Journée banale.

Bonne journée.

Un, deux, trois et quatre. Pas de côté, pas en avant, coup de bassin, essorage de torchon.

Aujourd’hui, ça sera une bonne journée. Aujourd’hui il fera son travail, il terminera en avance, et il ira manger une glace avec les filles. À chaque semaine qui passait, il se détendait de plus en plus avec elles. Il trouvait ça plus normal. Il avait moins peur d’être vu avec des filles, il n’avait -après tout- rien à se reprocher. Oh il n’allait certainement pas crier du haut des toits qu’il voyait des jeunes filles dans son temps libre, mais si on le prenait sur le fait il dirait simplement Et alors ? ce sont des filles avec qui je travaille, ce n’est pas interdit que je sache. Ou quelque chose comme ça. Bah ! il avait tout le temps du monde pour y réfléchir. Jusqu’à ce soir au moins.

Cinq, six, sept et huit. Tourne sur soi-même, pas en avant, coup de hanche, stop.

Il fit un pas vers la grande fenêtre de la salle de classe et la glissa sur le côté. Il fouetta l’air avec le torchon humide et se mit à frotter le rebord de l’ouverture en sifflotant. On ne danse jamais près des fenêtres. On ne fait jamais rien d’intime près des fenêtres. Les fenêtres, transparentes par nature, rendaient tout moins intime. Elles supprimaient l’intime. Même celles de l’étage, Dieu ! surtout celles de l’étage. Les lycéens ont l’œil baladeur et surtout, la capacité à propager les ragots comme une traînée de poudre. Non, près des fenêtres, le tout était de rester calme, réservé, mature-
Le fracas vitré qui explosa à sa droite sembla hurler son désaccord.

Du coin de l’œil, il vit une chaise tenter de devenir Rocketman, avant de s’écraser plus violemment qu’Icare contre le sol quelques mètres plus bas. Si la pièce de mobilier avait voulu assouvir son désir de conquête de l’espace une ou deux secondes plus tard, elle aurait sans aucun doute emporté un élève avec elle, dans la tombe.

Des échanges virulents fusèrent immédiatement de haut en bas. Emmanuel plus que perturbé, fit doucement glisser son casque sur sa nuque avant de faire glisser son regard de bas en haut, de la chaise à la vitre cassée, puis derechef de l’élève hurlant, tête relevée, à l’élève explosant, tête baissée.
Il plissa les yeux. Pressman ? Alexis Pressman. Aucun doute. Rex l’avait averti plusieurs fois de faire attention à elle. À cause de..? Il ne se souvenait plus. C’est elle qui- ?
Son attention se reporta sur la chaise, plus bas. Elle n’était pas tombée à un ou deux mètres du mur, mais bien, bien plus loin. Des chaises lancées par la fenêtre, Emmanuel n’en avait pas vu souvent au long de sa vie, mais il savait que pour lancer un objet de cette taille au travers d’une vitre et qu’elle fasse un tel vol avant de s’écraser, ça demandait de son lanceur une force bien plus grande que celle d’une lycéenne. Il se dégagea de la fenêtre, l’air consterné, traversa la salle de classe. Une force aussi grande et une aussi grande gueule. Il ouvrit la porte, passa le seuil et tourna à gauche, vers la salle de classe d’où on entendait encore les cris de la jeune fille. Forte fille. Force surhumaine. Et au moment où il ouvrit la porte pour découvrir son dos, penchée vers l’extérieur, il comprit.

Tous ces meubles cassés ces dernières années. Les bureaux fendus en deux, les portes de casiers enfoncées, les trous dans les murs et les portes…
Que Dieu punisse le tas de ferraille qui sert de chargé de discipline de cette académie.
Pas une fois il ne lui aura dit qui était responsable de toutes ces heures de travail supplémentaire. Et maintenant, il avait la responsable devant lui.
Enfin, il n’en était pas particulièrement sûr que ce soit elle qui soit uniquement responsable de tous les meubles cassés de ces dernières années mais rien que pour le travail de menuiserie qu’elle venait de lui refiler, Emmanuel voyait rouge.

