on évite le réfectoire habituellement parce que les fils qui traînent dans les assiettes te dissuadent un peu trop de cette bouillie qui donne déjà peu envie ; mais aujourd'hui, tu t'es dit pourquoi pas, ni Diane ni Ezechiel ne sont là alors tu déambules jusqu'à une table et laisses ta fourchette touiller pendant que tu observes tous les gens à côté -
secoues la tête de dépit en voyant des couples ravis et leur fil qui s'emmêle pour partir plus loin
journée pourrie, midi à peine et tu es déjà agacée ;
en raterais presque la voix qui s'élève au dessus de tout, tu tournes la tête vers
— Sasha. Ouais, je t'en prie.

tu hausses un sourcil en attendant qu'il s'exprime, tu sais peu sur lui - sais peu sur ceux qui ne sont pas des clients, finalement
puis le bruit trébuchant des rabbits sur la table t'arrache un sourire surpris - 10 seulement tu le reconnais au bruit l'oreille aguerrie d'escroqueries - et tu l'observes, l'humeur plus légère.

— T'façon pour 10 rabbits, je te l'aurais pas dit. Pas assez rentable.
tu taquines, parce que le rire nerveux ne trompe pas, sa demande cache bien d'autres secrets qu'il se préserve de te dire
pour l'instant
et tu l'admets volontiers, les ragots, c'est un peu ton passe-temps préféré alors tu pèses le pour et le contre de cette transaction, réalises qu'il n'y a aucun mal à expliquer ton Alice tout en te faisant de l'argent
et peut-être
peut-être également
parce qu'au fond des yeux de Sasha, il y a cette trace que l'amour laisse après bien des tourments
peut-être
peut-être seulement
parce que tu trouves ça tristement touchant, la détresse de ces gens.

tu récupères néanmoins les rabbits et les glisses dans ta poche déjà bien remplie, utilises la fourchette pour séparer la bouillie en petit filament -
— Alooors... Tu veux savoir quoi exactement ? Comment je reconnais les âmes soeurs ? Comment je reconnais ceux qui ne le sont pas ?

et tu plisses les yeux à la recherche d'une réaction qui viendrait confirmer tes soupçons.

— En gros, tu connais le principe du fil rouge ? Un fil qui te relie à l'âme soeur ? Je les vois, dans une certaine distance j'entends.

tu traces un fil dans ton assiette pour illustrer -

— Attaché au petit doigt des gens. Tout le monde en a un, même si je sais pas forcément où il mène.

tu penches la tête, t'assurer que jusqu'ici, il a suivi.

— Précise ta question, t'as une idée derrière la tête, je le sens.

une pensée pour ta nuque qui en aurait sévèrement pâti de se courber sans cesse pour guetter les fils aux pieds - non on est bien à les porter au petit doigt, c'est plus harmonieux moins fatiguant ;

— Non. Ca change.

et tu ravales la pensée de tes parents - le rouge qui s'est décrépi avec le temps jusqu'à se dénouer complètement
le fil de papa qui part quelque part et le fil de maman qui pend
vers rien que ses mensonges dans lesquels elle s'est enlisé
non ce n'est pas définitif, s'il veut ton avis, c'est même trop changeant
on aurait préféré les voir tissé dans le marbre, sûrement

—Doucement, Amouretti. Doucement.

faut pas te brusquer comme ça, c'est ton rôle de faire ça - technique de marchandage, balancer le plus d'infos possibles pour que le client s'y perde et oublie de rebondir sur les détails pénibles

— Le Destin nous lie à quelqu'un mais ce lien peut se briser. T'as pas nécessairement qu'une seule âme sœur dans ta vie, en tout cas, selon mon Alice. Le lien se défait parfois, se renouvelle d'autres, c'est pas un truc figé.
(comme t'aurais aimé)
— Et surtout.
on inspire fort parce qu'on est partis à cause de cette pensée, on ne peut pas la contredire pas ici
— C'est pas parce que t'as pas d'âme sœur, ou que t'es pas lié que tu dois être malheureux.

