Aujourd'hui, maman est morte.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
Je ne me souviens plus où j'ai lu cette phrase, mais je pense que j'en comprends cette fois tout le sens et toute la destruction qu'elle a impliquée chez le personnage. Lui qui semblait expliquer ça d'un ton détaché et ailleurs.
C'est triste. Oui, c'est un triste instant. Tout le monde pleure, tout le monde crie. J'ai vu des larmes couler le long des joues de papa. Des larmes sur les joues d'Adele, sur les joues de Bianca, sur les joues de Chiara, sur les joues de Dafne. Elles pleurent toutes, car tout le monde pleure.
Sauf moi.
Pourquoi ? Suis-je trop jeune ? Trop insensible ? Trop fataliste ?
Les femmes meurent, c'est un fait, c'est comme ça. Dans cette famille, c'est normal, et pour ces quatre filles qui larmoient autour de moi, le même dessein est prévu. Car elles sont des femmes.
Et sûrement seront-elles toutes emportées, certaines avant même d'avoir pu procréer. Ce n'est pas cet instant qui est triste, je pense. C'est le monde qui l'est.
Mais je suis un homme, alors je ne pleure pas.

Aujourd'hui, des gens sont venus à la maison.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
Le doyen ordonne de rester dans nos chambres, mais je désobéi. Je veux savoir instinctivement ce que ces gens veulent à grand-père, ce qu'ils veulent à notre famille, ce qu'ils veulent à ce qu'il nous reste de paix et de bonheur.
J'écoute. Unifions nos clans, dit l'un. Détruisons les russes par la force, dit l'autre. Tes armes et notre alcool, ils ne pourront plus s'imposer dans la ville, dit un troisième.
J'écoute et je comprends. Et je n'aime pas ce que je comprends.
Un guerre froide qui s'annonce. Un nouveau clan étranger qui essaye de s'installer, qui veut détruire le calme qui s'était difficilement instauré. Naple se tâchera encore de sang. Je n'ai pas besoin de plus.
Je me relève et retourne à ma chambre.
Sûrement est-ce trop demandé au ciel, je suppose, de vivre une vie simple où l'on ne serait pas témoin d'un perpétuel massacre.

Aujourd'hui, Chiara est revenue de l'hôpital.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
Elle est jeune mais c'est une femme. Sa maladie semble la ronger peu à peu, creuse ses joues, lave sa peau. Elle mourra d'ici peu, disent les médecins, comme maman avant elle. C'est ainsi.
Le sang dans la famille pourrit depuis de nombreuses générations l'espérance de vie des jeunes filles. Les femmes meurent et les hommes dirigent. La punition finale d'un péché originel peut-être ?
Bianca, de deux ans son aînée, est aussi très malade, alors elles se soutiennent. Elles disent qu'au moins, si elles meurent, elles ne se retrouveront pas seules au paradis. Elles se rassurent.
Moi, je suis étranger à tout ça. Car je suis un homme.
Je n'ai pas à me mêler de leur problème

Aujourd'hui, Dafne est morte.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
C'est arrivé comme ça, sans explication aucune. Ce n'était ni un accident, ni une maladie, ni un meurtre. Elle était juste faible, alors elle est morte.
C'est un triste instant. Tout le monde pleure, tout le monde crie. Des larmes sur les joues de papa, sur les joues de Bianca, sur les joues de Chiara. Adele est à mes côtés et tout comme moi, elle ne pleure pas.
Pourquoi ? Est-elle trop mature ? Trop insensible ? Trop fataliste ?
Peut-être a-t-elle tant pleurée dans son lit que ses larmes sont maintenant asséchées. Je l'entends des fois, le soir, étouffer ses chouinements dans son coussin.
Mais elle est l'aînée, alors elle ne pleure pas.

Aujourd'hui, Adele s'est fiancée.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
Le clan Calvi avait été d'une grande aide dans la destruction de la mafia russe qui avait tenté de s'intégrer en Naple. Leur annihilation est maintenant totale, alors papa a offert la main de sa fille aînée au fils des Calvi comme remerciements. Ou comme fusion de clan. Ou comme preuve d'un soutient éternel, je ne sais pas.
Ce devrait être un jour heureux. Papa sourit, Bianca sourit, Chiara sourit. Je suis au côté d'Adele qui elle ne sourit pas. Elle attrape ma main
Je vais devoir partir de la maison, dit-elle. Je ne veux pas qu'elle parte. Papa va faire de ce fiancé le chef du clan Valente, dit-elle. Je m'en fiche du clan. Elle qui a du endosser seule le rôle de grande sœur et de mère, on veut maintenant me l'enlever. Pour me punir peut-être ? Me punir ne de pas être digne d'être chef de clan alors que je suis le seul fils de son sang.
Pourquoi ?

