C’était avec un trac différent de la dernière fois que Robin s’était préparé pour le bal où ils s’étaient donné rendez-vous avec Gabrielle. L’excitation le rendait toujours un peu fébrile, mais c’était plus léger, moins assommant que le soir du bal de clôture du festival culturel, où l’idée même de devoir se retrouver seul à seule avec elle avait parfois suffis à faire tellement trembler ses mains qu’il en avait versé du jus de fruit à côté de son verre. Aujourd’hui, alors qu’il s’observait une dernière fois dans le miroir de sa chambre pour s’assurer qu’il n’avait pas encore abusé du gel comme un idiot, Robin se sentait plus confiant, et il n’aurait su dire si cela venait du fait que cette fois c’était elle qui lui avait proposé de venir, où si c’était lui qui avait grandit en deux mois.
Certainement un peu des deux à la fois.

Il prit une grande inspiration, ajusta une dernière fois son nœud à papillon autour de son cou –il en avait choisi un dont la teinte oscillait entre le bleu et le vert, mais si ça n’avait tenu qu’à lui il n’en n’aurait pas mis du tout car il ne trouvait pas ça très confortable– et bien plus satisfait de son apparence que la dernière fois qu’il avait mis un costume, il quitta sa chambre, les mains dans les poches, mais un grand sourire aux lèvres.

Une fois arrivé au foyer, l’adolescent ne retint pas un sifflement d’admiration devant le plaisir visuel qu’offraient à la fois la tête du buffet et la décoration de la pièce. Il mit un peu plus de temps à retrouver sa cavalière cette fois, car le monde qui les entourait n’avait rien à voir avec l’intimité du bord de la rivière ou de la fontaine du parc en pleine nuit, mais quand il croisa enfin le regard de Gabrielle qui venait de se redresser, il sentit son cœur tambouriner dans sa poitrine et son sourire se faire un peu plus béat.

« Bonsoir Robin, fit-elle alors qu’il s’approchait d’elle. T’es très élégant.
— Héhé, merciii, répondit-il de sa voix d’imbécile heureux avant de reprendre contenance en se raclant un peu la gorge. Toi aussi t’es super jolie ! Il se pinça les lèvres, les joues rosies, avant d’ajouter sur un ton un peu plus bas, Comme toujours, ahem.
— T’as entendu ça ? Ils ont interdit les contacts entre élèves…
— Ah ouais, c’est pour ça qu’ils distribuaient des gants à l’entrée, il remarqua avant de tirer de sa poche la paire qu’on lui avait donné en même temps que son masque et qu’il n’avait toujours pas enfilé. C’est débile, genre on va plus attraper la crève parce qu’on se donne plus la main ! »

À bien y réfléchir, s’ils voulaient vraiment la jouer sécurité anti-contamination contre l’étrange mal qui causait la perte des alices, alors autant acheter à tout le monde des combinaisons d’astronautes ; après tout ce n’était pas une pauvre paire de gant qui allait les empêcher de se faire éternuer dessus par accident.

« Qu’est-ce que tu veux faire ? On se pose dans un coin stratégique près du buffet ? »

Il avait dit ça sur le ton de la blague, mais la façon dont il louchait sur les petits fours ne laissait certainement place à aucun doute…

Il y avait des dissonances inhabituelles dans l’attitude de Gabrielle qui le renvoya immédiatement au souvenir encore tout chaud de leur rencontre devant la fontaine, sous la neige ; c’était plus subtile que cette fois là, mais toujours présent, le sourire ne brillait pas jusqu’aux yeux comme d’ordinaire, et Robin avait beau rougir de plus belle qu’elle s’accroche à son bras, cette pensée l’inquiétait en filigrane dans un coin de son esprit.
Gabrielle, pourquoi ces éclats éteints dans tes yeux ?

« J'dois t'avouer que j'ai pas super faim pour l'instant, je sais pas, j'me rends compte que je suis hyper nerveuse. »

Elle ne le regardait pas dans les yeux et retira sa main de la sienne un peu trop rapidement pour sembler naturel, et le jeune homme ne comprenait pas d’où lui venait cette nervosité qu’il ne lui avait encore jamais trop découvert –elle était à ses yeux l’inverse parfait de la timidité anxieuse, ça le travaillait.

« Désolée, je crois que c'est d'y aller avec toi qui me fait me sentir bizarre. Et toi tu m'impressionnes, t'as l'air beaucoup plus à l'aise que la dernière fo…! »

Robin cligna des yeux, un peu surpris, et laissa échapper un ricanement doux. Il ne pensait pas que ça se voyait autant cette nouvelle assurance qui avait éclot en lui ces derniers mois ; peut-être la seule chose positive qu’il avait tiré de son expédition secrète en mer avec la classe interdite. Après tout, après avoir bravé un danger pareil, pourquoi laisser un simple bal lui monter ainsi à la tête ?

