sweet melody

Un léger retard, qu'un adolescent normal n'aurait pas trouvé alarmant ; mais Derek avait déjà commencé à se mordre l'ongle du pouce, et l'anxiété commençait à monter progressivement, sombre poison froid se déversant dans ses veines, les glaçant avec une facilité effroyable.

Ou bien était-ce lui qui était arrivé trop tôt ?

Quel soulagement lorsqu'il la voit passer le seuil de la porte
- à peine arrivée qu'elle le taquine déjà.
Il ignore sa boutade, rassuré de l'entendre, elle et son ton espiègle couleur vert sombre.
— J'ai fini un peu en avance. Je suis arrivé il y a cinq minutes.
Comme d'habitude, il passe sous silence ses inquiétudes -comme il se sent ridicule en repensant à la façon dont il avait commencé à paniquer.
Derek ne sait pas trop comment il a pu s'attirer les faveurs de ce bout de femme de 19 ans, mais il apprécie sa grâce délicate, son élégance évidente lorsqu'elle se mouve, son esprit aiguisé et son calme apparent.

Car il sent parfois qu'il y a quelque chose en-dessous de cette paix qu'elle montre avec tant d'efforts, une certaine tension ou un chaos dissimulé que Derek a peur de découvrir.
Alors on ne parle pas des mains qui se crispent, on oublie les faux sourires pour préférer profiter du temps présent
- qu'il apprécie particulièrement.

— Il ne s'est rien passé de spécial. Je vais bien.
La voix reste neutre malgré les paroles apparemment froides - mais il ne sait pas communiquer autrement, et ne ressent aucun désir de se quereller avec elle. Mais elle a dû s'habituer à son air impassible lorsqu'il s'agit de parler de lui.

— Et toi ? Prête pour aujourd'hui ?
Son regard dérive vers la petite pile de livres par terre, contenant certains titres qu'il affectionne particulièrement ; d'autres moins, mais il avait alors pensé aux goûts d'Eveleen et non aux siens, en espérant qu'ils lui plairaient.

Derek saisit Les Fourmis et lui tend. Si elle préférait les polars, le reste de sa pile en contenait quelques-uns.

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Avec patience, il l'observe sortir ses affaires. Des boissons et une boîte, sans doute remplie de nourriture - il espère que ce sont des douceurs.

— De rien. Je pourrai te passer la suite si tu l'aimes.

Il prend le temps de réfléchir avant de lui répondre, car il a toujours été difficile pour lui de choisir un seul genre favori, une seul livre préféré, un seul auteur à suivre.
— J'aime les romans en général... Fantastique, d'aventure ou d'amour.  
Les polars, aussi. S'ils ne font pas trop peur.
Il pouvait lire de tout tant qu'il appréciait la plume de l'auteur ; à l'exception des livres d'horreur, si Derek voyait un bouquin, il le finissait dans les jours qui suivaient, ou les heures s'il n'avait plus rien à faire. Il fait partie de ces lecteur rapides et complètement absorbés par leur récit, oubliant le monde qui les entoure, ne réalisant même pas qu'on leur parle.

Eveleen est celle qui l'a aidé, dans un moment de pure terreur où il ne parvenait plus à respirer - mais ce n'est pas par pitié qu'elle reste près de lui. Et il ne peut qu'apprécier son affection ; même s'il pense qu'il ne mérite pas autant d'attention.

Alors il tolère les taquineries, aime sa présence simple et son ouverture d'esprit : il s'attache bien vite et bien fort.
Il détourne le regard vers le piano imposant trônant au milieu de la pièce, et il s'enivre des mélodies couleur ébène qu'il a déjà en tête.

— Tu voudras faire un peu de piano ?
On donne des cours à ceux qui le veulent par gentillesse, mais pour Eveleen c'est par gratitude et par besoin de se racheter. Si c'était les sentiments qui dominaient au début,  Derek le fait maintenant avec plaisir.

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Parce qu'il a toujours été faible face à l'affection des autres, qu'elle soit sincère ou non ; il est incapable de faire la différence entre les bons et les mauvais - et ce n'est qu'au moment de l'abandon qu'on regrette de s'être laissé avoir.

Et pourtant il a toujours recommencé ; les barrières cèdent encore et encore et inévitablement, on finit blessé.
D'un autre côté, il espère sans cesse que certains finiront par l'accepter s'il leur en laisse la possibilité ; c'était le cas avec Eveleen, malgré le fait qu'il tentait d'atténuer la tendresse qu'il avait pour elle, par peur de souffrir si jamais elle se lassait de lui.

Les yeux se plissent, n'osant pas totalement sourire.
— S'il y a récompense à la clé... C'est d'accord.

Mais qu'on lui donne quelque chose en échange ou pas, Derek appréciera toujours de jouer quelque chose ; il laissera ses doigts fins se balader sur les touches noires et blanches, vivant avec la musique, seule consolation avec laquelle il se sent confiant. Intouchable et infatigable, il a toujours du mal à s'arrêter de jouer
- parce que la musique est vie, et tant qu'elle résonne rien ne meurt
il n'y a pas de silence plus déchirant que lorsqu'elle s'arrête.

Il va s'installer sur le siège, réfléchit quelques instants à ce qu'il va jouer, les mains suspendues au-dessus du clavier.
— Clair de Lune, ça te va ?

L'intensité émotionnelle qui se dégage de ce morceau ne pourra jamais lasser le pianiste, qui se met à le jouer. Cinq minutes plus tard, il s'arrêtait, déjà déçu que cela soit terminé.

