Décharné, peut-être un rien enivré ; l'heure n'est pas si avancée mais ce soir Chandresh recherche un peu l'oubli, un peu la gaieté. Une journée comme une autre, les heures avalées, gâchées à ne rien foutre – il a séché, comme souvent, et il a tué le temps à regarder des débilités sur l'écran de son téléphone (un rien déglingué à force de tomber, faudrait peut-être le remplacer, mais Chandresh n'a pas la monnaie, alors, tant pis, celui-là il l'usera jusqu'à la puce) en s'enfilant des clopes, la fenêtre ouverte. Il a griffonné sur un coin de feuille, aussi, vaguement avancé son projet pour le club, le tout en fredonnant sur les airs pop-rock de sa playlist Spotify (le seul abonnement dans lequel il gâche ses rabbits sans sourciller).

On retiendra, surtout,
que Chandresh s'est ennuyé.

C'est toujours quand vient le soir qu'il s'anime ; c'est toujours quand vient la nuit qu'il s'adoucit, et qu'il s'éclipse.
C'est le goût du danger, l'esprit de contradiction – il se sait sur la sellette, si proche de perdre sa dernière étoile, à un souffle d'être jeté de sa chambre pour s'en aller vivre dans un coin du grenier qu'il envahit déjà si souvent, ces derniers temps.

Il s'en fout, dira-t-il,
c'est là-haut que vivent tous les esprits libres ;
ah ! S'ils sont au dernier étage, c'est bien quelque chose, non ?
Si l'on grimpe les échelons pour briller,
eux, le ciel, ils l'ont déjà touché.
(Pas vrai ?)

Sa chambre, de toute façon, n'est pas vraiment la sienne – il sait qu'il a pris celle de quelqu'un qui a grimpé l'échelle, celle dont on récupérera les clefs à son prochain pas de côté (s'il se fait choper, lui-même le sait – il prend le risque, pas vu, pas pris, ça lui suffit). Il s'en fout un peu aussi – les murs sont nus, les étagères vides ; ses affaires de cours s'entassent sur un même coin du bureau et ses fringues il les fourre à chaque fois dans sa valise. Les tiroirs de la commode, il ne les a jamais ouverts – la pièce paraît quelquefois inhabitée ; ici, il le sait, ça ne sera jamais chez lui.

Lui, il préfère monter là-haut, tout en haut, à l'étage des déchus et des illuminés. Là-haut, comme un refuge, cette même porte à laquelle il frappe trop fréquemment ces derniers temps – chaque fois qu'il en franchit le pas il se sent en sécurité, dans le bordel organisé de l'artiste passionné.

Asmodée, et ses toiles,
Asmodée, souvent surpris à dessiner,
(et la scène elle-même serait un beau tableau).

« Désolé, je suis un peu en avance ? souffle-t-il, toujours un peu mal à l'aise – peut-être qu'il craint de déranger, et de n'être ici pas tout à fait à sa place (pourtant, pourtant, la porte a toujours été ouverte pour lui, chez Asmodée). J'ai ramené des vivres, pour me faire pardonner. »

Ses maigres économies, claquées à la première occasion dans un pack de bières et de quoi grignoter – sucré, salé, ce soir c'est chips pimentées et Carambars colorés.

Il hausse les épaules, comme peu concerné – il n'en a que faire de ses rabbits ; au pire il s'arrange avec les autres galériens. On se prête, on se rend – la grande nouveauté, finalement, c'est de n'être ruiné qu'un mois sur deux, quand il faut rembourser tout ce que l'on a emprunté (il s'agit encore de ne pas tomber dans le piège de dépenser trop et d'avoir à emprunter à d'autres pour rembourser aux premiers). Les gars s'entraident parfois pour payer une place de cinéma à leur copine – les célibataires raquent –, les nanas se prêtent leurs bijoux et leur maquillage, histoire d'économiser pour le petit haut sympa qu'elles aimeraient bien porter à leur prochain rencard. Il suit le système, jusqu'ici ça fonctionne, ça demande quelques efforts mathématiques mais rien d'insurmontable – Chandresh gère.
(Mais s'il avait su qu'il claquerait ce qui lui reste dans un bouquet de pivoines la semaine d'après, sans doute n'aurait-il pas été si généreux dans les vivres apportés aujourd'hui).

Il souffle un remerciement machinal lorsqu'il se saisit de la bière décapsulée – avec un talent qu'il admire ; lui-même n'a toujours pas compris la technique du briquet –, trinque et avale une gorgée.

« Bah... J'suis sûr qu'ils savent que j'en ai rien à foutre de mes étoiles. Et que s'ils me retirent la dernière, je n'aurais plus rien à perdre ! »

Oh, il aimerait bien, qu'en haut on craigne son audace, sa flamme insolente, son orgueil nonchalant ; il aimerait bien mais il sait qu'il n'est rien – qu'un élève un peu récalcitrant, qui finira bien par se calmer (jamais).
Il voudrait presque la perdre, sa dernière étoile – pour prouver qu'il ne fait pas que minauder, que ça lui est égal, que rien ne le mettra à terre ; que leur discipline ne fonctionne pas et que s'ils l'envoient au dernier étage c'est six pieds sous terre qu'il les enverra.

