorge se serrait, et son estomac se tordait.

L’angoisse à s’en rendre malade.

La première réaction de Robin à la réponse d’Ace fut avant tout le soulagement ; soulagement de ne pas être percuté contre un mur de rejet dès le début, soulagement de sentir chez Ace un semblant d’ouverture à travers ses mots secs et froids –n’avait-il pas l’habitude de faire fi de ces choses là avec lui ?
La réflexion le fit froncer des sourcils, brièvement. En y repensant, il était vrai que Robin avait toujours eu le chic d’ignorer l’attitude d’Ace à son égard, passer outre ses condescendances et son autorité qui pourtant irritaient une part de lui en les refoulant d’un revers nonchalant de la main. C’était ainsi que Robin se comportait avec tout le monde après tout, il fermait les yeux sur ce qui le dérangeait, trouvait des excuses à tout va pour fuir les confrontations, et s’en voulait une fois seul de ne pas être capable de parler à cœur ouvert avec ses amis tant la peur d’être abandonné lui saisissait à la gorge. C’était ridicule, et il n’en voulait plus de tout ça.
Il était temps de s’octroyer le droit d’être un peu
en colère.

« Ah ouais, ok. »

Robin laissa le peu de fierté qu’il avait s’exprimer avant sa crainte de perdre un ami –pour la première fois. Sa prise sur l’extrémité de sa serviette se fit plus tendue.

« J’aime pas ce qu’il s’passe en ce moment. Ça me gonfle, et j’en ai marre d’attendre que tu te décides à arrêter de bouder dans ton coin et venir m’expliquer pourquoi tu te me regardes mal presque chaque fois qu’on se croise. »

Il avait une assez bonne idée de ce fameux pourquoi, mais il était fatigué d’avoir l’impression d’être le seul qui se fatiguait à tenter de comprendre l’autre entre eux –lui aussi, il voulait, l’entendre le dire, avec ses mots.

« Du coup je te le demande, c’est quoi ton problème ? »

Les bagarres à coups de poings avec Felix lui semblaient tout de suite bien plus faciles à mener que le tête-à-tête dans lequel il venait de se lancer. Il plissa un peu les yeux, encore hésitant d’aborder le sujet qui fâche, avant de se jeter à l’eau.

« Si c’est Gabrielle le problème je préfère qu’on en parle avant qu’on se fasse la gueule comme des cons. »

Lui non plus n'avait pas encore répondu à la première question.

Il avait fallu que Robin se mouille en parlant le premier pour rallumer dans les yeux d’Ace une colère sourde et froide qui le fit frissonner. Aussitôt, les mauvaises habitudes ancrées se rappelèrent à lui par des impulsions irréfléchies –fight or flight ;
l’envie soudaine de s’évincer de cette confrontation le prit aux tripes.

Ironiquement ce fut également la dureté d’Ace et ses mots condescendants qui mirent aussitôt fin à ces élans malheureux, en lui rappelant pourquoi il s’était avancé vers lui en premier lieu.
Il l’écouta en silence, la mâchoire crispée et les muscles tendus par cette colère qui montait lentement en lui sans qu’il ne puisse rien faire pour l’arrêter –comme un feu de forêt menaçant de grignoter sûrement, à son rythme, chaque brindille et chaque feuille d’arbre pour ne laisser derrière lui que des cendres noires.

« Je veux pas que tu souffres, en vrai. »

Et c’était peut-être là la goutte de trop
ou plutôt
l’allumette dans le bidon d’essence.

Robin serra le poing et dû fournir un effort qui lui semblait surhumain pour contrôler son corps et ne pas se laisser submerger par l’émotion dévastatrice qui le ravageait en dedans –il se savait dangereux, incontrôlable quand la limite était dépassée, et malgré tout ce qui lui tombait dessus il freinait des deux pieds en avant à l’intérieur pour ne pas franchir cette ligne maudite aux airs de non-retour.
Mais sa rage était suffisamment corrosive pour au moins traverser la barrière de ses dents qu’il desserra pour laisser suinter des acidités qu’on avait trop rarement entendu venant de lui –peut-être même jamais.

« T’as décidé tout ça tout seul j’imagine ? »

Robin ne faisait pas dans la dentelle quand il parlait aux gens ; proches ou non, son cœur se livrait sans filtre à leurs oreilles et cette honnêteté compensait bien souvent la grossièreté de ses mots. Mais quand il n’était habité que par des sentiments sombres, c’était une autre paire de manche.
Il serra le poing plus fort pour canaliser l’énergie négative qui tendait son corps.

