Elle venait une fois par mois. Deux, des fois.

Elle ne venait pas bien sûr, malgré ses grands sourires et ses yeux emplis de malice, pour lui faire plaisir, mais bien pour « le travail. »
Mais pas son travail, non, le travail d’Emmanuel l’importait peu, le travail de concierge n’importait à personne, réellement, il fallait bien se le dire.
Non, ce qui intéressait Juno-Bianca Rhodes, du haut de ses dix-neuf ans -une gamine aux yeux d’Emmanuel- c’était l’or de la Guerre Froide.

L’Information.


Mais contrairement aux vrais espions de ces années-là et à l’instar des espions qu’on voyait à longueur de journée dans les téléfilms de nos jours, il était très difficile de ne pas entendre venir la jeune universitaire. Chacun de ses pas faisait claquer les talons et vous attaquait les oreilles, chacune de ses robes vous écarquillait les yeux et vous attaquaient la rétine.

C’était une heure où, bien que les couloirs soient majoritairement vides, de nombreuses personnes allaient et venaient, seules ou accompagnées, pour des raisons qui ne regardaient vraiment pas le pauvre concierge qu’était notre charmant -mais particulièrement fatigué- protagoniste.
Avec ses grands airs de noble fille venant libérer le bas peuple, Mademoiselle Rhodes venait, une fois de plus, interrompre le travail d’Emmanuel. Elle ouvrit la bouche, et avant même que ses cordes vocales ne s’agitent, il avait déjà mal à la tête. Sa voix perçait le faux cuir de son casque et le son de sa musique. Dieu qu’il était fatigué.


Elle avait immobilisé son balai, mais il ne la regardait pas encore droit dans les yeux, son regard perdu quelque part entre deux carreaux de fenêtre intérieure. Il n’était pas obligé, rien dans les règles de l’école ne l’obligeait à lui parler. Son travail à lui, c’était de nettoyer, parfois donner des clefs de salles, de réparer quelque chose de mécanique une fois de temps en temps, mais pas de devoir supporter les caprices de Dieu sait quelle enfant issue d’un milieu richissime.
Allez Emmanuel, se répéta-t-il, tu montes le son de ton casque, tu l’ignores jusqu’à ce qu’elle s’en aille. Elle ira se plaindre, peut-être à Melchior, peut-être pas, mais qu’est-ce que ça peut faire ?
Et en laissant échapper un immense soupir, il fit glisser son casque de sa tête à sa nuque. « Mon nom est Emmanuel, mademoiselle. »

Son père lui avait toujours dit de s’élever au standing de son interlocuteur. Avec une fille comme elle, il n’avait certainement pas le vocabulaire de lui tenir tête, mais ça ne l’empêchait pas d’essayer.

« Pour répondre à votre question, continua-t-il, le son de sa musique se faisant entendre encore doucement depuis les oreillettes de son casque, ma journée a été très remplie. » Un vilain mensonge.
Il hésita à développer, mais sentait qu’il allait s’emmêler les pinceaux dans son mensonge, et il n’avait pas assez de vocabulaire érudit pour soutenir une tirade plus longue que quelques mots à peine.

« Comment est-ce que je puisse vous être utile à vous aider ? » finit-il par articuler, visiblement concentré sur l’utilisation de ses mots, sans se rendre compte qu’il venait de massacrer aisément la langue anglaise.


Shakespeare s’en retourna dans sa tombe.

Jones ?

Qu’est-ce qu’il a encore fait comme connerie, celui-là. Fut la première pensée d’Emmanuel.

Un gamin lui aussi, de la catégorie des insupportables. Chaque fois qu’on énonçait le nom de Jones suivit de Cole, il y avait toujours quelques poils qui se hérissaient sur la peau d’Emmanuel. Il attendait toujours la suite. Quelque chose de cassé, de salit, ou Dieu sait quoi encore. Et par l’Enfer si la vie d’Emmanuel ne serait peut-être pas plus facile sans lui, elle en serait en tout cas bien plus calme.
Un gamin dans un corps d’universitaire. Si Emmanuel était son père…
Non, il ne voulait pas l’imaginer.

Cependant… Pourquoi ça l’intéressait elle ?

Il se gratta le menton, sous la barbe. « Jones ? Le lycéen ? » Il la regarda, son visage surtout. Il voulait voir sa réaction. Qu’est-ce qu’elle voulait ?

friend or foe?

Il secoua la tête et se remit à donner des coups de balai. « Je pensais qu’il s’était fait renvoyer. Mais une demoiselle de ton genre ne devrait pas avoir de mal à participer aux soirées. Tu en trouveras d’autres, ne t’inquiète pas. » Et sur ces mots il se détourna d’elle.