« C’est vrai, il l’admit sans problème, sans bafouiller comme il le faisait d’ordinaire –Robin avait changé en bien peu de temps. En même temps vas-y, j’avais l’impression de jouer ma vie la dernière fois mdr, alors je suis nerveux là aussi mais après tout ça, bah… »

Tout ça.
Robin avait beau l’aimer de toutes ses forces, il ne lui en parlerait pas.
Il haussa les épaules et chercha le regard de Gabrielle tandis qu’il se risqua une fois de plus à glisser une mèche de ses cheveux derrière son oreille pour dégager son visage –c’était un geste tendre et timide qui lui venait naturellement avec elle depuis quelques temps.

« Disons que, ça m’fait moins peur, quoi. D’être avec toi, j’veux dire. »

Sans plus –simple relativisme sentimental induit par des épreuves forcées, et pourtant c’était si peu quand il se comparait aux rocs émotionnels que devenaient parfois certains de ses amis. Robin ne voulait pas s’empêcher d’être joyeux, embarrassé ou même triste, et de simples mots pouvaient encore très aisément peindre la plus sincère des émotions sur son visage.
Et pour ça, Gabrielle avait un certain talent, même quand elle en faisait trop.

« Moi aussi j’étais très impatient de te voir, fit-il avec un large sourire qui se fana légèrement sur la fin. Mais t’es pas obligée de faire semblant, tu sais ? Je veux pas que tu te forces pour me faire plaisir… »

Elle pouvait bien prendre l’air le plus espiègle du monde, il l’avait suffisamment observée pour remarquer les fausses notes dans sa partition.

« Tu veux aller prendre un peu l’air ? »

D’un commun accord, ils avaient laissé derrière eux les décorations de Noël, la musique et les valses pour se réfugier dans l’intimité calme de la nuit et du froid, à l’extérieur, là où les bruits semblaient assourdis par la neige et les souffles incertains prenaient des formes volatiles au bord des lèvres.
Gabrielle s’était avancée jusqu’à la rambarde pour s’y adosser, et Robin, lui, avait ralenti le pas, soudain nerveux de se tenir trop près d’elle, et aussi pour se laisser quelques secondes de paix pour la regarder.

« Je fais pas semblant. Il releva les yeux vers les siens et son cœur loupa peut-être un ou deux battements. Je suis vraiment très heureuse d'être là, avec toi ce soir.
— D’accord, fit-il avec un sourire à mi-chemin entre amusé et un peu dépité, je te crois. »

Il avait du mal à se dire que c’était possible, mais il voulait aussi faire confiance à ce qu’elle lui disait, alors d’une grande inspiration, il tenta de bâillonner ses insécurités pour laisser la vérité s’exprimer.

« T’excuse pas –il ne comprenait pas comment on pouvait ne pas être prévenant avec elle alors qu’elle méritait tout à ses yeux amoureux– moi non plus tu sais, j’ai trop pas l’habitude qu’on…qu’on s’intéresse à moi. Alors on est quittes, haha. »

Mais malgré ses efforts pour la rassurer, elle semblait toujours aussi tendue et un silence pesant s’installa jusqu’à ce qu’elle ne le brise enfin –et sa question fit ciller le garçon, un peu brutalement, comme si d’un coup il était de retour sur ce foutu bateau à y épuiser ses forces de peur que ses amis ne reviennent pas par sa faute.

« Ah, son visage s’était un peu fermé alors que les images lui revenaient, et un ricanement sans joie lui échappa. Oui c’est… ça arrive dans notre classe, parfois. »

Ça l’enrageait encore, d’ailleurs, qu’Eulalie ait été mêlée à tout ça.

« On peut pas trop en parler, et de toute façon ils ne nous disent que le strict minimum donc on sait jamais grand chose, mais ouais, on doit beaucoup utiliser nos alices et c’est…fatigant. J’ai passé presque une semaine à pioncer à l’hôpital pour récupérer, après ! »

Il avait ri par habitude, sur le fin de sa phrase, car c’était ainsi qu’il gérait ce qui était un peu trop lourd à supporter, mais ne mentait pas assez bien pour lui dissimuler ce que ça pesait sur ses épaules ; sans compter le poids mental de la responsabilité ressentie vis-à-vis des autres, et la culpabilité d’avoir potentiellement contribué à faire quelque chose de mal.

« T’en savais peut-être rien mais, ça m’a vraiment fait plaisir quand tu es revenue me parler. Il s’était avancé de quelques pas en prononçant ces mots. Je pense pas à tout ça quand t’es là, ça me fait du bien. »

C’était pour cette raison que Robin était réticent à lui en parler ; par altruisme d’abord, parce qu’il ne voulait pas qu’elle ait à partager ce fardeau avec lui, mais aussi par égoïsme, de la savoir en dehors de ces histoires, afin qu’elle puisse lui apporter la bouffée d’air frais dont il avait besoin.
Cette fois, ce fut à son tour d’attraper les mains de Gabrielle entre les siennes, et quand bien même il n’osait pas vraiment relever les yeux vers elle, la pression tendre qu’il exerça contre ses doigts fins et froids remplaçait –espérait-il– les mots du regard, que la voix ne disait pas.

