Ils avaient prévu ça tranquillement, après les cours.

Un sourire, quelques mots échangés. Dessiner ensemble, parce qu’il lui fait penser à elle. Prendre le temps de partager sa passion avec cet adolescent silencieux, l’entraîner dans son monde, découvrir le sien.

Parce que Derek est un petit peu d’elle … Et elle est un petit peu de Derek.

Son innocence et sa douceur caressent son esprit, lui donnent envie de sourire. De le serrer contre elle, pour lui dire qu’il ne faut plus s’en faire, que tout ira bien. Mais Mia se contente de rester près de lui, de partager autant de moments que possible avec lui, pour ne pas qu’il se sente seul.

Guillerette, elle a prévu tout le matériel nécessaire pour s’installer au cœur des grands parcs. De quoi s’installer confortablement, tous les deux adossés contre un arbre, pour simplement esquisser quelques traits sur des pages vierges.

Un plan simple, pourtant efficace, qui leur offrirait une après-midi chaleureuse.

Les rayons du soleil inondent le parc d’une lumière agréable, sans le faire surchauffer. C’est une journée douce, Mia en a profité pour enfiler une robe claire, avec des dentelles sur les épaules. Ses petites chaussures roses, son béret de la même couleur, elle déambule tranquillement, dans l’attente de son partenaire du jour.

Son visage s’illumine lorsqu’elle le voit, au loin. Il a toujours l’air un peu dans son monde. Un univers calme, paisible. Ou peut-être autre chose ? Une tempête enfermée au cœur d’un être placide en apparence, explosif en réalité.

Mia lui fait un grand signe de la main.

« Derek ! »

Une vague de joie la transporte alors que ses prunelles le détaillent un peu plus. Derek, le garçon silencieux de la classe E.

De Mia émane son éternelle odeur fleurie. Avec son pouvoir, pas besoin de parfum, surtout avec un tel manque de contrôle.

Elle s’approche.

« Comment vas-tu ? »

Toujours d’aussi bonne humeur.

Elle pointe du doigt le coin qu’elle a repéré pour leur journée.

« On ira là-bas ! J’ai ramené tout ce qu’il faut pour dessiner, au cas où il te manquerait du matériel ou quelque chose. »

Son sourire s’élargit. Dessiner est une passion. Dessiner à deux est un partage.
Qu’est-ce qui pourrait leur arriver de mal, finalement ?
Toutes les étoiles sont alignées. Toutes, ou presque.

Sa voix douce caresse ses oreilles.
Il est doux, Derek.
Il est une toile aux couleurs claires. Du bleu, du blanc, un peu de mauve, un peu de gris. Froide, en apparence, pourtant tellement rassurante.

Mia l’observe avec un sourire d’autant plus grand. Il est doux, Derek. Elle a envie de lui caresser la joue et lui répéter que ça va aller.

« Je vais bien ! Comme toujours ! »

Parangon de la joie et de la bonne humeur. Une toile rose, orange, aux couleurs du Soleil. Mise à côté de Derek, elle rayonne. Leurs couleurs se complètent, s’animent les unes les autres.

Ils se suivent jusqu’au coin de Paradis, là où les dessins pourront commencer. Leur âme artistique pourra s’échapper de la meilleure des manières. Un moment de partage, au calme. Une des activités préférées de la brune. Une des plus calmes, aussi, qu’elle est certaine de pouvoir partager avec l’adolescent. Il n’est pas du genre à courir partout, ni à sautiller pour encourager les équipes sportives. Mais il est là. Et, à sa manière, il illumine sa journée.

« D’accord ! S’il faut, on partagera. Ce sera super ! »

Radieuse, son sourire fait comme un croissant de lune.

Leurs pas les mènent à travers les parcs. Derek fait la conversation, à sa façon, avec une question qui paraît parfaitement anodine, voire bateau. Mia hausse les épaules. Elle sait qu’au fond, lorsqu’il s’intéresse à quelque chose, il s’y intéresse réellement. Ça paraît nul, mais c’est bien davantage que beaucoup pourraient obtenir de sa part.

« Après avoir dessiné avec toi, hum … J’aimerais aller manger une glace ! Ou une crêpe ! Le soleil revient enfin, il faut en profiter ! »

Mia tourne la tête pour observer Derek. Du bout de ses lèvres ne tombera jamais l’invitation.
Jamais, parce qu’un événement perturbateur vient se mêler à la danse.
Ça paraissait si simple, pourtant, si idyllique.

Mais il a fallu que le gros lourdingue s’en mêle.
Enfin, gros, non, parce qu’il est juste plus grand et un peu plus large que Mia.
Mais ça suffit à la faire tomber quand ils se cognent l’un contre l’autre.

Elle atterrit sur les fesses, lève le nez, les joues rouges.