Et il pria.

Il pria qu’elle n’en demande pas plus, qu’elle conclue qu’il ne savait rien, qu’elle ne faisait pas partie des gens qui savaient que Jones le tannait à longueur de journée, qu’elle se contenterait du faux compliment jeté à la volée, qu’elle s’en aille, qu’il puisse travailler.

Dieu fait parfois la sourde oreille.

« Manu, si j’avais eu besoin d’être rassurée, je ne serais pas venue te voir toi, tu sais ? »

La petite…

C’était dur. Vraiment c’était très dur de taper sur le système d’Emmanuel. Il est patient. Pas autant que certains et certainement pas aussi sage, mais il est patient, il fait des efforts.

Mais elle.

Il y avait quelque chose chez Juno-Bianca. Quelque chose qui le mettait mal à l’aise. Qui lui donnait envie de partir. Qui lui donnait envie de boire.

Mais il savait aussi qu’on ne pouvait pas s’enfuir facilement des gens comme elle.

Elle l’avait vraiment vu ? L’ironie de la situation, de se retrouver de l’autre côté de la vitre, de devenir l’observé quand lui-même avait si souvent été observateur. Si c’était vraiment le cas, peut-être qu’elle devrait passer son temps à quelque activité plus productive, plutôt que de s’abandonner à ce genre de commérages. La deuxième couche d’ironie, qui s’empilait désormais telle un mille-feuille, lui passa sous le nez.

Elle ne le lâcherait pas, ça c’était sûr. Une fois fixée sur sa cible, elle n’abandonnera sa poursuite qu’après avoir eu un os à mâchouiller. Il fallait donc lui en jeter un, et le plus loin possible. Mais là était tout le problème. Peu importe s’il le jette devant lui ou derrière, dans une plaine ou un ravin, si elle est comblée par la chasse, elle reviendra.
Et Emmanuel ne savait pas vraiment si elle avait envie qu’elle revienne.

D’un autre côté, elle avait toutes les cartes en main pour lui rendre la vie insupportable. Il y avait déjà suffisamment de rumeurs qui couraient sur lui dans l’Académie, ce n’était pas vraiment la peine d’en rajouter par-dessus le marché. Il jeta un coup d’œil à son grand sourire, son grand sourire de petite demoiselle étoilée.
Oui, sans aucun doute, elle serait capable de répandre la pire calomnie sur lui, et il n’était pas prêt à savoir si elle le ferait ou non, s’il venait à la décevoir. Il devait se protéger maintenant, pour la première depuis des années il y avait des gens qui tenaient à lui.
Jones en faisait peut-être partie.

Mais ce genre d’emmerdes, il les avait tirés sur lui-même.

« Bon. » Et il se pencha vers elle pour lui révéler les plus noirs secrets qu'il avait à sa connaissance. Il avait les mains pleines de craies et empestait l’alcool, comme à son habitude.

« Jones, il pense être le plus grand fêtard du campus. Celui qui fais toutes les soirées. Celui qui invente tout plein de choses super spéciales et que personne a jamais auparavant. En vrai, il m’a parlé de cet homme, qui s’appelle Cabra. Il parle tout le temps de lui. En fait, il essaye juste de devenir comme lui. Il l’admire beaucoup, il aimerait finir exactement comme lui. Mais, c’est pas moi qui te l’ai dit. »

Oui.

C’est vrai que Jones avait parlé une fois d’un certain Cabra. Il avait dit qu’il était « taré, » le tout avec une lueur d’admiration dans l’œil. Emmanuel ne savait pas vraiment si Jones voulait finir comme ce « Cabra, » mais ça semblait si évident. Alors, est-ce que c’était vraiment le genre d’informations que Juno-Bianca voulait ? Pas sûr. Mais Emmanuel n’allait pas dévoiler les vrais secrets de Jones, ceux qui le mettent en grande difficulté. Déjà parce que ces secrets-là, ils mettent aussi le concierge en difficulté, puisqu’il avait trempé dans la majorité des plus grandes emmerdes générées par le blondinet ; mais aussi tout simplement parce qu’Emmanuel, au dernier moment, avait hésité. Hésité à le balancer, Jones. Hésité à le jeter aux hyènes. Alors pour le moment, elles se contenteront de Cabra.

Bien sûr, Emmanuel ne savait pas que « Cabra » voulait dire « chèvre, » que cet homme, en réalité clochard de son état, avait fini au fond d’une prison, après avoir vécu une vie très instable socialement et mentalement parlant.

Mais ça, Juno-Bianca ne le savait pas non plus.