Il y avait peu d’endroits qui rendaient Isis aussi mal à l’aise qu’elle pouvait l’être dans un hôpital. Tout n’y était qu’agressions sensorielles dans ces lieux, qu’il s’agisse de l’odeur du désinfectant qui lui montait directement au cerveau et lui donnait vite des migraine, du bruit constant qui s’y agitait entre les courses des infirmiers avec leurs brancards aux roues mal huilées, les plaintes des patients en souffrance ou tout simplement fatigués d’attendre, ou bien encore ce blanc constant sur les murs qui la faisait baisser les yeux pour ne pas s’y heurter la rétine.
Elle ne s’y rendait que lorsqu’elle n’avait pas le choix ; et aujourd’hui, elle ne l’avait pas, car les bleus étaient trop visibles cette fois –à l’école, on lui demanderait forcément ce qu’il s’était passé et elle n’avait pas le cœur à tout raconter pour sauver sa misérable étoile, alors vite, vite, à l’hôpital histoire d’effacer les traces.
Les yeux baissés sur ses genoux, elle ne l’aurait pas vu arriver si ce n’était son odeur qui, entre les effluves aseptisées, lui avait rappelé quelque chose de chaleureux et familier comme un souvenir d’été.
Krystian.

Isis avait levé vers lui un regard terrible –écarquillé de surprise et de peur d'avoir été percée à jour– alors que dans sa poitrine, son cœur se serrait déjà à l’idée des conséquences –n’étaient-ils pas sensés jamais se revoir ? Et encore moins dans ces conditions ? Les mots restèrent coincés dans sa gorge, et l’angoisse affluait déjà si bien qu’elle n’avait pas remarqué ce que lui n’avait pas encore réalisé –à savoir la chemise de son uniforme scolaire, légèrement taché du sang qui lui avait coulé du nez plus tôt.
D’un pas fatigué, elle le suivit dans la salle de consultation, prit place là où il le lui indiqua et ne répondit pas immédiatement à sa question car subitement, elle ne savait plus comment mentir pour tromper les adultes et s'en sortir.

« Je suis tombée dans les escaliers, se contenta-t-elle finalement de répondre d’une voix éteinte, je crois… »

Son regard n’avait pas décollé de ses genoux écorchés car elle craignait trop de croiser celui de Krystian, et quand elle se trouvait ainsi accablée par ses propres mensonges passés, il risquait d’être un peu trop lourd à supporter.

« Moi je crois que c'est un nouveau mensonge. »

Krystian n’avait pas dit ça d’un ton cinglant ou ouvertement déçu ; il y avait toujours des restes de cette douceur qu’elle avait apprécié déceler dans ses intonations la première fois, et c’était peut-être encore pire. S’il se mettait en colère, s’il s’énervait et dépassait les bornes, alors aurait-elle enfin une porte de sortie qui lui permettrait de fuir cette situation et la culpabilité dans laquelle elle se noyait. Mais la douceur et le calme, c’était peut-être bien les armes les plus terrible que l’on pouvait brandir face à Isis qui se crispait un peu plus sur son siège.

Elle ne gardait aucun secret –elle ne se souvenait pas bien des détails, sa mémoire toujours aussi peu fiable lui jouait des tours ces derniers temps si bien qu’il lui arrivait de mélanger les évènements quand elle tentait de se souvenir de l’origine des traces qu’elle retrouvait parfois sur sa peau. Mais Isis ne répondit rien et s’enfonça un peu plus dans ses propres tréfonds alors que Krystian lançait enfin les hostilités en mentionnant la bibliothèque, et l’absence de celle qu’elle avait créé de toute pièce au dessus de leurs tasses de thé
— et à chaque expiration, elle avait un peu plus envie de disparaître dans le décor et s’effacer comme si tout ça n’avait jamais existé.

« Je vais te soigner, mais j'ai besoin de ton nom et ta classe.
— Isis-Mae Rhodes, fit-elle après un instant de pause pour retrouver son souffle et un fil de pensées plus clair, je suis en classe F / PHY. »

D’autres mots se bousculèrent précipitamment dans sa gorge, des mots qu’elle ne voulait pas prononcer de peur qu’ils soient mal compris et empirent les choses, mais c’était plus fort qu’elle, comme si elle ne saurait retrouver son souffle tant qu’elle ne s’en serait pas débarrassée.

« Pourquoi tu t'énerves pas après ce que j'ai fait ? »

Pour les faux espoirs, les mensonges et les secrets.
Peut-être qu’elle tremblait déjà de ce que Krystian lui répondrait.