« Ah, je suis désolée, vraiment ! »

Mia se relève, remet sa petite robe en place. Le garçon la toise. Il est sûrement plus âgé qu’elle.
Il sent mauvais. Une puissante odeur de transpiration. De la … transpiration ?
La brune le regarde un instant : aucune auréole, pas de sueur, rien. C’est simplement l’odeur qu’il émane. L’odeur de la domination ? L’odeur de sa supériorité ?
Il la regarde de haut, la laisse se relever. Ce n’est pas elle, qui l’intéresse. C’est le gringalet à ses côtés.

Il la contourne, s’approche de Derek. Mia crispe les mâchoires. Ça sent pas bon.

« Bah alors, minus ? On protège pas sa petite chérie ? »

La brune vire au rouge tomate. Chérie ? Chérie ? Comment ça, chérie ?
Il lève un doigt, fait une pichenette sur le front de Derek.
Mia reste abasourdie un instant.
Sa petite chérie ?

À côté, Derek fait face au colosse … Et il n’a pas l’air de vouloir le lâcher.
Il faut que Mia se reprenne. Elle ne peut pas laisser faire.
Jusqu’où ira-t-il ?

Ça lui fait mal.
Comme un coup de pied dans les côtes.
À terre, silencieuse.
À terre, spectatrice de son monde qui s’écroule.

Le grand balèze n’est pas content. Il toise Derek, pauvre Derek, fébrile Derek.
Et Mia, elle aime pas ça. Elle aime pas regarder sans rien dire. Elle aime pas quand ils embêtent Derek. Parce qu’il est gentil, Derek. Il est doux. Il mérite pas qu’on lui tombe dessus, qu’on le titille. Il mérite pas que le loubard vienne le titiller comme ça, parce qu’il a rien fait. Il a juste été victime de la maladresse de Mia. Et Mia, elle aime vraiment pas ça.

Ça lui fait mal, vraiment mal. Elle a l’impression qu’il lui tape dessus quand il lui parle aussi mal. Pourtant, ils ne se touchent pas, ils se toisent l’un et l’autre, le grand très content de savoir qu’il écrase Derek.
Mia se mord la lèvre. Non, non, Mia n’aime pas ça.

Ses mains se cramponnent à ses hanches, serrent les os, broient la peau. Elle lève les yeux, fixe les deux garçons tour à tour.
Dans le silence pesant, un basculement.
C’est inaudible, invisible. Mais ça sent fort.
Ça sent le brûlé.

Ses prunelles topazes se déposent sur un Derek courageux, qui veut la protéger coûte que coûte. Mais il n’a pas à encaisser pour une bêtise de Mia. Elle doit remettre le monde en place. Envoyer chier l’autre relou.

L’esquisse d’un sourire sur son visage. Une caresse sur la main, l’avant-bras de Derek.

« Non. »

Sec, déterminé. Elle ne partira pas. Pas maintenant, ni jamais, en fait. Parce que Derek ne sera plus jamais seul tant qu’il y aura Mia. Même si, pour ça, elle doit manger le sol. Même si, pour ça, elle doit avoir la tête foutue dans l’herbe, à en avoir la peau verte. Peu importe. Sa dignité n’existe plus. Sa petite taille non plus.
Dans le monde de Mia, il n’y a plus rien. Rien de plus que Derek et l’autre moche.
Et cette désagréable odeur de brûlé.

« Toi, là. »

Peu de syllabes, peu de mots. Une rage sourde, qui ne la fait pas encore basculer du côté du bégaiement. Mais elle le sent. Elle sent son cœur dans ses tempes, sa colère dans sa poitrine. Elle sait que ça va basculer, qu’elle sera ridicule. Mais elle ne peut pas se laisser faire, ni se laisser abattre.

« Dégage. »

L’étudiant baisse le nez, regarde la môme. Elle pue. C’est bizarre, qu’elle sente fort comme ça. Comme si elle cramait intégralement, alors qu’elle ne brûle pas. C’est étonnant.
Et dans cette odeur s’y mêlent deux autres. La transpiration, d’abord. Puis le froid. Une odeur froide. Comme un hiver. Il cille, ne comprend pas.

« Tu veux quoi, la naine ? »

Mia le fixe, ne démord pas. Elle a les chevilles, les mains qui tremblent. C’est mordant, brûlant. Ça lui fait mal, mais ça ne l’empêche pas de prendre le taureau par les cornes. Mia ne faiblira pas.

« Je veux que tu d-d-dégages. »

Ça glisse. C’est douloureux pour son ego. C’est pire qu’un coup de pied dans les côtes.
C’est Mia, à terre, face à ses faiblesses, face aux forces de son adversaire. C’est tout le courage qui l’habite, l’adrénaline qui pulse dans ses veines. Pour protéger Derek.
Sa main vient chercher celle de son camarade, qu’elle serre sans s’en rendre compte. Ça lui permet de reprendre une contenance. De sentir son cœur, dans sa paume, qui décélère au fur et à mesure.

« Tu comprends ? Je veux que tu … » Elle inspire péniblement. « Que tu t’en-t’en-t’en-t’en ailles ! »

Le dernier mot tombe comme une évidence, plus fort que les autres.
Le grand éclate de rire.

