De la neige. Partout. Un épais manteau blanc, déposé sur toute l’académie comme une épaisse couverture. Claire l’observe de loin depuis quelques jours, déjà, sans oser y mettre les pieds. La dernière fois qu’elle a eu l’audace de s’aventurer loin au dehors, elle s’est retrouvée avec un gros lourd sur les épaules. Pas trop envie de refaire la même erreur. D’un autre côté, ses élans de courage l’ont également menée jusqu’à Penelope … Alors pourquoi ne pas se laisser tenter ? L’hésitation est grande, suffisamment pour la plaquer, là, face à la fenêtre. Elle ne fait rien, elle attend. Comme si une petite étoile allait s’illuminer, là, quelque part, pour lui indiquer de la suivre. Comme si les coïncidences attendaient réellement Claire, au bout de la route. Il n’existe rien de tel. Juste elle, pour elle-même. Un soupir. Elle n’a fait aucun progrès, hein ? Ou … Peut-être. Peut-être en a-t-elle fait, mais il lui est impossible de les constater.

Après un trop long moment passé à admirer les gens courir et s’amuser dans le parc, Claire décide de prendre son courage à deux mains. Rester plantée là est ridicule, surtout alors qu’elle est parée pour résister au froid. C’était son but premier, la voilà désormais les deux pieds dehors. Trop tard pour reculer. Elle s’emmitoufle un peu plus dans son manteau, resserre son écharpe rose clair.

L’hiver, l’hiver, l’hiver. La beauté de Noël, les échanges de cadeaux, la fin de l’année. Toutes ces fêtes qui se suivent et rappellent au monde qu’il existe encore de belles choses. À l’académie, c’est légèrement différent. Claire se perd souvent à se dire qu’ils sont prisonniers de ces barreaux dorés : certains n’ont pas vu leurs parents depuis si longtemps. Ils sont là, à attendre que leurs études se terminent, à espérer être les meilleures formes d’eux-mêmes pour retrouver ces visages disparus depuis trop longtemps. Nouveau soupir. Claire traîne les pieds dans la neige, laisse des empreintes anormalement grandes comparées à la taille de ses pieds. Elle les laisse s’enfoncer au plus loin dans le manteau blanc, comme pour y laisser une trace. Mécontentement ? Rébellion ? Rien de tel. Elle n’a pas le courage de prendre les armes de toute façon.

Ses déambulations cessent quand elle s’aperçoit que des fleurs ont réussi à dépasser la neige. Courageuses petites choses, qui se frayent un chemin à travers l’épaisse couverture blanche. La fragilité des plantes est souvent remise sur le tapis par ceux qui n’ont pas la main verte. Ce n’est pas souvent de leur faute, toujours celle de la fleur, qui n’a pas réussi à leur survivre. Mais là, face à Claire se trouve la preuve qu’elles sont fortes. Ces bourgeons, là, qui dépassent fièrement de la neige. Ils ont survécu au froid le plus intense. Il suffit simplement de savoir s’en occuper.

Embarquée par un élan de fascination, l’albinos traverse les quelques mètres qui la séparent du parterre de fleurs. Arrivée à leur hauteur, Claire commence par les observer. Les livres ne lui ont pas dit de quelle espèce il s’agit. Voilà bien un sujet sur lequel la demoiselle admet avoir des lacunes. Distraitement, elle attrape dans sa poche un petit carnet à la reliure rose, avec une couverture sur laquelle se trouvent divers dessins d’animaux. Elle l’ouvre, puis commence à y griffonner : « Se renseigner sur les fleurs d’hiver. » Un instant d’hésitation. Elle raye « fleurs d’hiver » et y note, juste à côté « plantes ». D’un seul coup, cette proposition lui paraît plus intéressante. Claire referme le carnet dans un geste adroit, qui montre toute l’habitude qu’elle a de noter des idées dans ce petit cahier.

Des pas dans la neige attirent son attention. Quelqu’un. L’albinos se tourne, par réflexe. La silhouette familière d’une brune s’approche, lentement. C’est une fille de sa classe, qui traîne souvent avec une petite blonde. La demoiselle fouille sa mémoire un instant, sans trop savoir ce qu’elle va y trouver. Le temps de le faire, sa camarade est déjà à sa hauteur. La question, maintenant, est de savoir si elle s’arrêtera … Et ce qu’elle lui dira, si elle lui parle.

L’inverse de Claire. Ses cheveux bruns et ses yeux cendrés contrastent avec la crinière blanche. L’albinos reste muette un instant, surprise. La voix de sa camarade est douce, comme du coton. Il y a dans ses intonations une chaleur qui laisse l’adolescente perplexe. On dirait un rayon de soleil, qui perce la couverture nuageuse pour irradier le monde. Naturellement, un sourire étire les lèvres de Claire. Il lui semble même que ce soit la réaction la plus adaptée face à Moïra. Moïra McLaan, une camarade de classe. Un petit bout de femme adorable, qui traîne toujours avec Aline. Elle a l’air de s’y connaître en fleurs, vu qu’elle donne simplement le nom de cette espèce à l’albinos.