Il se tourne avec lenteur vers sa camarade plus âgée.
— Alors ? J'ai le droit à mon salaire ?
Esquissant un sourire en même temps qu'il lance un regard à la boîte dont le contenu lui fait envie, il attend patiemment qu'elle le dédommage.

— Je pourrai te l'apprendre, si tu veux. J'amènerai des partitions la prochaine fois.
Parce qu'il les oublie souvent Derek, ces bouts de papier recouverts de portées : une fois qu'il les a étudiés en détails, il n'en a plus besoin pour jouer. Il oublie souvent qu'elles sont nécessaires pour ceux qui veulent apprendre.

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On saisit la récompense si longuement attendue, satisfait du panel de choix qui s'étend dans la boîte.

— M-modèle ?? Ne dis pas n'importe quoi.
Il ne put s'empêcher de rougir sous la gêne de sa remarque - on se dit que c'est sûrement une taquinerie, ou une idée farfelue tout au plus.
Puis la question sur l'avenir se fait entendre et l'expression de Derek s'assombrit légèrement.

— Non... Je n'ai pas vraiment d'idée. On m'a toujours dit que si j'étais bon en tout, ça m'ouvrirait beaucoup de portes. Et comme je suis le benjamin de la fratrie, j'ai plus de choix que mes aînés qui vont sûrement s'occuper des affaires de la famille, mais...
Je suis incapable de me décider pour le moment.

Cette soi-disant famille qui n'en portait que le nom ; à l'intérieur c'était chacun pour soi, on se bat pour vivre
ou on ne vit pas si l'on n'en trouve pas la force.

Derek tremble à l'idée de revenir vivre dans la résidence principale de ses parents : il n'existe en réalité pas vraiment de loi du plus fort mais il règne une telle indifférence, un tel mépris entre les membres de sa famille qu'il ne supporterait pas de retourner là-bas, même pour une journée. On se jauge avec dédain, voire de l'aversion. Il est terrifié par le fait de quitter l'académie et les gens qui s'y trouvent, ses seuls véritables repères dans la vie. Y renoncer et partir ça signifie quitter ce qu'il a toujours connu et aimé du plus profond de son cœur : et jamais il ne pourrait trouver une autre pensée plus angoissante, plus affolante que celle-ci.
— C'est pathétique, n'est-ce pas ?

Le jeune lycéen lâche un soupir, avalant une confiserie. Il joue un peu avec le papier avant de le mettre dans sa poche, tout en réfléchissant à des morceaux à la consonance joyeuse - aux teintes bleues, rouges et violettes.

— Oui, je connais Danses Hongroises! Je n'ai jamais essayé de le jouer... Ça doit être sympa.
Ce morceau a toujours sonné rouge et magenta à ses yeux. Derek en apprécie les couleurs, la force et l'intensité. Mais il est loin d'être facile et il lui faudrait beaucoup d'entraînement pour arriver à le jouer de manière convenable.

— Sinon... J'aime bien les Quatre Saisons. L'Été et le Printemps sont vraiment jolis, même si je préfère quand c'est joué au violon.
Parce que peu importe à quel on peut perfectionner une version différente, jamais on ne pourra atteindre le niveau de l'original : Derek y croyait dur comme fer.

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Derek saisit une nouvelle douceur et croque dedans en écoutant son amie, peu convaincu par son discours. Le bruit du bonbon qui se brise entre ses dents lui fait voir un joli rouge parsemé d'orange, et il lâche un sourire avant de lui expliquer qu'il n'a pas autant de liberté qu'elle.

— Je ne pense pas que le fait que ça me plaise ou non importera beaucoup... Si jamais ça ne satisfait pas mes parents, je ne pourrai pas le faire, c'est tout.

Absents depuis des années, ils n'ont jamais été là pour lui et pourtant, ils se permettaient de lui dicter sa vie, même à des milliers de kilomètres de là ; il leur fallait absolument le contrôler, le manipuler comme ils en avaient envie,
cet enfant non désiré.

C'était son châtiment pour être né alors que son existence n'avait pas été souhaitée ; maintenant qu'il était là on le méprisait du mieux qu'on pouvait, en l'éloignant le plus longtemps possible.

Et c'est un léger rire qui s'échappe de sa gorge, émanant la tristesse de ne pouvoir altérer son destin ; de réaliser qu'on n'a pas vraiment le choix malgré les efforts qu'on fait.

— ... Je n'ai pas vraiment mon mot à dire là-dessus.

Quelle est l'importance d'avoir le choix après tout, si l'on est incapable de se décider? Lui jouissait d'une fausse liberté, et bien qu'elle soit artificielle, il l'appréciait ; et préférait en profiter pendant le temps qui lui restait. Une fois qu'il aura terminé sa scolarité ici, alors il retournerait auprès d'eux - et il n'était pas encore sûr s'il était prêt à le supporter.

— Ne t'excuse pas, Eveleen. Ça me fait plaisir que tu me dises ça, et je suis désolé de t'embêter avec mes histoires. En tout cas, je suis heureux que tu aies trouvé quelque chose qui te plaise.

Il engloutit la dernière bouchée de la confiserie, ravi d'en sentir encore le goût fruité et sucré dans la bouche. Derek appréciait ses conseils, qu'il considérait tous comme précieux. Il aimait sa compréhension et sa bienveillance. Puis il repense à la mélodie qu'elle a proposé, à l'impulsivité de la musique et aux couleurs qu'elle émane.

— Je serais ravi d'apprendre ce morceau avec toi.

Il avait rarement l'occasion de jouer des quatre mains, faute de trouver un partenaire suffisamment intéressé par le piano pour se donner la peine d'apprendre un morceau en entier - et de s'adapter.