Et la colère qu’elle espérait voir tomber sur sa tête dans un nouvel élan auto punitif ne vint jamais, la laissant déstabilisée et confuse. Bien sûr qu’il en avait des raisons de s’énerver ! Elle les lui citerait toutes si elle avait le courage de faire face à ses erreurs en le regardant dans les yeux ! Et la suite n’eut de cesse de la surprendre tant le ton léger qu’il employait lui semblait décalé  face à la situation, quand bien même son regard était un peu plus dur que celui qu’il avait posé sur elle au café. C’était à croire que c’était exactement le même homme qui lui faisait face, pas le médecin trop professionnel ni l’adulte trop responsable, et qu’il pourrait presque lui proposer une nouvelle tasse de thé après avoir examiné ses blessures –mais ne rêvons pas trop.

« T’es bizarre… »

C’était sorti d’un seul coup, provoqué par l’incompréhension qu’elle ressentait face à sa réaction, et il lui fallait une seconde pour se rendre compte de ce qu’elle venait de dire et se pincer les lèvres de gêne.
Il lui fallut également une seconde supplémentaire pour réaliser qu’elle avait enfin levé les yeux vers lui.

« Pardon, j’veux dire… je pensais pas que tu réagirais comme ça. »

Elle avait presque esquissé une ébauche de sourire quand il se mit à émettre des hypothèses sur les raisons qui l’avaient poussée à mentir, et il y avait un peu de vrai et de faux dans chacune de ses idées. Il avait laissé glisser un rire qui avait ramené l’adolescente au souvenir de sa tasse en porcelaine fumante, et l’angoisse s’était un peu évaporée à l’image des vapeurs volatiles.
Et alors que le sérieux du professionnalisme revint à l’assaut, Isis ne savait plus si elle devait se sentir rassurée, ou plus coupable encore, d’avoir fait un coup pareil à quelqu’un comme lui.

« J’en ai que sur le visage, les genoux et les bras, le reste c’est la peine. »

Troisième mensonge –on n’arrête pas un taureau en pleine course– mais elle ne voulait pas qu’il pose les yeux sur les quelques plaies que ses vêtements dissimulaient car dans ses élans tordus, Isis se sentait parfois rassurée que l’extérieur reflète un peu l’intérieur : abîmé, écorché, mal être tangible même s’il était caché. Elle ne voulait pas non plus qu’il découvre les restes de plaies anciennes dont elle était peut-être l’auteure –foutue mémoire incertaine, elle n’avait que des presque certitudes mêlées de doute– et qu’on lui pose des questions auxquelles elle ne voulait pas répondre à leur sujet.

« Je voulais juste passer une bonne journée avec quelqu’un. Et j’ai besoin de ne pas être moi pour ça. »

Quoiqu'elle avait fait n'importe quoi, et ça c'était bien du Isis-Mae tout craché.

« T’avais l’air gentil et je pensais qu’on se reverrait pas alors… J’ai eu peur que tu ne veuilles plus me parler si j'avais dit la vérité. »

Un léger frisson lui avait parcouru le bras quand elle avait timidement saisi la main que Krystian lui tendait et elle aurait voulu pouvoir le mettre sur le compte de son alice qui effaçait progressivement les traces de sa mésaventure encore floue –mais elle le sentait au fond d’elle, que ce ne serait qu’un énième mensonge qu’elle se dirait à elle-même.
Quand il eut terminé, elle inspecta machinalement ses avant-bras, un peu impressionnée par l’efficacité de son alice de médecin. Ce devait être bien de posséder un pouvoir pareil, qui rendait utile et même indispensable aux autres. Jusqu’ici, à part se rendre plus sensible qu’elle ne l’était déjà, Isis n’avait pas trouvé beaucoup d’avantages au sien.

« Isis-Mae de la classe F est-elle donc interdite de passer une bonne soirée ? Qu'a-t-elle fait de si terrible pour ne pas mériter une seule pauvre soirée qui ne tourne pas au désastre ? »

Elle cligna les yeux, surprise par sa réponse, et fronça légèrement les sourcils en relevant la tête vers lui, presque certaine qu’il se moquait d’elle avec ses questions drôlement formulées –pas qu’elle n’avait pas l’habitude d’être tournée en ridicule, mais alors qu’elle faisait l’effort d’être honnête et dire un peu de ce qu’elle avait sur le cœur, ce serait un coup plutôt dur à encaisser.

