Certaines heures sont creuses, vides, et les secondes lentes poursuivent leur course avec flemme. Quand je regarde ma montre je me lasse presque immédiatement. La foule m'angoisse, tu le sais, pas vrai, Lance ? Elle m'angoisse tellement que je m'isole, me fige sur des détails. Cela fait trente-quatre secondes que mon regard s'est figé sur la couleur de la cravate de cette fille là-bas. Quarante-sept secondes abandonnées à la contemplation sordide des plis de la chemise mal repassée du garçon à gauche, au loin. Douze et demi à peine pour saluer la personne qui vient de lever une main joyeuse vers moi - je n'ai pas regardé de qui il s'agissait, tant pis.
Tout ça est futile, Lance. Je ne sais pas bien ce que je fais là, je crois que j'ai été prise en otage. Je créé des babioles que les gens m'arrachent presque des mains. Et toi ? Toi, qu'est-ce que tu viens faire là ?
J'ai levé les yeux vers toi dans une mine perplexe. J'ignore pourquoi, je me braque toujours un peu quand tu me plombes de ta grande taille.

« Je vends mes grigris. »

Quand j'y pense on a pas vraiment parlé, toi et moi, de ce que j'étais capable de faire. Mais tu vas voir, ça va te plaire. Je crois savoir que tu aimes ces choses-là.
Je veux dire les choses des grands. Moi je n'y ai pas droit.

« C'est cinquante rabbits l'unité. L'effet dure une à deux heures, pendant lequel tu vas probablement... planer. C'est pour ça qu'on m'a mis ici, tu vois ? Il y a le stand pour dormir à côté. »

Je ne souris pas, mais je voudrais. Alors je transmets ça dans les yeux plutôt que sur mes joues, même si ça a moins de sens d'un coup.

« En fait Madame Marshall n'était pas tout à fait à l'aise à l'idée de m'attribuer un stand. C'est un peu malsain de demander à une enfant de distribuer l'équivalent d'une importante quantité de drogue, tu ne trouves pas ? Mais ce sont les traditions, c'est comme ça. »

Tu n'as jamais eu peur de rien, pas vrai, Lance ? "J'aurais du m'y attendre", c'est ce que je me dis, un rictus à l'abordage de mes lèvres timides, avec mes yeux dont les émotions semblent vacantes, figés sur ta tête de con fier. J'aurais du m'y attendre, peut-être, mais je ne m'y suis pas du tout préparée. J'ai un semblant d'à priori qui me chuchote que c'est une mauvaise idée. Mon alice va peut-être te faire sombrer, qui sait ? Ou peut-être que tu vas aimer ça, mais moi ? Pendant que tu seras tout là haut à planer, moi je serai là, seule sur Terre à errer.

Je hoche la tête pourtant. Je n'ai pas l'intention de te priver - et puis c'est le jeu, n'est-ce pas ? Tu as payé. Entre mes mains se débattent des lueurs et naissent de ces lueurs de l'argent et de la pierre, qui luisent d'une faible lumière. En quelques secondes j'achève mon oeuvre et un loup sort de sa tanière. J'ai de la réserve à te le céder. Ce n'est pas tant que je veux le garder, mais plutôt que j'ai peur que tu m'abandonnes. Et tu le feras, à n'en pas douter. Dès lors que ta main attrapera le bijou que je t'ai confectionné, tu ne seras plus là.

« Je ne l'ai pas scellé. »

Je penche la tête légèrement. Te rends-tu compte de l'aventure dans laquelle tu t'embarques, Lance ? J'ai l'impression que tu n'as pas idée. Parfois la chute peut être rude.

« Ce qui veut dire que dès que tu l'auras touché, tu vas commencer à tripper. »

Et ça ne s'arrêtera que dans une heure. Mais n'oublie pas que j'ai treize ans, Lance, et je ne suis pas assignée à ce stand pour surveiller ceux qui s'y présentent. Je ne suis pas assez qualifiée pour cette partie-là du travail.

« Tu es sûr ? L'effet s'estompera d'ici... »

Je regarde le loup entre mes doigts, me laisse imprégner de son identité.

« Une heure et vingt-trois minutes. »

Et je n'ai aucune idée de l'effet qu'il te conférera. Mes grigris se font selon les besoins présents. Alors, de quoi as-tu besoin, Lance ? De joie ? D'évasion ? De calme ? Je te tends le bijou.
Bon voyage.

Tu sais pourquoi je déteste mon alice, Lancelot ? Il rend les gens incontrôlables. Ils n'ont plus de limites, ils se dépravent. Dans un manque d'élégance grave ils deviennent des genre de tempêtes, des tornades. Et plus aucun mot ne les arrête, plus aucun geste ne les fait se réveiller. Une heure et vingt-trois minutes.

