« PLEIN L’CUL DE N’JOKU »

Tagué en grosses lettres noires sur son van blanc. Les mains sur ses hanches, Emmanuel laisse échapper un soupir en secouant du chef. Encore un coup des lycéens. Sans un mot, il retourne dans le local d’où il est sorti. Un jour, il faudrait vraiment qu’il les attrape. Beige, rouge, noire, blanche. Pas exactement la même couleur que le camion, mais ça fera l’affaire. Il prend le pot de peinture et un énorme rouleau. Sans pester, sans maudire, il se met au travail. Rien à faire d’autre. Pas bien compliqué, c’est fait en quelques minutes à peine. Mais ça laisse surtout une grosse tâche plus sombre sur le côté droit de la carrosserie. Il se gratte l’arrière du crâne d’un air embêté. Si Messieurs-Dame les Directeurs voyaient ça, ça ferait tâche. Un coup d’œil à sa montre. Déjà en retard. Il grimpe au volant et tourne la clef dans le contact. Faudra certainement aller nettoyer tout ça en ville. Faudrait surtout demander une avance pour payer.



En arrivant devant le lycée, il y a foule. Tous se dirigent vers le réfectoire et bientôt, le bâtiment sera vide. Il s’arrête, descend du véhicule et jette un coup d’œil vers le ciel. Sacré soleil aujourd’hui. Il va contre le courant de la foule en grimpant les marches et passe par la grande porte. Il voit surgir une figure aux vêtements noirauds. Immédiatement, Emmanuel se met hors de son chemin et courbe l’échine en retirant sa casquette.  « Monsieur le Directeur Collins. »

Ce dernier ne daigne pas lui accorder plus d’un regard. Après une ou deux secondes, Emmanuel se relève et, sur le concert des murmures moqueurs des élèves, renfonce sa casquette sur son crâne. Un grand sportif se heurte à lui de façon très prévisible, se retourne, les yeux emplis d’une colère vide. « Regarde où tu vas espèce de taré !
-Pardon. »

Pas plus grande réponse de la part du concierge et l’élève, visiblement déçu de ne pas avoir obtenu plus grande réaction, se détourne en soufflant du nez et en haussant les épaules. Rien de nouveau.

Emmanuel, lui, ouvre simplement la porte de l’étroit local sombre du lycée et en tire l’énorme chariot de nettoyage. Sur ses oreilles, il glisse son casque. En poussant le chariot, il cherche quelque chose de particulier, un son. Et en frappant son walkman une sixième fois, il trouve. Et le travail commence.

Il traverse les couloirs sans un mot. Une énorme trace de noir s’affiche sur le mur d’un des longs couloirs, l’œuvre d’un Alice pas encore bien maîtrisé sans aucun doute. Il s’occupera de ça plus tard. L’avantage du chariot, c’est que les gens s’écartent d’eux-mêmes. En réalité, même sans chariot, la majorité des gens s’écartent devant lui. Surtout les filles. Sa hanche le démange, sa tête commence à vibrer. Il se retient. Trop de monde autour. Il tourne une ou deux fois, prend un ascenseur. Pour bien commencer, il commencera par là. Un coup d’œil à droite. Personne. Un coup d’œil à gauche. Personne. Il fait un petit pas. Puis un autre. Un professeur sort de la salle les yeux rivés sur un livre, il se raidit. L’enseignant lui passe devant et lui, souffle en poussant son rocher dans la salle de classe. Il surveille l’environ. Cette bonne vieille classe. Petite mais pas étroite, aux vieux bureaux, aux vieilles fenêtres et surtout, au vieux tableau. Un pull solitaire est accroché à l’une des chaises. Encore un élève qui va se plaindre qu’il a perdu quelque chose. Peu importe. Il ferme la porte. Fait un tour sur lui-même, monte le son à fond et, en rythme, tape une fois dans ses mains.