« Merci du coup, d’être là. »

C’était dans une torpeur étrange que Robin avait laissé Gabrielle parler, buvant ses paroles sans l’interrompre un seul instant –le fait qu’aucun mot qui n’en vaille plus la peine que son silence respectueux ne lui soit venu aidait en ce fait– et lui qui se serait empressé de faire le pitre pour lui tirer des rires dès les premières larmes versées n’avait rien dit ni rien fait, comme s’il savait, au fond de lui, que ces larmes là, il fallait les laisser couler.
Lui aussi, étrangement, avait un peu envie de pleurer. Un peu par impuissance, un peu par émotion, un peu aussi parce qu’il sentait derrière les mots léger qu’elle essayait de lui faire parvenir des choses plus graves que ce qu’il aurait pu penser. Il se senti idiot tout à coup de l’avoir toujours idéalisée comme cette force de la nature qui ne tremblait jamais, et d’avoir peut-être sans le vouloir laissé peser sur ses épaules à elle le poids de ses idées reçues. Depuis quelques temps, il réalisait, doucement, que Gabrielle était bien plus complexe que la façade qu’elle lui avait toujours montré jusqu’à ce fameux soir devant la fontaine, et dans son cœur, Robin eu envie de s’excuser de ne contempler l’évidence dans son entièreté qu’aujourd’hui seulement.

Mais il ne trouva pas le temps qu’il lui aurait fallu pour trouver le courage nécessaire et les mots justes, alors que le voile trouble des émotions ébranlait sa réflexion déjà chaotique. Il senti les mains de Gabrielle lui glisser des doigts pour se poser sur ses joues, et c’était certes plus froid que ce qu’il s’était imaginé, mais infiniment plus doux
–salvateur.
Elle n’avait certainement pas idée de l’ampleur du cadeau qu’elle venait de lui offrir dans ce simple baiser.
Un peu abruti par le choc, il n’avait même pas pensé à s’impliquer à son tour dans l’embrassade, se contentant de fermer les yeux plus par réflexe qu’autre chose, et quand Gabrielle se retira, c’était un peu comme si on venait de lui couper le souffle –ironique alors qu’il s’était arrêté de respirer dès que leurs lèvres s’étaient effleurées. Dans un geste un peu désespéré, il la retint par la taille, l’esprit confus entre l’envie de se jeter sur ses lèvres comme dans une comédie romantique et l’envie de se laisser noyer dans ses azurs larmoyants, et si elle n’avait pas repris la parole, brisant de nouveau le silence qui ne faisait qu’intensifier son affolement amoureux, Robin se serait peut-être arrêté de fonctionner tout simplement, comme un automate en surchauffe.

« Je…euh pfiou –les mauvaises habitudes le rattrapaient aussitôt qu’il sentait son cœur s’emballer de trop et le voilà qui se remettait à trop parler pour ne rien dire, un rire gêné dans la voix, quitte à ébranler un peu la perfection du moment– C’était si terrible avec Ace pour que mes conneries te fassent cet effet là ? »

Il grimaça aussitôt, persuadé d’être rentré dans le mur avec sa remarque de mauvais goût que le stress et la confusion l’avaient poussé à prononcer.

« Attends non, fit-il alors avant même de lui laisser le temps de répondre, c’est pas ça que je voulais dire, je suis trop con. »

Il prit une grande inspiration, et se laissa une nouvelle fois aller au risque de lui dévoiler son cœur à nu, sans fioritures embarrassées pour s’en dédouaner
–il devait les assumer comme il le fallait ces sentiments là.

« Je t’aime. »

Il ne lui avait pas redit depuis le soir du bal, et c’était comme si chaque fois qu’il se répétait, une émotion nouvelle venait accompagner ces trois mots. À la fébrilité de la dernière fois s’était substitué une sérénité et un bonheur qui gonflaient son cœur et étiraient des rires dans sa voix.
Apaisé, il vint d’une main essuyer les joues humides de Gabrielle et se pencha vers elle pour l’embrasser à son tour d’un baiser chaste et que la timidité rendit bref, enserrant sa taille avec son autre bras pour la rapprocher de lui un peu plus –même si ça n’était jamais assez.

« Je sais pas si je suis aussi bien que t’as l’air de le penser mais je veux te rendre heureuse comme tu me rends heureux moi. Il déglutit difficilement, les yeux plongés dans les siens et son désir lui hurlant de l’embrasser à nouveau. Alors toi tu peux me demander ce que tu veux. »