une contradiction peut-être ou l'aveu que t'aurais préféré que maman voit ça comme toi plutôt que de se raccrocher au lien défait - qu'elle dise à papa la vérité, qu'ils ne soient pas prisonniers d'un mensonge qui finira forcément salé à leur idylle jusque-là parfait
- la conviction bafouée d'avoir cru que leur amour tenait à plus
qu'un simple fil

tu soupires, tu t'en serais bien passé au final, la vision des destins entremêlés et les amants peinés

— Après si ça marche pas avec la première, t'en auras peut-être une autre, hein.

le mieux que tu puisses accorder après concertation avec ta conscience qui crie qu'on ne laisse pas un client aux abois ; et tu le penses un peu, malgré cette foi en la légende et toi-même persuadée de ne trouver l'être parfait que lorsque vous seriez liés
peut-être que Sasha aura plus de chance

— Peine de cœur ?

bien sûr que ça te parle, le drama qui a éclaté dans les couloirs entre le roi de glace et le soleil Sasha, bien sûr que tu n'étais pas loin - tu vis des amours, Siobhan, tu n'avais pas le droit de rater ça ;
mais on ne lui dira pas. pas maintenant, au pauvre Sasha
on lui concède même un bout d'histoire -

— Ca fait toujours peur au début. Un fil que tu vois depuis toujours lié, du jour au lendemain, sectionné.
tu le vois trop bien encore aujourd'hui, ce lien solide qui s'étirait sur des mètres, traînant aux pieds de ta maman
— Mais comme tu dis, au moins on reste pas prisonniers d'une histoire dans laquelle on s'épanouit pas.
comme tu voudrais le dire à tous ces gens dont les fils sont déliés mais ça ne te regarde pas ça ne te regarde plus tout ça, lointaine est l'époque où tu prenais la peine de t'en mêler emmêlée dans les histoires d'étrangers
tu as arrêté, de donner de toi en attendant de recevoir ;
tu ne comprends pas ce qu'il ressent, le garçon à tes devants, sur toutes lèvres on avait répété qu'il aimait à s'en damner et que l'objet de convoitise l'avait rejeté - ça avait attisé ta jalousie, tout au plus
être capable d'être aussi passionné, non, toi, tu étais - es - spectatrice de ta vie - tout roule sur toi Siobhan, même sa mine déconfite tu n'as pas
ne sais pas comment réconforter, lui dire que ça va aller, qui sait ?

— T'es sûr que tu veux pas que j'regarde la tienne ?

les yeux rivés sur le petit doigt de Sasha - tu pourrais mentir et dire que tu vois mais le fil tend quelque part dans le vide, trop loin sûrement ou trop affamée, à faire des dessins au fond de l'assiette t'en as oublié de manger
et l'appétit n'y est pas vraiment ;
de cette bouillie que tu manges depuis des années maintenant, qui te renvoie trop trop souvent aux plats que te faisaient tes parents

(on aimerait savoir, Sasha
comment tu fais pour aimer aussi aveuglément
après qu'il t'ait blessé autant
comment tes jolies pupilles peuvent encore s'attrister
à l'image de celui qui t'a malmené)

ta main pend un bref instant dans le vide incertaine de si elle doit aller caresser les cheveux de Sasha ou lui tenir la sienne, tu ne comprends pas non mais voir un camarade SPE chagriné ne fait pas partie des choses qui te réjouisse - on préférerait le voir sourire comme à l'accoutumée, de ce sourire éclatant qui lui va si bien ;
— Tu trouveras quelqu'un qui va te regarder encore mieux que ça, ok ?

tu le sais, parce que les gens bons ont cette aura qui t'éblouit parfois, tellement fidèle à leurs sentiments et ça te reste en travers de la gorge, cette spontanéité -
— Tu as bien raison, tu mérites ça.
hein Siobhan, qu'on mérite d'aimer peu importe si on est liés, hein Siobhan que tu aurais dû laisser tes parents dans leur idylle au lieu de la condamner parce qu'un fil ne représente rien qu'un tour du destin - hein Siobhan, que t'aurais aimé qu'on te le dise bien avant, que tu grandisses un peu moins tordue persuadée d'être la voix de la raison face à maman qui n'a pas su se défendre
toutefois il est trop tard à présent alors tu laisses tomber ta fourchette dans l'assiette lorsque tu entends la question suivante