Comme portée par la musique, l’intégralité de la craie présente dans la pièce se soulève soudainement en l’air et s’immobilise, comme soutenue par une force invisible. Un tour sur lui-même supplémentaire et Emmanuel, le sourire aux lèvres tape une, deux fois des mains. Et avec une rapidité déconcertante, la craie se projette sur lui, comme attirée par une électricité statique soudaine et se colle à lui, à sa peau, son uniforme, ses cheveux, sa barbe. Un pas en avant, un en arrière, petit saut et il décolle doucement les craies encore entières de sa peau, qui se détachent comme le feraient des aimants collés à un frigo. Tout en se trémoussant, il les dépose l’une après l’autre, sur le bord du tableau désormais aussi propre que d’origine. À peine fait, il se lance dans un moonwalk plus que maladroit et se déplace gauchement vers son chariot en pointant du doigt une foule invisible. Il arrive au point d’arrivée, donne un, deux, trois, quatre coups de hanches de chaque côté, puis frappe une fois encore dans ses mains. La craie se détache de lui et doucement, se conglomère pour former comme une boule de craie blanchâtre, comme une nouvelle planète de faible granit blanc, aux rares points bleus, rouges et jaunes. Pendant ce temps, tranquillement, il prend un sac poubelle, le secoue et attrape cette boule, comme si ç’avait été un papillon. Il referme le sac en donnant des coups de têtes de toute part et, une fois fait, fait un clac avec sa bouche. Toute la craie du sac reprend alors soudainement sa forme poussiéreuse et retombe au fond de la poubelle, abandonnant. Ni une, ni deux, il jette le sac dans un grand bac bleu et se saisit de la serpillière. Et tout en donnant des coups de bassin il donne des coups de balai. Tout en nettoyant, il danse, se lâche, s’abandonne, dans une sorte de folie de bacchanale pure, allant jusqu’à lâcher le manche et à se mettre à tournoyer juste pour le plaisir de tournoyer. Et de balancer les bras, de bouger la tête, les pieds, les jambes les mains, de tourner, tourner, tourner, jusqu’à se stopper et se retrouver face à face avec un élève, planté sur le bas de la porte, les yeux exorbités.

Emmanuel trébuche en retirant le casque de ses oreilles, attrape gauchement son balai, le range dans le chariot et pousse celui-ci vers la sortie. Le son de son casque est si fort qu’on peut l’entendre de l’autre bout de la pièce. Il baisse le son, gêné. « Pardon. »

L’élève ne dit mot. Le visage de quelqu’un ayant vu un fantôme, il reste planté là, sans bouger d’un millimètre.

« Pardon, répète Emmanuel en évitant de croiser le regard, je dois passer. »

Comme s’il comprenait soudainement de nouveau la langue de Shakespeare, l’élève se dépêcha d’aller récupérer son pull tandis qu’Emmanuel, en toussant ouvertement, courait presque rejoindre l’ascenseur en laissant derrière lui sa tâche, inachevée.



Le soleil déclinait doucement de son zénith quand la sonnerie des primaires annonça la fin des cours pour les petits de l’école. Foule alors se dépêcha de sortir du bâtiment, libre enfin de vaquer à ses activités favorites. Emmanuel était en train de balayer la cour dans son coin, se remettant de ses émotions du midi. Une voix tonitruante se laissa néanmoins entendre, prête à lui redonner pléthore d’émotions sans qu’il n’y ait le moindre consensus commun.

« MANUUUUUUUUUUUU » Fut suffisant pour le faire sursauter, et sentir sa casquette se décoller de son crâne, alors que trois fillettes avançaient vers lui, deux en marchant, une en courant. Clémence termina son cri en se jetant sur lui pour l’enlacer dans un câlin rempli d’amour. Lui ne trouva rien d’autre à faire que d'avoir une sueur froide de tous les diables à l’idée que quelqu'un puisse le voir en train d’enlacer des petites filles sur le campus de l’école. Il regarda autour de lui frénétiquement, gouttes de sueur perlant au front et panique au visage. « Clémence ! finit-il par lâcher en tournant la tête vers elle. Je- je t’ai déjà dit de pas m’appeler comme ça devant tout le monde… »

Pour toute réponse, la petite releva un visage plein de craie vers lui en ne lui accordant rien d’autre qu’un immense sourire, pleinement conscient de l’image que la petite était en train de lui donner.