« Qu’est-ce–
— Ou bien c'est toi qui souffres d'être Isis-Mae de la classe F ? »

Coupée dans son élan, Isis cru bien avoir loupée un ou deux battements de cœur dans la foulée.
Krystian venait de la percer à jour, aussi facilement que s’il avait fait un trou dans une feuille de papier. Et comme si elle ressentait aussitôt le besoin de se replier sur elle-même pour combler la faille, elle ne répondit rien et ramena ses jambes sur l’assise de son siège pour croiser les bras sur ses genoux et y réfugier la moitié de son visage –fœtale rassurante.

Ses yeux avaient un peu décroché de l’azur du médecin pour se faire vague entre lui, le mur d’en face et le détail du col de sa blouse blanche. Le ballet visuel incertain de s’interrompit pas alors qu’il continuait à parler –alors qu’il s’excusait, quand bien même elle ne l’avait toujours pas fait– mais croisa son regard une dernière fois avant de s’arrêter sur un point vague où elle ne se sentait pas obligée de soutenir le poids des yeux de qui que ce soit. Un ricanement doux mais amer se fit un chemin serpentin dans sa gorge et vint siffler entre ses lèvres.
Intéressante, hein ? La bonne blague.

« Ça m’étonnerait, fit-elle de but en blanc en ignorant les remarques précédentes, puis elle haussa les épaules. C’est rigolo cinq minutes et puis on se lasse vite de moi. »

Elle était bien la première à l’avoir vécu cet ennui de soi implacable.

« Je m’en fous après, mais juste pour une fois je m’étais dis que…bref, elle senti ses joues et ses oreilles chauffer légèrement alors elle s’interrompit en marquant une brève pause et se racla la gorge, le regard toujours vague entre celui de Krystian et l’espace autour de lui. Désolée. C’était bête. »

Si Isis avait pu se faire toute petite et se cacher dans un trou, elle l’aurait bien fait là, tout de suite, alors que la honte lui donnait des rougeurs aux joues et tordait les commissures de ses lèvres. Elle réalisa alors que cela faisait très longtemps qu’elle n’avait pas éprouvé un tel embarras ; puisqu’elle s’était tant habituée à la honte qu’on voulait lui faire ressentir qu’elle avait fait de son indifférence une arme contre le poids de la gêne –normalement. Ça n’était pas normal qu’elle se laisse fondre ainsi sur place, elle ne comprenait pas ; d’autant qu’il n’y avait ni moqueries ni méchancetés dans le ton de Krystian.
C’était peut-être ça le problème, Isis n’avait jamais su faire avec la gentillesse.

« Tu continues de te rabaisser alors que je t'ai dit que je n'étais pas en colère. Qui donc t'a fait croire que tu méritais un tel traitement ? »

Elle se senti forcée de lever les yeux vers lui, subitement, et croiser son regard fut aussi lourd que ce qu’elle s’était imaginé –mais ça venait d’elle tout ce poids qu’elle traînait derrière comme le boulet d’un condamné. Elle cilla un peu mais finit par tenir bon, suffisamment pour le voir hausser les épaules et continuer sur sa lancée, encore un peu.
Qui donc t'a fait croire que tu méritais un tel traitement ?
Isis fronça les sourcils, interpellée par la question. Les noms de Juno et de ses parents lui vinrent en premier, évidemment, mais ne le méritait-elle pas un peu vraiment pour avoir été trop faible face à eux ? Si elle avait été plus forte, ou différente, peut-être aurait-elle pu changer les choses et gagner une vraie place dans leur cœur ? Et puis peut-être aurait-elle pu faire de meilleurs choix que de se laisser tomber dans ce tourbillon sans fin dans lequel elle peinait à garder la tête hors de l’eau ? Peut-être enfin qu’elle aurait pu arrêter de repousser tous ceux qui lui voulaient du bien ?
La première question sérieuse que Krystian lui avait posé au café lui revint en tête ; une boule se forma dans sa gorge et elle se précipita de la ravaler.
Qui donc t'a fait croire que tu méritais un tel traitement ?
Eh bien, s’il fallait être honnête, Isis en était certainement la première convaincue.