— Eeeeeeerh... Ouais. Ouais, j'la vois.

qui te nargue fière de pendre et mener aux pas d'un brun que tu ne connais pas, que de nom que de loin - et tant mieux, au plus loin du cœur si tu le peux parce que tu n'es pas comme Sasha, à voir les fils partout depuis toujours ton cerveau t'a joué un tour : se leurrer en amour à la vue de ton âme sœur et sans contrôle dessus, pas le grand amour non mais les battements qui s'accélèrent et c'est déjà bien trop pour toi, éternelle dans ton célibat ;
tu secoues la tête également stop

— Et crois-moi, je ne préférerais pas. Après, j'veux dire... Tu sais, c'est pas forcément que de l'amour. Ma voisine, là où j'habitais, était lié à son chien.
le visage qui grimace soudainement
— Je t'interdis de t'imaginer des choses ok ? C'est juste que ça peut être en amitié, aussi, en loyauté. J'veux dire, tu pourrais être lié à ta mère par exemple. Genre la personne à qui j'suis lié, j'suis persuadée qu'il se passera jamais rien.
(un rire en écho au loin
dans le futur)
— P'tet que ce sera juste mon meilleur poto ?
difficile à croire quand sa plastique te plait tout particulièrement mais l'auto-conviction fait partie des traits qui dominent chez toi donc peut-être qu'à force de t'endormir en le pensant, tu te réveilleras et ce crush sera passé.

(certainement pas.)

plus que de l'amour
oui, c'est exactement ça, et c'est exactement pour ça que tu as du mal à pardonner ta mère - parce que tu les aimes, tous les deux, ensemble ou pas, et elle est celle qui t'a appris la valeur de ce lien
alors pourquoi priver son homme d'une autre personne pourquoi l'empêcher d'aller trouver la nouvelle âme sœur qui le rendra heureux peut-être simplement en amitié
tu n'as pas compris, à l'époque, et tu comprends à peine aujourd'hui - qu'elle comme toi vous vivez avec ces fils comme un poids et qu'une fois qu'on a vu - vu ce doigt lié à quelqu'un, on n'arrive plus à l'ignorer ;
— Oui, c'est un mec.
et tu pinces les lèvres parce que l'image est trop clair dans ton esprit - le démon à la tignasse ébouriffée le sourire narquois le rire qui résonne dans les couloirs à chaque fois que tu le croises ton démon a un prénom et il porte celui d'Azrael Tremblay, depuis plusieurs semaines déjà que tu tentes de lutter et l'esquives du mieux que tu peux mais il se glisse la nuit dans tes pensées avant que le sommeil ne vienne t'étreindre et tu as tout essayé

rien n'y fait
le coeur ne ment pas, ou peut-être que si, il est envoûté par cette possibilité qu'est le lien entre vous le calque parfait des amours prédestinés -

— Encore heureux, imagine s'il était moche ? J'aurais plus qu'à pleurer.

pas convaincue en réalité, sûrement que tu aurais réussi à te leurrer au-delà des barrières du physique au-delà de la superficialité - bon, probablement pas quand on voit les hommes qui te font rêver, grands, musclés, mâchoire carrée - mais on peut au moins en rêver.
tu ne relèves pas le rire qui l'a soudainement quitté lorsque tu as mentionné sa mère mais la curiosité est piquée - fait-il partie de ces enfants au passé compliqué ?
(non
sujet trop compliqué)

— En vrai, j'aurais préféré quelqu'un comme Melchior ou James. Vraiment des bonbons pour les yeux, ces deux-là.

et un sourire se glisse sur tes lèvres quand tu te remémores la mine agacée du pauvre responsable des NOVA, alors que tu ne cesses de lui courir après - ah, si seulement.

— J'veux dire, imagine si t'avais le choix, t'aurais pris quel canon de beauté toi ?

et tu le défies de répondre Ace quand il y a tant de choix au sein de l'académie qu'un garçon à la réputation controversée.