« Sérieusement, continua-t-il, Clémence, s’il te plaît. » À peine osait-il la toucher.
« Bah ! laissa-t-elle exploser en rigolant, tu pues l’alcool !
-Tu as bu quoi hier ? interjeta Leona, la plus grande des trois.
-Encore un truc qui pue ! finit Rose qui arborait de grandes lunettes rondes.
-Rien qui vous regarde, souffla-t-il enfin. »

Réunies, les trois chipies qu’étaient Clémence, Rose et Leona ne faisaient que lui causer de sérieux problèmes au sein de l’école, mais que de moments d’accalmie passés hors des murs...

« Tu as bientôt fini ? reprit Léona.
-J’ai pris du retard aujourd’hui.
-Allez, viens avec nous ! ignora Clémence.
-Quoi, maintenant ? Vous avez pas un club ou un truc du genre ?
-Annulé pour aujourd’hui, le responsable est malade, conclut rose.
-Et- et vos devoirs alors ? Vous avez pas des devoirs ?
-Ah, ça va, papa, pas la peine de nous le rappeler, taquina Leona.
-N-non, m’appelle pas pa- non- ah… » fut tout ce que pu balbutier Emmanuel, rougi de honte par l’hilarité des trois filles.

« Je pourrai pas faire plus qu’une pause avant votre couvre-feu.
-Pff, trop nul.
-Mercredi alors hein !
-Il faut que tu m’aide à choisir un robe, tu m’avais promis la dernière fois !
-Ou-oui, promis.
-Pourquoi on passerait pas la pause avec toi alors ? finit par demander Rose.
-Ah- ça non. Non, pas possible. Je peux pas inviter trois primaires dans mon local, c’est- ça serait pas correct.
-On est au collège l’année prochaine.
-C’est pas le problème.
-Et alors ? dit Leona en faisant des moulinets avec ses bras. J’m’en moque de ce que disent les gens moi !
-Mercredi, les filles. Promis. »



Le soleil colorait le ciel d’une couleur orangée quand il crut enfin en avoir terminé. Il se craqua le dos et essuya la sueur de son front avant de se diriger vers son van.

Qu’il trouva.

Assaillit par des lycéens, bombe de peinture à la main, en train de rire comme trois petits diables. Ils avaient à peine eu le temps d’écrire « MANU T’AS LE FEU AU C- » qu’Emmanuel se lançait à leur poursuite. Habituellement pas du genre à médire, il ne put s’empêcher de pester, du mieux qu’il put, à base de « Bande de chenapans ! » ou de « Si je vous attrape ! » sans pouvoir, de sa carcasse fatiguée par l’âge et l’alcool, en attraper un.

Il revint vers son van, essoufflé, suant comme un bœuf, pour constater les dégâts. Pile par-dessus la couche de peinture qu’il avait appliquée ce matin. Maudits freluquets. Le Ciel les emporte.

« Avez-vous vu qui a fait le coup ? »

Emmanuel senti son cœur s’arrêter, fit trois pirouettes de défenses avant de se rendre compte qu’il était face à Rex. Après toutes ces années, il était toujours incapable de le voir venir.

« N-non… » Un PHY, deux PSY. Il les reconnaîtrait entre mille.
« Quel dommage. » fit simplement le robot. Il contempla la carrosserie ruinée un instant. « Au moins, ça donne de la couleur. »

Que le Ciel l’emporte aussi, ce vieux tas de ferraille.



Emmanuel ouvrit les yeux avec difficulté, et manqua d’écraser son réveil sur sa table de nuit. La veille avait été compliquée. Il savait dans quel bar il avait commencé sa soirée, pour sûr. Mais aucune idée de ce qui se passa ensuite. Il se leva en grognant, tituba jusqu’à la salle de bain et se jeta de l’eau fraîche sur le visage. Il faisait encore nuit. Mais pour lui, ses journées commençaient et finissaient la nuit. Il souffla, les yeux rivés contre ce visage fatigué qu'affichait son miroir.

Rien d’autre à faire.

Travailler.

Vivre.

Ou mourir.