Menton levé, regard droit ;
Ava quitte le bureau comme elle y est entrée – inébranlable.

Son pas est mesuré dans les couloirs tandis qu'elle avale la distance qui la sépare des dortoirs du lycée – elle avance, déterminée ; ses traits font taire toute conversation qui voudrait s'amorcer lorsqu'on la croise, et dans l'ombre des plissures de sa jupe son poing serré tremble, comme si c'était en son creux qu'elle retenait tout ce qui la bouleverse et la chavire.
Elle courrait, si elle était capable, si elle n'était plus digne, et si elle savait où s'enfuir, où s'échapper, où disparaître le temps de quelques heures – mais elle marche, le dos droit et les foulées régulières sur les pavés puis sur le linoléum. Une par une, les marches des escaliers, alors qu'elle voudrait les enjamber trois par trois ; chaque seconde gaspillée est un supplice.

Saisie d'une hésitation, elle ralentit lorsqu'elle parvient à l'étage des dortoirs des deux étoiles, s'immobilise tout à fait sur le palier, comme incertaine. Son regard balance, du couloir aux escaliers qui grimpe plus haut encore et la rapprochent de sa propre chambre. Peut-être – peut-être qu'il vaudrait mieux qu'elle s'isole, qu'elle respire, et qu'elle se plonge dans ses bouquins plutôt que d'avoir à penser ;

peut-être qu'elle pourrait faire comme d'habitude, et comme elle a toujours fait : repeindre son masque seule, sans déranger personne autour d'elle, sans qu'on la remarque, sans qu'on s'inquiète, sans qu'elle ait rien à discuter de ses hésitations ni de ses insécurités.

Ou peut-être, peut-être qu'elle pourrait...

Avant même que l'idée ne prenne tout à fait sens dans son esprit, ses pas l'ont déjà conduite, automatisme guidé par un quelconque élan de son cœur, devant la chambre de son frère.
Son poignet tremble encore lorsqu'elle lève le poing pour taper trois coups contre la porte ; heurts ponctués d'une inspiration tremblante.

« Arcty ? C'est Ava. »

Elle se recompose à la va-vite, pour n'avoir pas l'air trop émue sous les yeux de son cadet lorsque la porte s'ouvre sur lui.

« Salut. Excuse-moi, je n'ai pas pensé à envoyer un message avant de passer, ma batterie est à plat. On peut discuter ? »

De tout, de rien,
de toutes ces choses qui se sont passées et du temps que je n'ai pas eu – pas pris, pardonne-moi – pour souffler et jouer mon rôle auprès de toi,
de tout ce qui ne tourne pas si rond et qui me fracasse, de tout ce qu'on ne s'est toujours pas dit depuis qu'il est venu ici,

et peut-être,
peut-être qu'aujourd'hui c'est moi qui ai besoin de toi pour me relever.

Mordant.

Il est cinglant, brûlant – une fois n'est pas coutume, elle ne trouve pas les mots pour lui répondre, le sarcasme qui rétorque sans entraves, son aisance habituelle s'est enfuie et il ne reste plus que la femme désarmée, la petite fille qui, peut-être, aimerait bien se voir consolée.

Quelle idiote, elle songe, en devinant où se porte le regard de son frère – elle pose, dans un réflexe incontrôlé, sa main sur le nouvel insigne qui a trouvé sa place auprès de ses trois étoiles, comme pour le soustraire à la vue d'Arcturus, comme s'il pouvait disparaître, comme si c'était aussi facile de l'ignorer et de le faire ignorer.

Quelle idiote, elle songe encore, en refermant la porte derrière elle tandis qu'il poursuit – Quelle égoïste ; de quoi devrais-je donc être consolée ? De tout posséder, d'être la préférée, celle que l'on n'a pas oubliée, de ne jamais manquer de rien et d'attiser les jalousies envieuses ?

« Je n'en sais rien. Certains tiennent papa pour responsable de ce qu'il s'est passé. Et comme il n'est pas là, il ne reste que ses enfants à mépriser. »

Elle soupire, et laisse son regard courir sur les meubles de la chambre, sans y prêter grande attention – elle aussi en veut à son père, pourtant ;
pourquoi devrait-elle payer pour son nom,
pour son sang ?

