regrets inavoués

Derek n'hésite pas un seul instant : il dépasse le banc pour se diriger vers l'ombre d'un arbre. Il a toujours trouvé l'herbe plus confortable pour les activités artistiques. Armé de son cahier déjà entamé et de quelques crayons, il s'assoit et commence à matérialiser le paysage qu'il a en tête.

Absorbé par son dessin, il ne remarque d'abord pas la silhouette qui s'approche doucement vers lui, mais est déconcentré par un bruit de caillou qui crisse sous la chaussure. Étonné qu'on l'aborde, il relève la tête et hésite quelques secondes avant de croiser ses yeux.

Lorsqu'il réalise qui se tient devant lui, il ferme son carnet d'un claquement sec, ayant horreur que les gens regardent ce qu'il est en train de faire - et plus particulièrement si c'est lui. Derek ignore ses commentaires, s'agace de la surprise qu'il feint.
Il ne veut plus s'ouvrir à lui, il refuse de sentir à nouveau la détresse qu'il avait éprouvé lorsque ce dernier l'avait abandonné, lâché sans ménagement.

Et le voilà, sorti de nulle part comme un diable de sa boîte.

— Carl. Qu'est-ce que tu me veux ?
D'ordinaire détachée, la voix est inhabituellement froide.

Mais il y a plus de tristesse que de rancune dans son cœur, et plus de peur que d'amertume.
Le regard s'attarde quelques instants sur son visage, ses cheveux impeccablement coiffés et son air toujours légèrement condescendant.

Puis il détourne le regard, craignant de laisser les regrets l'envahir.

Il a cru à ses belles paroles. Et lorsque Carl l'a laissé, il a longtemps attendu, longtemps espéré, longtemps cru qu'il changerait d'avis et retournerait à ses côtés.
Il lui a fallu un certain temps avant de réaliser qu'il l'avait définitivement abandonné.

— Cesse de plaisanter. Comment peux-tu faire comme si de rien n'était ?

Derek le sait, qu'il est faible et fragile. Il comprend parfaitement qu'on puisse se lasser de lui mais il avait à l'époque sincèrement cru que Carl resterait, qu'il l'accepterait comme il était.

Mais ça n'a jamais été le cas.

Alors il avait appris,
à respirer sans souffrir,
rêver puis disparaître,
son cœur désabusé n'osant plus s'ouvrir aux autres.

regrets inavoués

Le visage impassible, il se crispe néanmoins face à sa réaction - son manque de sérieux et son sarcasme ne lui avaient pas manqué.
C'est qu'à l'époque il aurait tendrement ri de sa petite comédie
- on appréciait voir l'ego déborder sous forme de taquineries.
Derek soupire, las et contrarié de le voir tourner autour du pot. Il retire doucement son pied coincé sous la chaussure du brun - plus par principe que par réel agacement.

— Arrête de faire comme si tu ne te souvenais pas... Dis plutôt que ça t'arrange de faire comme si de rien n'était.

Il aurait préféré ne rien dire, se lever et partir, pour l'ignorer mais il en est tout simplement incapable ; il se triture inconsciemment les mains, les doigts tremblent sous l'incompréhension de le voir se tenir devant lui, sans honte et nonchalant.

— Tu n'as pas été exécrable. Mais tu n'as pas non plus rien à te reprocher.

Ce n'est même pas dans les yeux qu'il le regarde, les siens sont perdus dans le vague en repensant à cette période difficile. Carl était là, on s'en souvient, mais on se rappelle également de son départ, de son absence après tous ces événements. Il s'était éloigné du jour au lendemain, sans aucune explication. Le collège est la période la plus ingrate, hypocrite et disgracieuse de la vie des hommes ; mais si Derek avait réussi à passer outre, c'est parce qu'il avait eu la chance de se trouver avec le brun. Il s'était abandonné à lui, l'avait quasiment idolâtré dans le temps, lui qui savait se montrer fort et assuré : ses vains efforts pour le retenir n'avaient rien changé. Carl resplendissait de loin et restait inaccessible.

— Je répète... Qu'est-ce que tu veux ? Pourquoi tu viens me voir maintenant ? Après tout ce temps ?

Des questions qu'il lance avec un peu de désespoir, sachant déjà que le plus âgé n'y répondra pas ; il détournera la conversation, évitera le sujet, comme il l'a si bien fait il y a quelques instants.