« Mais bon, d'ici là... il lance, en s'installant en tailleur, à même le plancher usé sous les mansardes. ça fait les cuisses... à défaut d'être très assidu aux cours de sports... »

Sports, vestiaires, complexes.
Dans sa tête, les raccourcis son simples – il s'en cache bien.

« Bon, et sinon quoi de neuf ? Tu peignais quoi ? Et aussi je – oh, tiens, tu vas participer au festival toi ? »

Il s'éparpille, Chandresh – les mots se bousculent. Mais c'est honnête et sans artifices, il n'essaie pas de faire bien ce soir ; ce soir il fait simplement.
C'est facile, avec Asmodée – n'être que l'ami, sans dissimulés, sans préjugés (partners in crime, son camarade de soirées et d'insomnies).

Ses yeux courent sur la toile, et une poignée de secondes lui suffit à saisir ce dont parle Asmodée – cette absence, ce vide, ce creux que les couleurs vives ne suffisent pas à combler. Le tableau manque de quelque chose, manque de vie, c'est comme un factice, une pâle copie. C'est beau mais c'est imposteur, quelque chose qui sonne faux, un manque d'authentique. Il comprend, et la grimace qui s'étire sur ses traits trahit le sentiment d'injustice qui le traverse l'espace d'une seconde. Il avale une gorgée de bière comme pour faire passer l'amertume des émotions – comme l'Académie le fatigue, et comme le monde l'effraie.

« T'es doué. Mais j'vois c'que tu veux dire. Y'a pas l'étincelle. »

L'étincelle – tout ce qui manque à ses propres dessins.
Chandresh est doué mais sans passion ; c'est facile mais pas grisant.
Il ne sait pas ce qu'il aime dans ce monde, ni ce qui compte vraiment.
Qui, peut-être, mais surtout pas quoi.

« En bas c'est toujours pareil, la fenêtre sur les étoiles en moins. »

Tous les jours se ressemblent entre les murs de leur purgatoire – parce qu'il faut avouer que pour le bas de l'échelle l'endroit ressemble bien plus à une sanction qu'à une quelconque chance ; ils sont spéciaux parce qu'ils sont dotés mais misérables parce que leur sang ils ne l'ont pas choisi.

Il soupire, ses ongles heurtent le verre, la légère tension de son corps se devine dans ses regards fuyants et ses gestes nerveux.

« J'aurais bien aimé faire les quatre cent coups avec toi, mais... Enfin, j'avais pas prévu d'aller au festival non plus... »

Il ricane, désabusé.

« Mais y'a une fille... Y'a cette fille, et j'me dis que c'est ma chance, genre maintenant ou jamais... J'ai envie de l'inviter mais j'sais pas comment m'y prendre. »

L'aveu est hésitant – il n'en a parlé à personne d'autre ; mais avec Asmodée c'est plus facile (le côté grand frère nonchalant, certainement). C'est que tout ça il ne connaît pas, gamin maladroit, sans modèle, sans personne à questionner ou imiter, mioche aux idées biaisées.
Il baisse les yeux, autoflagellation mentale – Ciel, qu'il est ridicule.

Il relève les yeux vers son confrère en devinant le regard qui pèse sur lui, et le sourire qu'il lui lance lui arrache un rictus. Mal à l'aise, ses ongles courts tapotent contre la bière qu'il vide d'une gorgée, ses doigts s'emmêlent aux lacets de ses (fausses) sneakers un peu usées. C'est qu'il n'a jamais vraiment parlé des filles, des femmes ; c'est que ça n'est pas la première, mais que ça n'a jamais été comme ça.

Les autres, c'était simple, c'était bateau, c'était pour faire comme tout le monde, ça durait pas, c'était pas si concret – les autres, c'était simple, parce qu'elles ne l'ont jamais fait trembler.

Mais elle,
elle,
elle.

Elle le fait vriller, elle lui fait perdre la tête ; c'est différent et ça fait vraiment boum au dedans,
c'est plus compliqué que tout ce qu'il croyait.

« J'en sais rien, je, oui. Oui, j'ai envie de l'inviter, j'ai envie de passer la soirée avec elle, mais… »

Il soupire, secoue la tête, dépassé – il n'aurait jamais cru qu'un jour il aurait l'impression d'avoir douze ans et un coeur d'oiseau par la faute d'une fille,
une fille parmi tant d'autres
(une Reine au milieu d'elles).