Les pas qui la séparent du lit de son cadet sont avalés en une seconde ; elle s'assoit au bord et prend ses aises – se donne des airs d'assurance qu'elle n'a pas tout à fait, aujourd'hui.

« Du reste, la pitié de ta soeur, c'est bien la dernière chose dont tu aurais besoin, pas vrai ? »

Comment pourrais-je avoir pitié de toi ;
toi qui, de nous deux, est de loin le plus solide
et le plus indépendant ?

« Enfin… Je ne venais pas pour parler de papa, ni de ses idées absurdes. Je venais pour qu'on parle de toi. Elle marque une pause, quelques secondes – tout juste le temps qu'il lui faut pour tenter de déchiffrer son regard. On n'a pas vraiment parlé, après l'autre nuit, alors… Est-ce que tu vas bien ? »

Maladroite, malhabile – elle ne sait pas comment lui dire, comment lui avouer, qu'elle était terrifiée,
elle ne sait pas quels mots sonnent juste pour admettre « j'ai eu peur de te perdre encore »
(ni lesquels il croirait).

Il y a quelque chose, dans son regard – quelque chose qui défaille, qui déraille, et Ava-Marsaidh ne sait plus que faire pour sauver les apparences. Elle a deviné, lorsque l'ombre et la stupeur ont traversé ses prunelles brûlantes, le temps d'un instant – il a compris, il sait ;

il sait qu'aujourd'hui la Reine vacille,
que sa sœur, l'aînée, la grande, celle qui sait, celle qui a tout
(les privilèges, la famille, l'amour et la fierté dans les yeux de ceux de son sang)
que l'Impavide s'est mise à trembler

(que quelque chose s'est enroué au dedans).

« J'étais à l'hôpital tout du long et tu le sais. C'est plutôt moi qui devrait te demander comment ça s'est passé. Je n'ai pas à chercher à le savoir. »

Ce n'est pas de ça que je te parle ;
c'est du reste, c'est de l'après
c'est de ce qui vient ensuite
des jours qui suivent
de l'avenir ici

qu'advient-il de nous, quand rien n'a su nous protéger cette nuit-là ?

Qu'advient-il de la peur, celle qui prend à la gorge,
celle qui ne me quitte plus depuis cette aube glaciale,
celle qui reste, chaque fois que j'entends ton nom
et que je songe à comment l'histoire
aurait pu se terminer ?

Elle soutient ce regard qui la dévisage, les yeux levés vers lui qui la dépasse d'un rien – pas suffisamment pour qu'elle se sente petite ; pas assez pour la faire ciller.
C'est qu'elle est grande, Ava-Marsaidh – même sans talons, même ébranlée, même chavirée, même triste et désemparée ; elle est grande parce qu'on ne lui a jamais dit qu'elle ne l'était peut-être pas tant,
elle est grande parce qu'on ne lui a appris qu'à l'être
(immense, même à genoux).

« Tu tiens vraiment à jouer à ce jeu-là avec moi, Arcturus Higgins ? »

Et la petite majesté retrouve, tout doucement, de son aplomb – de son audace, sous les verbes sirupeux de son frère, sous ses insolences indolentes.

C'est qu'il est le seul – le seul qui saurait la blesser vraiment,
le seul qui saurait la reconstruire de toutes ses ruines,
(le remède à son propre poison).

« Est-ce que tu m'en veux ? »

Est-ce que tu me détestes ?

« Mieux : à quoi tu penses, quand tu me vois ? Qu'est-ce que tu ressens, quand je suis là ? »

Tout doucement, le ton se baisse, la voix se change en un murmure sifflant – les mots se font plus incisifs,
carnassiers.

