Frustration. Tellement frustré Elliot. Tellement frustré de te voir ne pas répondre alors qu’on a dit qu’on était ami, Céleste. Tellement frustré de te voir les yeux vissés sur l’écran et ne répondre que plusieurs heures ensuite. La sensation d’être débile, idiot. La sensation que tu le prends pour un con. Et tu sais comment c’est, comment c’est perturbant pour lui de ressentir tout ça, de sentir le souffle s’accélérer, de ne pas comprendre pourquoi on est aussi en colère, aussi furieux de voir le fossé s’agrandir alors qu’on a rien fait pour. Depuis quelques semaines il lui semble que tu changes, mais depuis le bal il lui semble que tu n’es tout simplement plus le même. Et il est furieux, Elliot. Il est furieux d’être furieux, furieux de ne pas comprendre l’agacement, la frustration qui le prend à regarder son téléphone et l’absence de réponse. S’il pouvait il t’appellerait, mais il ne peut pas, tu sais bien. Il a tellement de choses à te dire, Elliot, il voudrait te partager l’euphorie de la danse, à toi son ami. Parce qu’on a été si semblable lui et toi, qu’on s’est dit qu’on serait ce que les autres ne sont pas, des amis. Mais toi tu pars, toi tu fuis.

Et ça le rend fou.

Alors il s’est levé de sa chaise pour te suivre dans les couloirs, il veut t’appeler, remarques-tu qu’il est là ? Et il peine à te rattraper, ça aussi ça le frustre de ne pas pouvoir courir, de n’en avoir pas le droit. Tout le frustre. Toi. Son corps. Son putain d’incapacité à parler. Alors il marche, il tente de te rattraper, d’imposer une main sur ton épaule pour qu’on puisse enfin parler. Est-ce qu’il a fait une bêtise ? Est-ce que tu as fait une bêtise ? Il veut savoir, Elliot. Mais t’es trop rapide, t’as toujours été trop rapide Céleste. T’es une putain de comète et lui un putain de vieux cailloux collé au sol.

Arrête toi Céleste.
Arrête toi putain.
Mais tu creuses l’écart.
Il te voit petit à petit s’éloigner et il panique Elliot.
Alors il sort son carnet avec précipitation.
Et lui qui n’a jamais rien lancé de sa vie
Te lances son unique moyen de communication.
En plein dans ton dos.

Et là Céleste, tu t’arrêtes ?

Tu débarques avec le regard de l’innocence, ramasses le carnet comme-ci de rien n’était. T’as l’air de te demander pourquoi. Elliot se demande alors pourquoi plus il te regarde, plus il enrage. N’aurais-tu rien remarqué ? Rien vu ? N’as-tu pas fait attention à tes nuances qui changent, aux traits que tu tires, aux frontières que tu délimites entre toi et lui ? Entre toi et le monde ? Et il enrage, Elliot, il ne sait pas ce qui est le pire, au final. Que tu ne saches pas ou que tu fasses semblant de ne pas savoir. Au fond, il aimerait que tu lui donnes une raison, il trouverait cela moins cruel que tu te mures dans ta forteresse en rejetant le reste pour une cause concrète qui le concerne. Il trouverait cela moins cruel qu’il y a un "parce que" son "pourquoi".

Reprend le carnet, Elliot. Gribouille, les sourcils froncés devant ta putain de mine innocente, ses accusations.

« Et c’est quoi cet éloignement ? »

Réponds à tes questions avec les siennes. Il ne supporte pas, Elliot, de te voir te retirer dans ton palais sans laisser la porte entrouverte. Derrière le mot ami, Elliot avait peint des centaines de nuances, écris des milliards de vers, il avait toujours pensé qu’ami était un mot à la définition universelle, que les couleurs sur sa toile étaient visibles et compréhensibles par tous mais toi… Toi tu commences à lui faire comprendre qu’il n’y avait pas de vrai définition des sentiments. Que chaque nuance est unique et que peut-être que les vôtres n’étaient plus raccord. Elliot il n’a pas la philosophie, le recul, la maturité pour accepter cette différence. Il la rejette. Il la haït et il haït plus encore quand c’est toi qui le lui rappel.

Gribouille encore et encore, rageusement.

« Tu réponds dans le vide. Tu m’évites. J’aime pas ça. »

Il a cherché un parce que, la fausse note glissée dans la partition, le coup de crayon en trop mais rien à faire il ne trouve pas. Où était l’imperfection ? Où était l’erreur ? Ce petit détail qui explique tout ?