Je papillonne des yeux, prise de court. Tu as l'air hébété, ou peut-être que tu es toujours aussi bête, mais tu as l'air libéré.
Au final, ça ne change pas vraiment de ton habitude, pas vrai ? Tu es toujours aussi sans gêne. Mais ta main s'approche de moi et je la repousse. J'ai horreur du contact, parfois ; il me fait peur.

« C'est parce que je m'appelle Miel. Il faut que mon apparence soit douce. »

Je penche la tête. Tu vois, Lance ? Moi je n'ai pas besoin de ces bijoux pour dire des conneries. Je suis née dedans.

« Mais toi tu t'appelles Lance. Alors c'est normal que tu sois moche. »

Dans cet état, peu importe ce que je dirai, je pourrai te faire croire qu'il ne s'est rien passé comme tu l'entendais, pas vrai ?
Tu sais pourquoi je déteste mon alice, Lancelot ? Il m'autorise à être cruelle.

« Je teste ton équilibre, d'accord ? »

Et je pousse d'une main ferme contre toi, me demandant si tu vas embrasser le sol ou pas.

Je penche la tête. Ca m'est égal ton histoire, ça m'est encore plus égal que tu regardes sous ma jupe. C'est pas les filles comme moi qui t'intéressent. Je dirais que ton genre c'est plutôt les grands mecs avec des cheveux blancs.
Tu vois, j'écoute tes histoires, parfois.

« Noir ça va mieux avec la couleur de mon cœur. »

Je te parle comme on parle à un mur. Sans conviction, sans émotions. Y a des torrents pourtant qui ravagent à l'intérieur de moi, mais je suis toujours froide, Lance, je sais pas pourquoi. C'est pour ça que je confectionne des écharpes.

Je te pointe du doigt, pour souligner l'aspect pathétique de ta situation.

« Et puis je sais que t'es au fond du trou, je viens de t'y pousser. »

Je regarde un peu à droite, je vérifie qu'il n'y a personne qui s'approche du stand, et je m'assieds face à toi.

« Parfois t'as l'air d'un enfant, Lance, mais dans cet état-là, je dirais que tu as l'air encore plus... »

Je penche la tête. Je n'ai pas le mot exact. Tu as l'air vulnérable, mais ça ne se dit pas, d'un garçon, qu'il est vulnérable. On aurait peur de froisser sa virilité.

« Fragile que d'habitude. »

Et voilà, un mot encore pire.

Je te regarde avec attention. D'habitude je n'aime pas trop regarder les gens, parce qu'ils ont tendance à croire qu'ils sont importants. Mais toi ça ne change rien, que je te regarde ou pas, tu vas croire que le monde tourne autour de toi. Alors je m'en fiche un peu.

« Parce que t'es moche, je te l'ai dit. »

Et les moches ont des manques à combler, pas vrai ?
J'ai pas envie de te dire pourquoi je te trouve fragile. Les gens fragiles préfèrent croire qu'ils sont forts. Et demain tu t'en rappelleras peut-être pas. Peut-être que tu as même déjà oublié, Lance, qui sait ce qui se trame sous ton crâne ?

« On dirait surtout que t'as l'esprit plus clair. Ce qui est paradoxal, quand on y pense. »

Depuis quand t'es aussi lucide, Lance ? D'habitude ces babioles-là elles rendent plus bêtes, pas plus intelligents. Quoiqu'il y en avait de toutes les couleurs, et puis tu devais être si bête à la base que ça a fait l'effet inverse.

« Dis voir, tu veux aller faire un tour aux autres stands ? On m'en voudra pas de prendre une pause, j'en ai déjà prise une hier et personne m'a rien dit. »

Je t'adresse un sourire.

« Je suis sûre que la maison hantée ça doit être terrible avec un grigri. »

Ne me parle plus jamais de joie comme si elle m'était inconnue, Lance.
Tu ne peux pas savoir comme mes émotions sont intenses.

Qu'est-ce que tu racontes, Lance ? Pourquoi tu dis ces choses-là ? Je connais Rouge, tu sais ? Je connais tout le monde. Je sais leurs visages et leurs noms. Je m'informe d'un bout d'histoire ou d'une odeur, une sensation qui les relierait au monde. Mais sa maladie ? Je ne savais pas. Alors je fronce les sourcils, te dévisage.

« C'est pas cool de faire ça, Lance. »

Si elle t'a raconté sa vie, peut-être qu'elle n'a pas envie que tu la transmettes partout où tu vas. Tant pis, ça ne me regarde pas.
En tous cas moi je sais que je ne te raconterai rien.

Je me lève et te tends une main. Je me dis que c'est un peu vain, entre ton corps et le mien, je serai sûrement incapable de t'aider à te relever. A la limite je tomberai à ta suite.

« Direction la maison hantée. »

Direction le stand de téléportation, surtout, parce que hors de question de marcher jusque là-bas.