T’avais attendu ce moment avec impatience toute la semaine. Un petit rendez-vous entre amis – tout ce qu’il y a de plus naturel – pour libérer les tensions accumulées ces dernières journées, ouvrir cette porte aux éclats de rire que vous seuls étiez capables de partager.
À la bibliothèque, dans une salle réservée aux travaux de groupe, tu avais empilé avec soin sur la table centrale plusieurs romans, étiquetés selon le type d’émotions qu’il véhiculait : peur, dégoût, colère, joie, amour, hilarité et, bien entendu, tristesse. Confortablement assise, le regard rivé sur les aiguilles de ta montre, tu attends Ezio et son alice avec ce sourire qui ne laissait rien présager de bon.

Les adultes au cœur de gamin allaient frapper de nouveau.

T’étais probablement trop enthousiaste pour ce que vous vous apprêtiez à faire, ou peut-être était-ce simplement l’excitation de jouer un peu avec le feu? Possible. La présence de ton collègue devait y être pour quelque chose aussi, ton ami de longue date avait le don de rendre chaque rencontre amusante, une denrée rare aujourd’hui.
Finalement, ça doit être ça qui étire ton sourire.
Et en parlant du loup…

Tu vois sa tignasse brune approcher – tu la reconnaîtrais parmi des centaines – et le salue d’une mine radieuse lorsqu’il passe enfin le cadre de la porte. « Alors Valente, on se fait attendre? »
Tu te lèves pour le serrer dans tes bras quelques instants, savourant le moment et l’accueillant comme il se doit avant de te rapprocher des bouquins détenteurs d’émotions, une lueur malicieuse au fond du regard. « Avoue que c’est parce que t’hésite. Tu regrettes déjà d’avoir accepté hein? » Tu retiens un fou rire, te concentrant juste assez pour hausser le sourcil dans sa direction. « Il est encore temps de reculer tu sais. » Provoquer, encore et toujours.

Ton regard le suit alors qu’il s’installe confortablement à votre nouveau lieu de travail et tu te laisses progressivement imprégner par sa confiance arrogante que tu appréciais tant chez lui. C’est peut-être cette surdose de confiance qui hausse tes sourcils à sa demande plus que directe. Tu n’étais pas étrangère au fonctionnement de son alice, mais tu ne pouvais résister à la tentation de le remettre à sa place pour ses commentaires doucereux alors qu’il te savait en couple avec Raphaël. « Mes yeux sont bleus, si tu te donnais la peine de vraiment les fixer. » Gamin jusqu’à sa posture, tu revois l’adolescent d’alors et éclates d’un rire franc, joueuse jusqu’à la fin.
Tes yeux s’accrochent aux siens un bref instant, juste assez longtemps pour qu’il puisse copier ton alice, puis se détachent, se réfugiant sur la couverture des livres près de vous en quête d’un titre acceptable pour vos explorations.

« En tout cas, j’écarte de suite les romans d’amour, tu m’as déjà assez complimentée pour la journée. » Tu lui lances un regard entendu avant de passer à l’action et repousser la pile de bouquins visée pour éviter d’y revenir plus tard. Autant éviter les possibles débordements qui pourraient inquiéter ton petit-ami inutilement.
De manière plutôt aléatoire, tu sélectionnes une pile et agrippes le livre sur le dessus, convaincue que vous saurez vous débrouiller peu importe la situation.
Ah, tristesse.
Tu pouvais déjà anticiper que les larmes couleraient.

« Merde, j’ai pas pensé aux mouchoirs. »
T’aurais pu être plus préoccupée, mais au fond vos hauts respectifs pouvaient très bien faire l’affaire au besoin, alors tu chasses les nuages et passe au soleil, à ton ami qui patientait depuis trop longtemps déjà.
Un peu trop loin de toi. « Allez, rapproche-toi qu’on puisse lire ensemble, faut laisser la magie opérer. » Et, détaillant les mots qui s’enchaînent et s’enfilent pour ne former qu’une suite de réactions physiques plus réelles les unes que les autres, tu te laisses surprendre par les soubresauts de tes épaules, les larmes roulant sur tes joues et la peine qui secoue ton cœur.
Même avec des années d’expérience, c’était ahurissant de percevoir les émotions de manière aussi réaliste.
Le cœur qui se serre, la douleur qui afflue jusqu’au plus profond de tes tripes, et cette envie irrépressible de te rouler en boule dans ton lit pour évacuer des litres de larmes. Les cascades qui glissent sous tes paupières closes, retirant toute ponctuation à tes sanglots.

Tu déposes ta tête sur l’épaule d’Ezio, en quête de réconfort. « C’est trop bien écriiiiiiiiiiiiihiiiihiiiiiit. »
C’est difficile d’articuler quand on pleure.

Sentir sa tête sur ton crâne, les effluves de son parfum qui parviennent jusqu’à tes narines, calme les soubresauts de tes épaules. Un temps seulement.
Ses reproches annulent cette sensation rassurante et les épaules tressautent de plus belle, cette fois portées par un mélange d’hilarité et de peine imaginaire. C’était peut-être ton alice qui fonctionnait trop bien malgré la touche de gaieté qui tente de se glisser entre vous, ou juste le ridicule de la situation qui devenait trop fort pour être écarté par les larmes. Tu ne saurais identifier la cause exacte, mais osciller entre les larmes et les éclats de rire ne t’as jamais paru aussi facile Nora, et ça commençait à devenir plutôt étrange.

Alors tu t’éloignes, tentes de te rapprocher de la table où les émotions ont élu tribune en essuyant tes yeux rougis par les larmes du revers de ta chemise, étouffant tes rires sous l’étoffe. « Arrête tu me détestes pas Valente, t’as signé pour ça t’as déjà oublié? » Tu rigoles en te tournant vers lui. « Et même si on dit l’amour et la haine proches, je vois bien qu’au fond tu m’aimes plus que tu me hais. » Courte pause avant que tu ajoutes, espiègle comme toujours. « Et tu peux pleurer, c’est un signe de force je trouve un homme qui pleure, faut pas juger. Mais si tu insistes… »
Ton assurance reprise maintenant que les lignes destructrices ne se trouvaient plus sous tes iris, tu t’affaires à choisir un nouveau texte, une nouvelle émotion. Cette fois, peut-être plus positive que celle que vous veniez de vivre?

Indécise, tu finis par récupérer deux bouquins et les apporter à ton ami de toujours, lui laissant le choix cette fois-ci de l’émotion à partager. « On peut prendre un extrait où c’est des retrouvailles entre une mère et sa fille – grave touchant d’ailleurs – mais y a risque de larmes de joie, je te préviens. Sinon euh y a ce livre où le personnage rit sans raison apparente, c’est plus léger avec l’alice je crois. »