« Ah, d’accord, mauviette. Que je-je-je-je-je m’en aille, hein ? »

Les odeurs explosent, deviennent virulentes pour l’odorat. Les narines de Mia la piquent. C’est de pire en pire, c’est incontrôlable. Elle va lui mettre un pain, ou quelque chose. Ça ne restera pas comme ça.

Mais non. Parce qu’il fait volte-face. Il les a ridiculisés, il a réussi.

« Allez, j’vous laisse hein. »

Mia baisse les yeux, lâche la main de Derek. Son cœur fait toujours le marathon, elle a toujours l’impression que le sol va se dérober sous ses pieds, mais leur agresseur est parti.
Il les a laissés, seuls face à leur faiblesse.
Ce constat la tue, endort la colère, éveille la peine. Les joues rouges de colère, les yeux brillants de larme, l’odeur de brûlé laisse place à celle de l’océan. Un instant de flottement, pendant lequel Mia reste interdite. C’est terrifiant, quand même, d’être aussi faible.

Mais leur agresseur est parti, c’est tout ce qui compte.
L’océan disparaît, les fleurs reprennent leur place.
Elle fait volte-face.

« Il est parti ! »

Un grand sourire, large jusqu’aux oreilles. Mia est redevenue Mia.
Mais à quel prix ?

Des larmes.
Là où il ne devrait y avoir que des sourires, il y a des larmes.
Ça lui brise le cœur.

Derek est si beau, si doux. Pourquoi pleure-t-il ?
Ils n’auraient rien pu faire contre leur agresseur. Même en donnant le meilleur d’eux-mêmes, que font deux crevettes contre un aussi gros bourreau ? Il lui aurait suffi d’un bras pour les maîtriser tous les deux. Au fond, il est parti, peu importe la honte, non ?

Pas les larmes, pas les larmes.

Il cache son visage, se réfugie derrière ses mains pour ne plus contempler sa faiblesse.
Mia a mal. Il y a le trou béant dans sa poitrine. L’impression que son monde s’écroule.

« Derek. »

Son visage se tord sous la grimace. Peinée, la brune l’observe se confondre en excuses. Il n’y est pour rien. Il n’a rien fait, mais qu’aurait-il pu faire ?
Pourquoi continue-t-il de se flageller comme ça ? Pourquoi ne sourit-il pas ?

Mia traverse l’espace qui les sépare. Arrivée à sa hauteur, elle se saisit de son poignet, pose une main délicate sur sa peau. Il est si fragile. Si doux. Si beau.

« Ne pleure pas. »

Un sourire sur ses lèvres roses. Il ne faut pas qu’il pleure. Jamais.
Derek est une toile aux couleurs pastels, rassurantes. Il est cette lumière chaleureuse, semblable au soleil, qui donne envie de sourire.
C’est Derek. C’est une œuvre d’art à part entière.
Et quand il pleure, il s’écroule. Il embarque toutes ces belles couleurs, les noie sous des tons sombres, froids. Alors qu’il pourrait rester rayonnant, magnifique.

La main de Mia remonte doucement, attrape celle de l’adolescent. Elle la tire délicatement, pour dévoiler son visage. Son sourire s’affirme sur son visage.

« Tout va bien, tu sais ? »

Un nouveau pas, pour s’approcher un peu plus de lui. L’odeur de fleurs se renforce. Elle est plus douce. Un parfum discret, celui d’une rose.
Ne pleure pas, Derek.
Du bout des doigts, Mia vient chercher la deuxième main. Elle pose la sienne dessus, sans chercher à la bouger. Il ne doit plus pleurer. Les larmes tachent son visage.
Il est beau, quelle que soit l’expression qu’il arbore. Mais il est si fragile, maintenant. Si déboussolé. Et il est persuadé d’avoir raté quelque chose. Alors qu’il n’a rien raté, au contraire.

« Tu as fait ce qu’il fallait. »

Derek, Derek, Derek.
Mia lâche les deux mains, passe ses bras autour de ses épaules, les monte derrière sa nuque. Elle enlace l’adolescent, alors que son cœur accélère brusquement. Elle inspire, expire. Il sent l’océan. Il sent la marée. Salée, froide. Agréable, mais triste. Lointaine. Elle pique les narines, perturbe l’odorat.
La brune pose sa tête contre celle de Derek. Inspirer. Ne pas paniquer. Ne pas lui donner une raison d’être mal à l’aise, pas une de plus. Pas encore.

« Merci d’être là. »

Le parfum de Mia se modifie, devient celui d’une barbe-à-papa. Le sucre, à pleine puissance, alors qu’elle sent que son cœur réalise son plus grand marathon.
Elle pourrait rester là des heures.
Elle pourrait le garder contre elle encore et encore, sans jamais se lasser. Sa peau, sa douceur.
Derek, Derek, Derek.
Tout pour qu’il ne pleure plus jamais.