« Qu'est-ce que tu ressens, quand j'existe sous tes yeux de prince déchu, quand je me pavane dans toutes les dorures des privilèges qu'on t'a ôtés ? Quand j'étale tout ce que tu n'as plus et que je possède encore, quand je les traîne jusqu'ici, jusqu'à ta chambre, jusqu'à toi, sans scrupules, en poussant le vice jusqu'à quelquefois songer m'en plaindre auprès de toi ? »

Quand je te regarde et te provoque comme je le fais, quand mes mots cherchent à te blesser pour que tu admettes tout ce que je représente de toute ton âme l'exécrer ?

Et c'est lui qui se craquelle, lui qui se fissure. Elle la distingue, l'entaille profonde qui se creuse en lui, la plaie béante qui se rouvre
ou qui ne s'est jamais vraiment refermée.
Elle les entends, les intonations de sa voix qui changent, la colère qui caresse chacun de ses mots, et elle les voit, ses poings qui tremblent, la violence qu'il retient
la rage sourde qu'il déverse

et elle accuse les coups,
sans ciller,
le regard droit, le visage fermé
(c'est au dedans qu'elle se sent imploser).

Et à la fin – à la fin, quand le venin s'est écoulé, et qu'il ne reste plus qu'un silence,
que l'air vibre encore des aveux déchirants
à la fin, seulement, Ava-Marsaidh inspire.
Son souffle hésite – c'est par à-coups discrets qu'elle emplit ses poumons,
en chancelant qu'elle soupire.

Son regard, en un battement de paupières, se détourne de sa seule cible.

« Tu as raison, Arcty, elle admet, les syllabes soigneusement détachées. Je ne te comprends pas. Et je ne le pourrai jamais. »

Il y a des histoires
qu'il faudrait avoir vécues.

« Je ne peux qu'imaginer, faire preuve d'empathie, chercher des indices... dans tout ça, dans ta colère, dans tes mots, je ne peux qu'essayer de les déchiffrer pour y trouver un semblant de réalité, quelque chose qui me permettrait ne serait-ce que d'envisager l'ombre de ce que tu as vécu. Et je sais que ça ne sera jamais assez. »

Parce que moi j'ai Tout,
sauf le Rien qui fut tien,
et que je n'ai jamais eu.

Elle le contourne, pour s'approcher de la fenêtre – elle observe les jeux enfantins du soleil qui se plaît à peindre les nuages couleur crépuscule.

« Tu sais comment nos parents ont découvert mon Alice ? Question rhétorique. Je recréais les bruits de ta présence. Tes pas, ta voix, tes jouets que tu faisais tomber, ton rire n'importe quand. Tout le temps. J'imposais ton existence. Je gardais ta place, parce que... Parce que j'étais trop jeune pour comprendre ce qu'il se passait, et que je croyais que tu allais bientôt rentrer. »

Elle se retourne et repose les yeux sur lui, ses mains en appui sur le rebord de la fenêtre, derrière elle.

« On m'a demandé d'enterrer mon frère. Mon propre petit frère. On m'a demandé d'enterrer un cercueil vide qui n'avait rien de toi. Est-ce que toi, ça, tu sais le comprendre ? Est-ce que tu sais imaginer la douleur d'une enfant de huit ans à qui il faut apprendre de cette façon ce qu'est la mort, la perte et le chagrin ? »

Elle ose un sourire – c'est sans joie,

c'est comme une blessure ouverte

la douleur lui revient par vague, elle s'en souvient comme si c'était hier,
sa détresse d'enfant, ses larmes qui l'étranglaient, ses sanglots qui l'étouffaient,
et elle criait que son frère n'était pas parti loin et qu'il allait rentrer,
(une fois, elle a claqué la porte et couru, couru, couru pour le retrouver jusqu'à ce que sa mère la rattrape et lui hurle après – ne recommence jamais ça, il pourrait t'arriver malheur à toi aussi, je ne pourrais pas, pas une deuxième fois)

et qu'aurait-elle pu faire, elle qui n'était qu'une enfant,
et qu'aurait-elle pu faire, sinon juste pleurer
et implorer des dieux en lesquels elle ne croyait pas ?

« Moi je t'aime, et ce n'est pas une hypothèse. J'en suis certaine. Et je vivrais cent fois la douleur de te perdre si je suis certaine qu'à mon réveil tu seras toujours là. »

Elle s'est rapprochée – un pas après l'autre
elle l'a frôlé – ses doigts graciles
dans les cheveux bruns de son frère.