« Tu crois que tu peux m’enculer aussi facilement avec tes belles paroles ? C’est un peu tard, tu penses pas ? »

Il avait longtemps tut la peine qu’il avait ressenti depuis le bal de clôture du festival culturel, où Gabrielle lui avait appris ce qu’il se passait entre Ace et elle, et s’était longtemps menti à lui-même en mettant tout sur le compte de la tragédie qu’était un premier râteau amoureux ; mais ça n’était pas tout à fait ça, ou du moins pas uniquement.
Il y avait aussi en lui cette impression dégueulasse d’avoir été trahit par un ami qui, malgré que ses sentiments aient été étalés en place publique maintes et maintes fois, était allé lui voler dans son dos l’objet de ses désirs. Robin était peut-être naïf, mais même venant d’Ace et de ses principes bien à lui, il avait espéré mieux entre amis.
Cela étant dit, Gabrielle avait sa volonté propre et distincte de la sienne ; et parce qu’elle avait décidé en premier d’aller vers Ace au lieu d’aller vers lui, Robin s’était fermé dans le silence et avait reculé.
Les choses étaient un peu différentes désormais.

« Je m’en fous si elle décide de retourner avec toi tant que c’est ce qu’elle veut vraiment –mensonges, il ne s’en foutait pas, loin de là, mais c’était ainsi que Robin aimait : assez pour laisser les gens partir par crainte de les étouffer en les attachant à lui– mais arrête de parler comme si c’était ta chose et que c’était évident ! »

Arrête de prendre les gens pour acquis, voulait-il formuler sans en avoir les mots exact –et il ne pensait pas qu’à Gabrielle en disant cela.
Dans les gens, il y avait aussi
moi.

« Tu m'fous le seum Ace, t'es vraiment con, en fait. »

Robin s’était aussitôt senti coupable d’avoir craché sa colère de la sorte ; sitôt qu’Ace ait répondu, sans hausser le ton ni le dénigrer comme il s’y était attendu, il avait senti sa rage vaciller, soufflée par ce qui était peut-être sa plus grande peur
blesser quelqu’un –physiquement ou non.
Et c’était frustrant, de ne jamais pouvoir se sentir grand face à lui, les genoux constamment balayés par ses propres sentiments et l’affection trop grande qu’il portait au monde entier
à Ace, aussi, évidemment.

« Hm... Peut-être que tu as raison oui. Peut-être que je suis un ami vraiment terrible. »

Il haussa les sourcils, stupéfait car il ne s’y attendait pas, encore une fois.
Avait-il des aprioris si faux sur son ami ? Ou est-ce que celui-ci avait changé, récemment ?
Robin ne savait plus, et l’idée même de sa culpabilité gâchait le goût des excuses.

« Je suis désolé si ça ne te convient pas. Je ne sais pas comment gérer cela.
— Tu l’admets déjà, c’est une première… »

Robin était frustré, amer. Il avait emmagasiné toute cette colère et avait secrètement espéré pouvoir s’en décharger sur les épaules d’Ace mais il ne lui en donnait pas l’opportunité et il se trouvait là, penaud, les épaules basses et le regard troublés.

« J’aurais préféré que tu me mettes en garde avant de te moquer de moi et sortir avec elle sous mon nez, fit-il, les poins serrés par la peine qui l’agitait mais la voix plus calme. »

Tu sais Ace, si tu lui avais dit dès le début, il t’aurais laissé le champ libre sans broncher.
Parce que ton bonheur lui importe trop ; et parce que c’était toi qu’elle avait aimé en premier.

« Je sais pas quoi te dire non plus, Ace, tu fais chier sérieux… elles servent à quoi tes excuses si derrière tu refais tout comme avant, hein ? »

Je veux pouvoir te pardonner –alors donne m’en les moyens.

« Est-ce que ça te convient toi, même ? »

Un ricanement amer, ténu comme un soupir, lui échappa quand Ace évoqua le fait d’être moins bon en amour que lui –car il pensait tout l’inverse.
Robin savait aimer les gens, certes ; il n’avait pas vraiment d’explication au pourquoi du comment puisqu’aussi loin qu’il puisse s’en rappeler, il avait toujours aimé de la même manière –fort. Peut-être parce qu’il avait eu la chance, tout jeune, de trouver au moins une seule personne pour lui montrer comment faire. L’amour des autres était son garde-fou, son repère et son salut ; tant qu’il pouvait les aimer il ne se sentait pas encore être le monstre de violence qu’on l’avait déjà accusé d’être.
Mais faisait-il un bon amoureux ? Il en doutait. Il y avait toujours eu dans son amour quelque chose d’égoïste et désespéré.
Il se garda d’en faire part à Ace, cependant, et continua de l’écouter sans dire un mot. Un nouveau ricanement –un peu plus moqueur, mais un peu plus doux aussi– lui échappa alors qu’il songeait à quel point Ace pouvait être compliqué ; on pouvait presque entendre ses conflits internes rien qu’à sa façon de parler.
Quelques secondes s’écoulèrent dans le silence avant que Robin ne prenne la parole.

« Ace, fit-il simplement, le plus simple c’est de dire pardon, tu sais ? Et pas qu’avec moi... »

S’il voulait vraiment arranger les choses ; c’était le premier pas.

« Moi je suis désolé de t’avoir crié dessus. Il marqua une nouvelle pause, le souffle un peu pendu à ses lèvres. Et je te l’ai dit, si c’est toi qu’elle préfère, alors tant pis pour ma gueule. »

Sur ses lèvres un sourire maladroit.

« Alors euh…on est cool ? »