« Quoiqu'il en soit… –elle cligna des yeux et réalisa qu’elle l’avait encore perdu du regard, alors elle releva le nez vers lui et elle cru voir dans ses iris la même chose qu’elle avait déchiffré chez lui au-dessus de leurs tasses de thé ; elle voulait un peu y croire, mais ne pouvait s’empêcher de refuser cette idée. Comment pourrait-il sérieusement l’apprécier maintenant qu’il savait de quoi elle était faite ?– Tout est en ordre, désormais.. Si.. Tu n'as plus besoin de moi, tu peux reprendre tes occupations.
— Ah, fit-elle un peu surprise –tout à coup elle n’avait pas vraiment envie de s’en aller– d’accord… »

Dans des gestes lents et désordonnés, elle quitta son siège et rassembla ses affaires, mais quand vint le moment de vider les lieux Isis se retrouva plantée devant la porte fermée sans aucune détermination pour en tourner la poignée.
Les yeux fixés sur le mur en face d’elle, et Krystian dans son dos, il lui semblait peut-être un peu plus simple de respirer.

« Quand…on était au café… –sa voix tremblait un peu mais se faisait un plus plus vivante désormais– j’ai pas menti tout le temps… Et j’ai vraiment passé une bonne journée grâce à toi alors… »

Elle prit une grande inspiration, comme si ces quelques mots avaient suffit à vider ses poumons de tout leur oxygène.

« Merci. Pour le thé, et le reste. »

Et elle ne trouvait toujours pas le courage d’ouvrir cette foutue porte.

« Tu peux rester, si tu ne veux pas partir. »

C’était terrible cette façon qu’il avait de la mettre aussi simplement devant la réalité qu’elle voulait fuir des yeux. En le croisant dans le couloir, elle s’était préparée à se faire crier dessus, à affronter des regards sévères, où au moins de la déception, pas de la patience, pas de la gentillesse qu’elle ne méritait pas, et surtout pas qu’il lui dise
tu peux rester.
Isis se pinça les lèvres, toujours face au mur, en proie à ses conflits intérieurs ; mais elle était contente que Krystian lui ai dit ça.
Mauvais signe.

« Mais je ne suis pas psy. Mon truc c'est guérir les corps. Avec les cœurs je suis maladroit.
— Sans t’offenser, fit-elle en soufflant un ricanement léger et en se tournant de trois quart pour l’observer du coin de l’œil, j’avais un peu remarqué. »

C’était trop étrange cette succession de sentiments contradictoires qui s’enchaînaient en elle ; un coup elle avait envie de prendre ses jambes à son cou pour ne plus recommencer les idioties qui l’avaient mené à cette situation, l’instant d’après, elle voulait rester, et parler rien qu’un peu avec Krystian, parce que si ses mots avaient le don de la déstabiliser à chaque fois, la façon qu’il avait de les prononcer l’apaisait et c’était une sensation trop rare chez elle pour ne pas courir après.
Nerveuse, elle se triturait la peau des doigts du bout des ongles tandis qu’elle tentait de mettre de l’ordre dans ses pensées pour formuler une réponse convenable –c’était peine perdue, mais on ne sait jamais.

« J’ai pas spécialement envie que tu joues les psy avec moi si ça peut te rassurer. »

Elle l’avait dit avec un sourire amusé sur le visage car c’était ce qu’elle savait le mieux faire pour dissimuler ses confusions –avoir l’air un peu plus confiante, quoiqu'aujourd'hui, ça n'avait pas l'air de beaucoup fonctionner.
J’ai pas envie que tu joues les psy mais j’ai bien envie qu’on parle un peu, comme l’autre jour, même de choses futiles, je m’en fous, peut-être même qu’on n’est pas obligé de parler mais juste–
Je ne veux pas m’en aller.
Elle l’avait pensé si fort que ça l’avait effrayée.

« Je sais pas trop ce que je fait en vérité, désolée, fit-elle soudainement, agitant vaguement une main dans le vide comme pour aérer la tension étrange qu’elle venait de provoquer –prends la fuite Isis, comme tu l’as toujours fait, t’as l’air occupé en plus je veux pas t’embêter plus que je l’ai déjà fait ! »

Elle s’était figuré plusieurs excuses pour pouvoir rester un peu plus longtemps, quitte à lui demander de soigner les autres bleus qu’elle avait tu et voulait garder secrets, mais elle se sentait de nouveau paniquée, affolée de ses propres émois et elle ne connaissait que la fuite pour remédier à ces choses là.
Elle se fit violence et posa finalement la main sur la poignée de la porte.

« Est-ce que…? Elle s’interrompit en secouant la tête comme si elle répondait par la négative à un débat intérieur. Non rien… Au revoir. »

Il lui restait comme un arrière-goût de regret sur le palais.
Est-ce que je pourrais revenir te voir ?