« Mais ça va pas la tête ? » Il avait ponctué sa question en se tapant la tempe du bout du doigt. Il s’avança vers elle, pas bien sûr de s’il avait l’autorité de gronder une élève comme il s’apprêtait à le faire. Un bout de verre se détacha de l'encadrement de la fenêtre. Plus énervé que jamais, il retrouvait son accent si prononcé. « Oh purée de pomme de terres mais c'est pas possible ça. » Il pointa le trou béant dans la fenêtre. « C’est toi qui va réparer ça peut-être ? Je vais te faire réparer, moi, tu verras si c'est facile ! »

Il ne se rendit même pas compte qu’il avait occulté sa question, à la jeune fille.

Tous les sens d’Emmanuel se précipitent sur la jeune fille lorsque ses mains entrent en contact avec le verre brisé. Elle bascule en avant, comme dans une rage herculéenne, inarrêtable. Il la rattrape juste avant qu’elle ne tombe. Dans un cri à la foi de surprise, de peur et de pur énervement, il la ramène, brusquement, du bon côté de la fenêtre, là où le sol est à moins de dix mètres plus bas, là où le linoléum ne fait pas mal quand on tombe dessus. Il se débat autant avec elle qu’avec ses instincts de sauveteur. Il ne devrait pas penser à ça maintenant, mais il fait terriblement attention à là où il met ses mains. Il l’emmène au sol, et les voilà à genoux, par terre, face à face. Il attrape les avants bras, dans l’espoir de la stopper dans ses pulsions.

« Du calme ! Eh ! Du calme ! » Il ne sait pas quoi dire d’autre. Plus il voit le sang dégouliner de ses mains, plus il panique. Il manque de se prendre un coup. Dans un soubresaut, elle manque de l’envoyer voler. Si forte. Il avait réussi à la tirer à l’intérieur de la salle de classe, mais d’un simple mouvement de bras elle avait manqué de lui briser le poignet. Les cris au dehors étaient presque continus.

« OUAIS OUAIS ÇA VA SE CACHER COMME UNE BONNE SALOPE ÇA ! » Et comme dirigée par la musique elle se lève, l’emmène comme s’il n’était rien, tout à fait comme le ferait un buffle qui ne s’arrête sous aucun prétexte. Jouant des jambes pour ne pas tomber, toujours sur son chemin, il parvient à l’arrêter juste avant la fenêtre. Pas par la force, elle pourrait sûrement le briser en deux sans même y penser à deux fois. Il avait poussé un petit cri apeuré, presque sincère, presque factice, pour au moins la faire hésiter. Il sent sa casquette glisser sur son épaule et tomber au sol. Il est entre elle et la fenêtre, ses mains sur ses épaules, et il prie le Ciel qu’elle ne décide pas de l’emmener voltiger dehors avec elle. Elle semblait perdue dans une sorte de rage folle. Presque par réflexe, il lui saisit la tête. Il ne pourrait pas diriger son regard, alors il baisse la tête pour avoir son visage à son niveau. Dans ses yeux, il y a une colère, rouge, noire. Elle respire si fort. Le sang qui dégoulinait abondamment de ses mains étaient venu se coller aux doigts d’Emmanuel, et décorait désormais le visage de la jeune fille, ses tempes, ses cheveux, ses joues. Il y a une seconde de calme, le son de la musique joue toujours au cou du concierge. Il sait qu’à la prochaine raillerie, il finira comme la fenêtre, deux étages plus bas.

« Ça va aller. Tout va bien. » Il essaye d’avoir une voix calme, tranquille, mais elle est fébrile, apeurée. Il tremble, mais il n’a pas vraiment le temps d’y réfléchir. Sous ses yeux, elle avait failli se tuer. Elle avait failli se tuer. « Je suis là. Respire. Je suis là. Je suis là. »


Il y eut une nouvelle raillerie, mais lui ne l’entendit pas. Il était perdu dans l’instant, désespéré d’empêcher cette gamine de sauter par la fenêtre.

Resait à savoir si elle l’avait entendue, elle.