Aujourd'hui, tout le monde est mort.
Aujourd'hui, et je m'en souviens.
Hier encore, on fêtait un mariage. L'union d'un Calvi et d'une Valente. C'était jour de joie, jour de fête. Même Adele s'était prise à sourire, car bien qu'elle quittait cette maison qui l'avait vu naître, elle s'était finalement éprise de son époux.
Mais cette maison maintenant était avalée par les flammes et sous mes pieds dormaient des corps. Les corps de grand-père, de papa, de Bianca, de Chiara. Adele est à mes côté et elle ne pleure pas. Elle attrape ma main.
On va s'enfuir, dit-elle. Elle devrait rentrer chez les Calvi, mais je pense qu'elle sait, elle aussi, qui est le commanditaire du massacre de la famille Valente. Elle ne pleure pas, elle n'a pas l'air triste, elle qui pourtant l'aimait.
Où allons-nous alors ? Loin, dit-elle. Mais je ne l'entends pas.
Seul résonne le cri du feu qui consume la maison.

Aujourd'hui, nous sommes arrivés en Irlande.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
Encore une nouvelle demeure, encore de nouveaux visages. Une académie, paraît-il.  Tout est arrivé par ma faute. C'est parce que j'ai lu, j'ai su. Su ce que je n'aurais pas du savoir, su ce qu'Adele n'aurait pas du savoir et qu'elle a gardé pour elle seule tout ce temps. J'ai su ce qu'elle savait sans qu'elle ne me le dise. J'ai pu lire ce qu'elle savait : les femmes de la famille ne sont pas malades.
Leur énergie vitale se fait drainer pour alimenter l'énergie vitale du doyen de famille, c'est son pouvoir. D'abord la mère, lorsqu'elle enfante enfin un fils. Puis les filles nées, s'il y en a, les plus jeunes. L'aînée servira alors d'offrande pour une union et le chef survivra, fera grandir la famille.
Et le doyen veillera au clan de génération en génération sans subir les effets de l'âge. Ce grand-père qui, probablement, n'était pas leur grand-père.
Savoir tout ça, c'était le pouvoir d'Adele.
Et savoir qu'elle savait, c'était mon pouvoir.

Aujourd'hui, Adele est morte.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
Elle a atteint sa limite. Tu es grand, tu es un adulte, tu es un homme, dit-elle. C'est faux. Tu peux et tu dois te débrouiller tout seul, dit-elle. Mais avant de me quitter, s'est-elle au moins demandé si j'en avais envie. Peut-être est-ce pour ça que les femmes du clan disparaissent, parce qu'elles sont égoïstes, parce qu'elles ne demandent pas l'avis de ceux qui les aiment avant de partir. C'est leur punition.
Je n'ai... pas besoin d'elle. Je me fiche bien qu'elle soit là ou non.
...
Je me sens si seul. Il n'y a que mon ombre qui se projette sur la dalle de sa tombe. Il n'y a qu'une fleur qui décore sa dernière demeure. Je regarde le ciel où ils sont probablement tous et je pleure.
J'y songe un instant mais, finalement, peut-être que ce sont les hommes qui sont punis.

Aujourd'hui, j'ai décidé de vivre.
Aujourd'hui, et je m'en souviens.
Car c'est la seule chose que je peux faire. Rire et profiter à deux cent pour cent, pour elle, à sa place. Parce que c'est ce qu'elle aurait fait. Je n'ai plus personne ici, plus rien à perdre. Plus de guerre ni de massacre.
Juste une école, des professeurs, des cours, et des alices. Tout est difficile mais c'est tout ce qu'il me reste.
Une jolie prison aux règles brisées. Les règles brisées, je ne les aime pas, alors je ne les suis pas. Je ne joue pas leur jeu quitte à m'attirer leur foudre. Et tous les yeux commencent à se tourner sur moi. Et je trouve enfin une règle à suivre, la mienne, celle qui me plaît.
Je garderai les yeux sur moi, pour sourire tous ensemble.

Aujourd'hui, je suis revenu.
Ou hier peut-être, je ne sais plus.
J'ai essayé pourtant. J'ai fait de mon mieux. Je me suis éloigné de la prison car c'est ce qu'elle aurait voulu, je pense. Ne pas rester un oiseau en cage, vivre libre, loin, relâcher le boulet à la cheville et voler à travers les nuages.
Mais j'ai échoué.
Un poids qui pressait mon cœur à chaque pas que je faisais en dehors de ces murs. Un manque qui faisait trembler mes mains à chaque souvenir. Des larmes qui coulaient sur mes joues à chaque regard croisé.
Ce n'est pas ce qu'elle aurait voulu. Elle, elle aurait prit la responsabilité, elle aurait ouvert la cage aux oiseaux. Elle aurait libéré tout le monde, car c'est la bonne chose à faire, disait-elle.
Mais je n'ai pas le pouvoir d'ouvrir la cage, pas maintenant, pas comme ça. Alors les oiseaux, j'en prendrais soin.
J'ai passé le seuil de la prison et à ce moment là, mes mains ont cessé de trembler.
Et ça, je m'en souviens.