« Salut ! »

Claire se tourne vers les fleurs. Aime-t-elle le froid ? En un sens, oui, mais peut-elle expliquer que le froid lui plaît parce qu’il fait fuir les gens ? Peut-elle être honnête avec cette demoiselle à ce sujet ? Elle risquerait de paraître froide et repoussante, non ? L’albinos se mordille la lèvre inférieure, sans savoir quoi dire. Dans le doute, le mieux serait de ne pas lui dire quelque chose d’aussi froid. Faire l’effort d’aller vers les gens, faire l’effort de les maintenir près de soi, ça commence par ne pas utiliser les mots « faire fuir les gens ». Oh, ça mettra probablement du temps à rentrer dans sa tête, mais il faut bien commencer quelque part. Voici le point de départ.

« J’aime bien le froid, en effet. Quant aux fleurs … » Elle hausse les épaules. « J’savais pas qu’il s’agissait de perce-neige. Je m’y connais pas tellement en botanique. »

Elle se tourne vers Moïra, un peu plus souriante, cette fois-ci. Plus confiante, aussi. Toujours dans cette idée de ne pas se fermer aux autres, de leur laisser un peu de place dans son univers.

« J’trouve que c’est poétique, quand même. Ces petites fleurs qui réussissent à grandir malgré le froid autour de nous. Quand on sait que la neige et le froid font disparaître presque toutes les autres, les voir, là, j’trouve ça joli. »

Claire hausse les épaules. Ça lui fait étrange, de dire ça, comme ça. Mais elle essaye sincèrement de ne pas la mettre de côté. Elle a l’air tellement gentille, au final. Un rayon de soleil, de la même manière que Penelope. La repousser serait une mauvaise idée. Et, surtout, la brune ne comprendrait probablement pas. Ça viendrait de nulle part.

« Mais tu as l’air de t’y connaître ! Il existe d’autres fleurs comme ça ? Ou d’autres fleurs que tu trouves intéressantes ? »

Un pas, vers l’inconnu. Une tentative de se découvrir, de découvrir l’autre. Et puis, si jamais Moïra s’y connaît réellement, la petite ligne sur son carnet n’aura plus de raison d’être, si ? Il lui suffira de s’en remettre à sa camarade de classe, puis de combler les manques avec les livres. Ou de se documenter encore davantage. Bref, un échange de bons procédés.

Épatante demoiselle que voilà. Dans une telle société, trouver quelqu’un capable de parler de fleurs de cette manière, c’est agréable. Quelqu’un qui peut partager son savoir avec Claire, qui peut la sortir un peu de son monde livresque. Un sourire étire les lèvres de l’albinos. Il y a en elle une douceur semblable à celle de ces végétaux qu’elle aime tant.

Claire a l’impression d’avoir déclenché quelque chose chez elle, une sorte de passion qui se ressent dans sa manière de s’exprimer. Les mots viennent avec fluidité, dans un flot continu qui ne cesse que lorsque l’information est complètement donnée. L’albinos hoche lentement la tête, tente de toutes les capter pour toutes les imprimer. N’en perdre aucune miette. Si ça ne tenait qu’à elle, son carnet serait déjà dans ses mains, les pages noircies par son écriture précipitée.

Mais un autre spectacle se joue sous ses yeux, le spectacle de la vie. Ces plantes qui croissent jusqu’à elles, s’articulent en un joli dessin de rose. Claire penche la tête, observe le tout avec une grande attention. Si certains peuvent effacer la mémoire, d’autres ont l’air capables de prouesses toutes aussi impressionnantes. La crinière blanche comprend un peu plus d’où lui vient son amour pour la nature. Son sourire s’affirme.

« Ah, oui, c’est très joli ! »

La voix de Claire part un peu plus dans les aigus que d’habitude, signe d’une joie non-dissimulée. Un peu d’admiration, aussi. Il y a dans ce pouvoir une capacité à faire grandir la vie, mais qu’y a-t-il de plus ? Toute la poésie de cette rencontre s’accroît, saute aux prunelles incarnates. C’est comme si, d’un coup, comme ça, le monde s’affairait pour qu’elle croise quelqu’un capable de faire le « bien », mais le bien dans le sens de la vie. Dans le sens de la lumière. Quelqu’un qui se détache de tous les stéréotypes qu’on entend sur ces gens à pouvoir. Quelqu’un qui sort du lot, qui rappelle à Claire qu’il existe du bon partout, même là où on ne s’y attend pas. Surtout là où on ne s’y attend pas.

Au fond, Cassidy a peut-être raison. Peut-être qu’il faut simplement qu’elle s’ouvre au monde. Qu’elle prenne le temps de s’y mêler.

C’est pourquoi Claire décide de mettre un gigantesque coup de pied à sa timidité, à son envie irrépressible de partir en courant. Elle attrape le taureau par les cornes et se met dans le bain une bonne fois pour toutes.

« Eh bien, je te crois, oui. Malheureusement, comme je te l’ai déjà dit, je ne suis pas une grande passionnée, ni une connaisseuse. Moi, à part les livres et les histoires … »

Elle hausse les épaules.

« J’trouve ça intrigant. Ça change un peu de mon propre monde, haha. J’veux pas t’embêter, par contre. Si tu veux partager tes connaissances, c’est avec un grand plaisir, mais t’étais p’têt’ pas sortie pour ça. »

Toujours cette fâcheuse tendance à se mettre en arrière. Ne pas vouloir gêner, ne pas vouloir s’imposer. S’interdire d’exister. Mais essayer, quand même. Essayer de se faire une place dans ce grand monde, parmi la neige, parmi les gens, parmi les fleurs. Essayer de vivre.