« J’ai fait une bêtise ? Faut me le dire. »

Elliot est très mauvais perdant mais humble pour reconnaître qu'il peut être mauvais sur certains sujets. Elliot il est prêt à corriger l'erreur si elle vient de lui… Mais si elle vient de toi alors il ne sait pas. Réparer la mécanique de l'autre, il n'en a jamais été capable. Réparer la sienne était déjà une chose compliquée.

« Ou alors c’est toi qu’a un problème ? J’en sais rien mais parle-moi. J’aime pas te voir comme ça Céleste. »

Le carnet entre les mains, les mots dessinés sur le papier, témoin de toute l’insécurité que tu lui fais ressentir. Parce qu’Elliot il n’est pas prêt à accepter, entendre certaines choses, tu sais ? Il appréhende un peu ce que tu vas dire, tu lui sembles d’un coup beaucoup plus faible, beaucoup moins rayonnant que d’habitude, Céleste. Tu as l’air d’être un astre beaucoup moins visible, là, tout de suite.

Ce n'est pas de sa faute. C'est de la tienne. C'est un premier constat et il ne sait pas s'il lui plaît tant que ça. La fausse note ne vient pas de lui et c'est déculpabilisant. Mais la fausse note vient de toi et ça la rend plus difficile à identifier encore. Comment réparer ce qu'on ne peut pas voir et toucher ? Tu lui confis que tu t'éloignes, dresse des barrières malgré toi parce que c'est le bordel chez toi. Il y a des choses qui se bousculent, qui te bousculent et tu ne sais pas quoi faire. Il aurait envie de te dire qu'il comprend parce que ça lui arrive, a lui aussi, de sentir tout s'entrechoquer à le rendre fou. Quand tout ce qui était à sa place tombe à terre dans un joyeux bordel. Il connaît cette sensation-là. Mais ton bordel à toi ce n'est pas le sien et t'as l'air tellement diminué quand tu parles qu'il comprend qu'il n'est pas de bon ton de comparer son bazar au tien.

Il écoute, caresse du doigt le papier pour se rassurer. Il essaye de dessiner les formes de ton trouble mais n’y parvient pas. Peut-être que pour toi aussi c’est flou, Céleste. Peut-être que toi aussi tu ne comprends pas. Il sent un peu honteux, la colère sourde lassant place à l’inquiétude la plus élémentaire, celle qu’on a toujours quand on croise un regard comme le tien. Les épaules qui s’affaissent comme les tiennes, dresses les mots sur le papier pour agiter le drapeau blanc et te dire qu’on n’est pas obligé d’être en solo dans sa propre maison.

« Pardon. J’aurais pas dû m’énerver. »

Sourire timide. L’air de dire : on fait la paix Céleste ?

« Je ne suis pas fâché, juste inquiet. Qu’est-ce qu’il se passe pour que tu t’isoles comme ça ? Tu veux bien m’en parler ? »

Peut-être qu’à deux on peut trouver où l’accord sonne faux.
Peut-être qu’à deux on peut tout réaccorder.

Problème de cœur et il a l’impression que c’est une épidémie en ce moment. Mot qui sonne plus juste, plus clair depuis le bal, Céleste. Le cœur était une mécanique impressionnante dont Elliot ne soupçonnait rien. Totalement hermétique à ses rouages, pendant, longtemps, on avait pensé aimer différemment, n’être pas capable d’aimer comme tout le monde. Plus un besoin de plaire qu’un besoin d’amour, plus un besoin d’être estimé que réellement apprécié. Le temps lui était compté alors il voulait marquer les esprits en bien. L’amour était toujours sens unique, chez lui, une affection candide, honnête, mais pourtant si mensongère et pernicieuse qu’elle avait mis en erreur bien des esprits. Sans doute avait-il blessé nombre de cœurs sans le savoir, Elliot, pourtant il lui semblait que c’était là le peu dont il était capable. Un déni profond, une affection égale pour tous mêlée de dévotion. Une affection pas si égale en vérité parce qu’il y avait des visages comme le tien ou celui de Miel qui faisait tout s’exacerber. On avait commencé à réellement aimer avec vous, on n’en prenait l’ampleur qu’après Valéry. Aujourd’hui on commence enfin à dessiner les plans, à toucher du doigt le fonctionnement de cette machine complexe à l’origine de tout sentiment. Alors quand tu lui parles, il a moins peur, Elliot. Il lui semble que cette fois-ci, il pourrait te comprendre.