« L'autre nuit, j'ai eu peur, Arcturus. Peur que tu ne sois de nouveau plus là quand le jour se lèverait. »

Peur que ce monde égoïste t'ait arraché à moi, encore une fois.

Ses bras l'enlacent et elle ne réalise pas tout de suite – elle ne réalise pas la chaleur qui l'entoure et cette force qui l'étreint et qu'il est désormais bien plus homme que petit garçon ce frère qu'il faut réapprendre ce frère qu'il faut apprivoiser ce frère qui n'a pas grandi comme elle ;
le même sang et pourtant deux mondes, deux univers,
entre eux un gouffre et il faut s'y rompre le cou pour le franchir (et je le ferai cent fois si c'est la seule façon la seule façon de te retrouver je me briserai tous les os si c'est la seule façon de te prouver que moi jamais je ne te laisserai tomber).

« T'excuse pas. »

Ne t'excuse pas ;
t'as le droit d'avoir mal, petit frère, t'as le droit d'avoir la haine, t'as le droit d'en vouloir au monde,
et t'as le droit d'en vouloir à papa
t'as même le droit de m'en vouloir à moi ;
t'excuse pas Arcturus,
mais par pitié ne me repousse plus jamais.

« Moi aussi, j'aimerais que le temps s'arrête. »

Un murmure, l'aveu à demi-mot – et elle aimerait même revenir en arrière, changer le cours des choses et redessiner les contours de leur existence en mieux ;
toi et moi plus si différents,
toi et moi plus les héros d'une tragédie ridicule,
toi et moi dans mon monde on serait grands,
toi et moi dans mon monde on serait rois.

Elle s'écarte, doucement, pas suffisamment pour défaire l'étreinte (elle ne veut pas s'en défaire ; pas si vite, pas trop tôt), juste assez pour prendre le visage de son frère entre ses mains, chercher dans les traits de son cadet un peu des siens ;
un peu du garçon perdu dont elle se souvient.

« Tu peux bien en vouloir au monde entier et frapper dans tous les murs, Arcturus. Tu peux détester ton nom, nos parents et les gens qui ne parlent de nous qu'en tant que pauvres victimes de pas de chance. »

C'est peut-être ce qu'on est, toi et moi, dans le fond,
les mauvaises pioches du hasard, les dommages collatéraux des caprices des sortilèges (des privilèges).

« Mais ne doute plus jamais de moi. Parce qu'à choisir ce sera toujours toi, Arcty. Ca a toujours été toi. »

C'est toi qui me ramène quand je déraille,
c'est toi qui me donne la force quand je défaille.

« Je te suivrai jusqu'en Enfer même s'il faut que je n'en revienne jamais. »

Si c'est ce qu'il faut pour t'apprendre – si c'est de cendres et de braises que ton monde est fait, si c'est de brûlures que tu t'abîmes
s'il faut me consumer pour que ton cœur ne m'oublie pas je le ferai.

« Maintenant, c'est à toi, elle souffle et ses mains retombe doucement sur les épaules de son cadet. Toutes les questions que tu veux, j'y répondrai. »

Même s'il te faut m'écorcher –
s'il faut ça pour nous rappeler
qu'on sait encore un peu s'aimer.

Elle sourit – elle ose. Ses yeux clairs plongés dans les prunelles sombres de son frère, qui brillent, ce soir, peut-être d'autre chose que des éclats de la guerre. Et elle réalise, tandis qu'il parle, qu'elle n'a sans doute jamais été plus proche de lui qu'à cet instant là – la seconde précise où ils avouent s'aimer,
le souffle où ils se promettent je serai là.
Elle sait, Ava, qu'au milieu des doutes et des tumultes, il sera là ; qu'Arcturus sera son allié, dos à dos dans toutes les batailles.

Il s'éloigne et elle ne le retient pas – c'est elle qui emprunte la chaise abandonnée là au milieu de la pièce, s'installe au bord, les genoux joints et les mains posées sur les cuisses,
comme une accusée en l'attente de son jugement.