« Je sais pas, je flippe qu'elle me tej, ça craint. C'est… D'habitude c'est facile, elles sont jolies, elles sont sympas, c'est juste cool, si on m'envoie bouler c'est pas si grave, je m'en fous, je me dis qu'il y en aura d'autres. »

Il plonge son regard dans celui d'Asmodée – parce que ses yeux sont plus éloquents que ses mots, peut-être plus sensés ; un livre ouvert au fond de ses prunelles glacées.

« Mais avec elle, je… J'ai pas envie que ça se passe comme ça. J'ai envie… je sais pas. De faire les choses bien. De prouver que j'suis pas juste le branleur de service à deux doigts de perdre sa dernière étoile avec qui on pourrait avoir honte de traîner, t'vois ? »

Il soupire, siffle deux gorgées de sa boisson tiède.
Il hésite, brièvement, incertain – des interrogations au bord des lèvres.

« Ça t'est déjà arrivé, toi ? Perdre la tête pour une fille ? Ou, fin, pour quelqu'un ? »

De trembler de peur à l'idée de cette personne, entre toutes,
serait capable de te blesser ?

On vaut pas rien, on le sait ;
on sait comme on est grands même quand leur système nous diminue, on sait comme on est forts même quand on s'entend flancher,
on sait aussi comme faut pas trembler quand on est impuissant, on sait comme parfois faut faire semblant pour pas se croire trop peu important
(donnée négligeable dans cette école qui range les mômes dans des boîtes étiquetées).

« T'as raison, il souffle, le gosse désabusé – et il s'enfile une gorgée de bière bon marché comme pour faire passer la pilule. »

Mais c'est âcre et ça descend mal, ça reste coincé en travers et Chandresh ça le bouscule parce que Chandresh il connaît pas ;
il connaît pas quand les filles c'est compliqué, il connaît pas quand les femmes on apprend à les aimer.
Il connaît comme on s'amourache, comme on s'éprend, comme on se désire mais brièvement alors c'est différent, c'est jamais comme ça, c'est jamais si grand
(alors l'amour il y croyait pas,
pour lui l'amour s'était s'ennuyer,
pour lui l'amour c'était pas brûler).

Et ça l'agace, Chandresh – lui qui aime tout contrôler dans son cœur et dans sa tête ce soir il perd pied et c'est pas la fête (ou peut-être, peut-être une fin de soirée ivre, la redescente dans les rues froides quand on déambule sans but ; mais qu'est-ce qu'il en sait Chandresh il l'a jamais fait, mais qu'est-ce qu'il en sait Chandresh il est enfermé).

Rire désabusé – il s'extirpe de ses pensées pour écouter l'autre, sa commissure s'étire en un demi-sourire qui en dit long mais quand même il préfère argumenter.

« Tu sais Asmodée même moi tu me faisais flipper, il avoue ce que l'autre sait déjà – l'aisance acquise ne l'a pas été en un instant. J'me plais à penser que les avantages d'être excentrique et, ou impopulaire, c'est qu'au moins ceux qui nous entourent le font pas pour les apparats. »

On a la liberté de ne pas devoir se méfier de ceux qui s'abritent sous les dorures de nos blasons ou les lumières de nos étoiles ;
c'est autre chose, c'est plus profond – il faut apprendre à connaître vraiment ceux dont on ne s'entiche pas par intérêt.

« J'aimerais bien ne pas me prendre la tête, tu sais. Juste... me jeter à l'eau et voir ce que ça donne. Mais j'ai peur de pas savoir... faire les choses de la bonne façon. »

Il avale une gorgée, deux, trois – c'est évident qu'il y a quelque chose à noyer
(une blessure au dedans, une fêlure dissimulée qu'il est sur le point de raconter).

« Mes parents ne s'aimaient pas. Ou plus, j'sais pas en vrai. J'étais pas là avant d'être le petit accident de ma mère. – soupir et haussement d'épaules mais dans la courbe du corps la cassure est nette et profonde. Si j'en crois mon père, ils avaient des grands projets mais leurs amours de jeunesse et mon arrivée ont tout gâché en leur refilant le pack starter des darons imparfaits. »

Il se sent idiot, Chandresh – parce qu'il sait combien ils sont, ici, à l'Académie ; combien à ne plus connaître leurs parents, combien à avoir été vendus, combien qui n'ont plus personne qui les attend dehors,
il sait qu'ils sont nombreux à ne porter qu'un nom qui ne signifie plus grand chose sinon l'existence vaine du fantôme d'une famille dysfonctionnelle qu'on a jamais vraiment eue,
il sait comme c'est ridicule, peut-être, de s'écorcher encore sur les peut-être et les ça aurait pu qu'on ne saurait frôler.

« J'crois qu'j'ai peur d'être le grand remord de quelqu'un d'autre, le nom que portent les rêves qu'on avorte. »

Quelle ironie que les mots employés
(si sa mère avait su, avant, plus tôt,
alors peut-être qu'il ne serait jamais né
– et n'aurait pas plus manqué.)