— Est-ce que tout ça... C'était vraiment faux ?

Parce qu'il ne peut se résoudre à complètement effacer leur vieille amitié de sa mémoire, parce qu'il n'arrive pas à le détester malgré ses actes
- mais on n'est pas encore prêt à pardonner.
Derek aurait préféré ne jamais le retrouver, ne jamais le revoir : et s'accrocher aux souvenirs qu'il chérissait - avec Carl à ses côtés.
C'est la poursuite éternelle et amère d'une chimère, on préfère fuir la réalité et le fait qu'il l'ait abandonné et jamais vraiment apprécié.

Il ne veut pas de regrets inutiles, il refuse de se laisser encore happer par une fausse affection ; il a peur d'une nouvelle séparation, plus déchirante que la précédente.

regrets inavoués

Il ignore sa remarque qui sonne comme un reproche - lui, rancunier? Qui ne le serait pas après avoir été abandonné sans raison? Derek est agacé par son attitude égoïste, ses explications vides de sens et la manière dont il lui parle
- comme s'il exagérait, tel qu'il l'avait dit plus tôt.

L'air renfrogné, il l'écoute à nouveau sans l'interrompre, le visage se fermant de plus en plus au fur et à mesure que Carl parle. D'abord silencieux, il plante son regard dans celui du plus âgé avant de lui répondre.

— Alors pourquoi être resté à mes côtés pendant si longtemps, si tu n'étais même pas attaché ? Il y a des dizaines, des centaines d'autres personnes bien plus intéressantes, plus divertissantes que moi.
Alors c'était quoi, au final ? De la pitié ? Du dédain ? Ou parce que ça t'amusait de te savoir supérieur à moi ?

Le ton a beau monter légèrement, Derek ne crie jamais - même quand ses pensées lui hurlent de le faire, que ça lui permettra peut-être d'étouffer la douleur qu'il a au cœur ; il se retient malgré cela, refusant de se laisser emporter.
C'est toujours d'un œil admiratif qu'il l'avait regardé, mais le Carl qu'il avait devant lui n'avait plus rien d'exceptionnel ; et le regard se fait froid à présent.

— Est-ce que tu as déjà cherché à essayer de me comprendre, au moins ? Non, évidemment, parce que tu es incapable de penser à quelqu'un d'autre que toi. Et je suis certain que c'est encore le cas aujourd'hui.
Le pire dans tout ça, c'est que même si tu prenais la peine d'essayer, tu ne pourrais pas.

Lui ne connaissait pas cette sensation continuelle d'angoisse, ce que ça faisait d'aller en cours la peur au ventre, en priant pour qu'il ne lui arrive rien de plus grave que des moqueries et quelques coups bien placés. Non, le garçon tremblant n'avait absolument rien en commun avec Carl : et la différence était d'autant plus flagrante à l'époque. Son ami l'avait pris sous son aile mais plus Derek y repensait, plus il réalisait qu'en effet, il n'y avait jamais rien eu de réciproque. C'était le fort qui protégeait le faible, le populaire qui confortait le laissé pour comptes, le manipulateur qui mentait au naïf. C'est qu'ils n'avaient rien à faire ensemble, et ce depuis le début.

Il y a un peu trop de peine, de colère et de regrets qui se bousculent en lui, il ne sait plus quoi dire ou quoi penser alors c'est sans trop réfléchir qu'il lui déballe ce qu'il a sur le cœur les yeux brillants de larmes.
Derek ne le regarde plus et préfère se détourner, encore plus blessé et humilié après avoir réalisé le sens de ce que lui disait son ancien ami.

— Même si tu t'en fichais, moi... J'avais besoin de toi.
À ce moment-là, je... J'aurais donné n'importe quoi pour que tu restes. Même si c'était par pitié ou mépris.
Incapable de ravaler ses sanglots plus longtemps et honteux de se montrer ainsi face à lui, il se relève à moitié après avoir fondu en larmes, tantôt en train d'essuyer les gouttes salées de sa main pâle, tantôt en train de chercher à tâtons ses crayons éparpillés dans l'herbe.

Il voulait fuir, s'éloigner de cette personne et ne plus ressentir cette amertume en repensant à leur passé
- cette douleur insupportable, il était persuadé d'être le seul à la ressentir.