Aux premiers mots, elle a déjà compris – aux derniers elle a baissé la tête et fermé les paupières. Son sourire est toujours volatile sur ses lèvres, elle soupire et se fend d'un rire à peine murmuré.

« C'est fou... J'ai beau être l'aînée, tu me donnes l'impression d'être la petite sœur prise en faute après une bêtise. »

Elle hésite, tergiverse – mais elle sait qu'elle ne pourra pas se défiler.
Elle n'en a plus envie.

« Il ne me dit jamais grand chose... Je croyais, mais j'ai eu la preuve que ce n'était... rien qu'un tas de mensonges par omission. »

Elle n'en sait toujours rien – de ce qu'il s'est réellement passé, de ce qu'on leur dissimule ; elle a interrogé mais il est resté muet, lui a souri derrière ses répliques apprises par cœur, les mêmes qu'il a répétées dans le micro en public.
La situation est sous contrôle, c'était un malheureux manquement mais ça ne se reproduira plus, il avait promis et elle n'y avait pas cru,
et c'était tout.

« Plus personnellement, il m'en veut toujours de ne pas avoir choisi une spécialisation en politique. Il ne comprend pas. Et je crois qu'il n'est pas le seul. »

Elle songe à Noah, elle songe à William – ses propres mensonges par omission, ses propres silences, de crainte de voir s'allumer une lueur de déception à son égard dans leurs regards.

Lentement, elle décroche la nouvelle broche à son col, observe l'étoile filante entre ses doigts. Ça lui revient – tous des comètes, promis à la même obscurité.

« Je n'approuve pas, Arcturus. Je ne comprends pas non plus. Nous sommes les victimes de forces extérieures, et c'est quand même entre nous qu'il faudrait faire régner la terreur... »

Le rire est désabusé – elle sait que quelque chose lui échappe, que le puzzle est incomplet, mais tout lui échappe, la vérité en métaphore filée qu'elle ne parvient pas à déchiffrer.

« Mais je sais aussi qu'il n'y a que deux façons de changer les choses dans un monde que l'on n'aime pas. »

Elle relève les yeux, plonge de nouveau son regard dans celui de son frère.

« La révolte ou le pouvoir. »

Ses prunelles luisent d'un éclat brûlant – ce quelque chose qui coule dans ses veines et la fait reine.

« Le pouvoir est entre les mains de ceux qui sont nés dedans. Privilégiés. La révolte, elle, on la laisse aux mains des autres. Aux mains de ceux à qui les gens comme moi n'ont rien laissé d'autre. »

Et elle réalise, lentement – comme le chemin sur lequel elle avance n'est peut-être pas pavé d'or et d'argent,
mais bel et bien de ruines et de cendres.

Elle n'a jamais expliqué – jamais vraiment contesté. On ne lui a pas appris, à Ava, comment dire non, ni comment dire je veux quand il s'agit d'elle et pas de pouvoir. Elle veut réussir, elle veut briller, elle veut qu'on la respecte, elle veut qu'on sertisse sa couronne de diamants ; ce sont les idées qu'on lui injecte depuis toujours, depuis que tu as disparu, comme s'il avait fallu faire tenir toutes les ambitions d'un fils perdu dans le cœur trop frêle d'une gamine malhabile et que doucement, le palpitant tentait de reprendre ses droits,
trouver une raison d'être qui ne soit pas que l'écho du sang des rois.

Tu parles comme Noah et elle vacille. Elle fronce les sourcils, frôle son frère du regard avant de poser ses prunelles azurées plus loin. Elle tamise le rire ténu qui file d'entre ses lèvres – parce qu'au bord de celles d'Arcturus quand il dit tu parles comme Noah ce n'est pas un compliment qu'elle entend.
Peu importe comme elle respecte l'héritier Di Scipio – il porte à l'âme ce qu'elle n'a que pour croix, respire le pouvoir biaisé qu'on achète et les honneurs qu'on vend,
tout ce qu'elle n'a jamais été,
tout ce qu'elle n'a pas l'audace de prétendre devenir.