Laisse le cahier lui glisser entre les doigts. Il ne sera pas celui qui juge le manque de mot, Céleste. Lui-même ne peut pas parler comme tout le monde alors ça ne le choque pas. Au contraire, il sait à quel point l'écrit est un médium qui transcende tout le reste. Des mots sur papier on n'a jamais vu de plus honnêtes. Et quand il te lit enfin, Céleste, il ne sait pas s'il doit sourire ou froncer les sourcils. Tu te fermes tout en ouvrant une autre porte. Il y a quelques semaines il s'y serait engouffré sans problème, parce qu'Elliot ne voyait pas les nuances. Mais depuis les baisers de Valéry on comprenait qu'il fallait voir le monde sous un nouvel angle. Il semble comprendre que tu essayes de fuir des réalisations douloureuses pour toi, Céleste.

« Justement, j’ai une petite idée. Alors tu ne peux plus me mentir, je comprends maintenant. » Trop honnête pour ne pas ajouter. « Enfin un peu. Mais c’est moins flou. »

On s’était questionné, tu sais. On s’était demandé si toi et lui n’étiez pas à part. On s’était demandé ce qui avait foiré dans la génétique pour ne pas grandir comme les autres, pour ne pas aimer comme les autres. Cette question elle a tournée en boucle, tantôt endormie par le déni, tantôt bien vive dans l’esprit. On avait théorisé des nuits entières et finalement, aujourd’hui, on avait envie un début de réponse.

« Je pense qu’on peut aimer comme les autres (les grands). Mais que nous, il nous faut une personne spéciale pour ça. »

Un léger sourire.

« C’est comme-ci tu avais été dans le brouillard tout ce temps et tu l’es toujours, mais il y a un truc qui change. Il y a des sensations nouvelles, des choses étranges et c’est seulement quand lui est là que ça fait ça. Et ça fait peur parce que ça remet tout en question. Je suis mort de peur. Mais d’un côté je me sens vivant. C’est bizarre. Je ne sais pas si c’est ça ce que les autres appellent l’amour mais peut-être que toi aussi tu viens de réaliser qui était ta personne spéciale ? »

Et c’est pas grave, Céleste.

« Tu peux m’écrire, j’irais brûler les feuilles avec toi si tu veux. »

Il n’a jamais compris ce vocabulaire de grand. Il n’a jamais compris ce besoin qu’ont les gens, de mettre des définitions partout. Parait que c’est un truc qui vient avec l’âge, un besoin d’encadrer son monde, de le maîtriser dans les moindres recoins. Alors faut croire qu’il n’a pas grandi, Elliot, quand le monde lui reste obscure et c’est très bien comme ça. Face à tes mots, il ne sait pas quoi dire, Céleste. Reste totalement muet face à tes concepts obscurs, tes mots d’un autre monde qui n’ont aucun sens pour lui. Il aimerait te dire qu’il comprend, comme tous les grands. Seulement, il ne comprend pas. Et soudain, tout lui semble compliqué, Elliot, il lui semble que tu complexifies une situation qui ne l’est peut-être pas tant que ça. En te voyant, Céleste, Elliot se dit que tu te prends peut-être trop la tête. Parce qu’au final, c’était assez simple en fait.

Alors face à ton sourire on répond avec le sien. Face à ton sourire on reprend le stylo.

« Je ne sais pas ce que c’est Asexuel, polyamoureux, tout ça. »

Pas de honte à t’avouer son manque de connaissance. Il a choisi de rester en dehors de vos complexités, adolescente. Mettre des mots sur des mots ça ne lui a jamais plu, à Elliot. A trop définir on perdait au final du sens.

« Et ce n’est pas grave. Parce qu’en vérité je pense que c’est beaucoup de vocabulaire compliqué pour pas grand-chose. »

Et ce sont des mots qui ne vont peut-être pas te plaire, Céleste, peut-être même te choquer quand il y pense. Il est vrai qu’on a beaucoup parlé du ciel, mais jamais de l’obscurité des sentiments. Et sans doute Elliot prendrait peur en contemplant le fossé qui vous sépare. Seulement Elliot il a du mal à voir sur le long terme, les conséquences il ne les visualise jamais sur le moment. Elliot il ne pense qu’à l’instant présent, parce que la vie est un compte à rebours dont il n’a que trop bien conscience.

« Tu aimes quelqu’un mais quelque chose bloque parce que tu penses que ça ne peut pas marcher, c’est ça ? De l’autre côté, tu as une autre personne que tu aimes aussi mais pas comme la première. J’avoue que je ne comprends pas trop en quoi c’est un problème… La seconde tu l’aimes mais elle n’égale pas la première, parce que la première est trop spéciale pour toi, tout simplement. Un peu comme l’ami proche mais qui n’égale pas le meilleur ami. »

Fronce les sourcils sous la concentration.

« Quel est le problème avec la première, du coup ? »