Elle ouvre la bouche comme pour protester – lui dire qu'elle sait, mais Arcturus je ne suis pas différente, lui dire que les jeux de grands qui la dépassent elle connaît, moi aussi j'essaie de me faire une place un peu plus confortable m'assurer un avenir me donner mes chances je ne suis pas bercée d'illusions du moins j'essaie – mais s'interrompt dans son élan ; c'est son corps qui ne lui obéit plus, sa tête qu'elle relève alors que son regard était obstinément revenu se heurter à l'étoile filante entre ses doigts –
une seconde, deux,
elle réalise
et tout le reste est balayé.

L'insigne NOVA lancé sans réflexion, droit sur son frère – seul projectile à portée de main.

« Arcty, pas de ça avec moi ! »

Un battement de cils et une bourrasque de vent semble traverser la pièce, faire voler les feuilles et les draps, une inspiration et l'illusion s'estompe et la chambre est intacte – l'expression d'Ava renfrognée,
mais il faudrait la voir l'étincelle presque espiègle qui vacille au fond de ses iris trop clairs.

« Utilise encore ton Alice sur moi et je... »

Les mots en suspens – Ava-Marsaidh trop polie, les mots trop mesurés, c'est qu'on lui a toujours dit, les gros mots dans la bouche d'une fille... ça n'est pas très élégant, ça n'est pas comme ça qu'une femme de son rang doit se comporter.
L'hésitation brève, le soupir désabusé – au diable les cérémonies – puis son regard se plonge de nouveau au fond des prunelles abyssales de son frère.

« Et je te défonce. »

Les syllabes soigneusement détachées, le rictus s'imprime à la commissure des lèvres et au dedans le cœur trébuche un peu quand on se demande,
ce que ç'aurait été, la vie s'il n'avait pas disparu,
ce que ç'aurait été, la vie s'il n'était jamais parti,

ce que ç'aurait été, la vie tous les deux, Ava et Arcty au sommet, Ava-Marsaidh et Arcturus pour régner sans trembler.

Dans un dernier rire — à peine un murmure —, Ava se relève, lisse sa jupe et replace une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Un pas après l'autre en direction de son frère, elle s'incline à sa hauteur, sous prétexte de récupérer son projectile échoué sur le lit. Ses prunelles claires plongées dans les identiques de son cadet, elle prolonge le silence, rien qu'une poignée de secondes, avant de se redresser — et il y a eu, dans ce seul regard, plus de mots échangés qu'ils n'en prononceront jamais à voix haute.

Les gestes méticuleux, l'air de prendre son temps, Ava-Marsaidh raccroche à son col l'étoile filante toute d'or taillée — d'un semblant ; du toc, rien qu'un métal froid sous les doigts,
glacial contre le cœur.

« Pour sûr, Arcturus. »

Pour sûr qu'on se reverra, parce que même au bout du monde elle le retrouvera — et parce qu'elle n'acceptera plus jamais un monde sans lui.

Un pas en arrière, puis deux, elle tourne les talons sans plus de cérémonies — le cœur pas bien plus léger qu'en entrant, lourd de nouvelles certitudes qui se bousculent déjà ;
que son frère l'aime, mais que ça ne sera peut-être jamais assez,
qu'Arcturus est à ses côtés, mais qu'elle est bien seule au sommet.

La main sur la poignée et le sourire aux lèvres, Ava inspire, boucle au fond d'elle ces émotions qui la chavirent et dont elle ne veut plus, ce soir — elle ne lève les yeux qu'une dernière fois en direction de son frère, une seconde avant que la porte ne se referme sur elle,

deux iris cendrées qui murmurent
merci de croire en moi quand moi-même je ne sais pas.

Et puis, le ballet reprend, sur un nouveau tempo — les talons sur le linoléum, la cordialité de circonstances, les premiers rappels à l'ordre dans les corridors,
et à son cœur, une seule idée, à chaque battement,

peu importe si l'on n'est rien pour eux ;
je serai ce qu'il faut pour toi.

Je ferai ce qu'il faut pour nous.