La vie, c’est quand même bien de la merde. Parfois, ça s’acharne sur ta gueule et tu ne comprends pas pourquoi. Parfois, tu fais tout de travers, et les gens, c’est aussi de travers qu’ils te regardent. Alors toi, tu leur rends leurs sales regards, tu leur tires la langue, tu leur crache à la gueule. Enfin…

Amadán aurait aimé faire ça aujourd’hui. Sauf que personne n’a croisé ses yeux agacés, personne ne lui a adressé la parole. Normal ? Bien sûr. Il est désagréable. Et puis, c’est mieux ainsi, n’est-ce pas ? Du balai les moches et les étoilés, qu’on lui déroule le tapis vert pour qu’il y vomisse son venin de haineux envers l’Académie qui l’habille et le nourrit.

Allez, depuis le début de la journée, il a trébuché, est tombé et a déchiré son pantalon – et sa jolie peau toute blanche –, un oiseau lui a chié sur la tête (et du blanc sur du bleu, ben c’est pas jojo), on l’a bousculé sans s’excuser – il a crié mais on ne l’a pas entendu –, et il a reçu trois mauvaises notes. De la merde. De la grosse merde.

Comme la vie. Il se répète avec mécontentement.

Ok, ok, on se calme, on ne hurle pas dans son oreiller. La bouffe de ce soir sera encore pourrie, comme toujours, et il a oublié d’acheter des friandises pour subsister la dernière fois qu’il est passé en ville. C’est nul. Parce que lui, ses papilles sont délicates. Le prendre pour un chien merdique, ça va pas. Lui donner de la pâtée en disant « bon toutou », c’est pas lui et il arrache des yeux. Ouais, pour de vrai, un jour il le fera.

Alors il ne mangera pas. Ou peu. Il ne sait pas si le jeune est vraiment bon pour la santé.

Il est d’humeur musicale, ça adoucit les mœurs, ça le rend un peu heureux dans cet océan d’étron dans lequel il nage depuis son arrivée à l’Académie il y a des années. Il voudrait être normal, tolérer sa situation, mais il n’y arrive pas. Alors seul, sa cornemuse sous le bras, il quitte sa chambre et va s’installer dans le parc, sur un banc. Il fait noir alors qu’il n’est pas si tard, il n’y voit pas grand-chose, mais il n’y a personne, et la lumière est vaine. Ses doigts le guideront avec efficacité.

Doucement, il commence. Les notes volent dans l’air et laissent échapper les émotions négatives. Demain, il prendra son accordéon et pourra chanter. La musique, c’est vraiment bien. C’est magique. Il sourit malgré l’instrument dans sa bouche, et son cœur s’apaise. Que les autres se réjouissent ensemble, il n’en a plus rien à foutre.

Ouais, Amadán, il n’inspirait qu’à un peu de calme et de tranquillité. Même s’il ne s’est pas aujourd’hui époumoné sur des cons qui lui cassaient les pieds, et aussi ce qu’il a entre les jambes – mais on ne va pas dire le mot exact, car contrairement à lui, on est poli –, ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas de mauvaise humeur.

Et quand on est de mauvaise humeur, on évite la populace chiante. Souvent, on se retrouve dans les bras d’une personne aimée pour pleurer et se plaindre, mais quand on n’aime et n’est aimé de personne, il se passe quoi ? On reste dans son coin à râler.

Amadán, il ne sait pas encore ce qu’est l’amitié. Il ne sait pas le bonheur que ça peut faire de retrouver une personne appréciée pour de vrai, d’échanger des messages tout simples, amicaux, de partager des choses, et pas juste des conneries. Les relations éphémères – car son caractère finit souvent par tout bousiller – et perdues sont son lot quotidien. Et encore, il n’aborde pas sa vie sentimentale ratée.

Ou plutôt... inexistante. Ouais, c’est bon aussi comme adjectif.

La tranquillité, disait-on. Elle sera bientôt brisée. Éclatée en plein de petits morceaux coupants. Des morceaux qui vont éveiller la bête qui est en lui, la véritable mauvaise humeur, le crachat effréné de venin.

Une fille qui approche.

Il ne sait même pas qui c’est, il l’a sans doute croisée l’une ou l’autre fois, à l’occasion. Il ne lui a certainement pas adressé la parole, il l’a ignorée, et elle de même. C’est qui ? Et pourquoi elle vient vers lui ?

Allez, dégage.

Mais c’est trop demandé. La poisse jusqu’au bout de la nuit.

L’air idiot ? Pardon ? Il a mal entendu ? Ses lèvres quittent l’instrument de malheur, ses sourcils se froncent. Sûrement. Il fait noir, il joue comme un forcené pour oublier sa peine et sa rage, bien sûr que son esprit n’est pas à l’endroit, bien sûr qu’il comprend mal ce qu’on lui dit.

Et pourtant, il doute. Et fronce les sourcils encore plus.

Elle prend place et il recule alors qu’elle n’est pas tout près. Mesure de sécurité. Et puis les filles, Ama n’aime pas en être trop proche. Comme si elles allaient l’empoisonner, lui, si timide en leur présence. Il perd tous ses moyens.

Mais ce soir, il y a quelque chose de différent. Elle parle, et il doit répondre. Il n’a pas envie pourtant, et il soupire. Ouais, elle le dérange, et alors ?

– Je joue de la musique, ça se voit pas ?!

Il faudrait peut-être lui retourner la question, à cette jeune emmerdeuse. Elle l’interroge, alors que ça compte tout aussi bien pour elle. L’instrument est posé sur ses genoux, et il la toise avec méfiance et un peu de méchanceté.

– Et toi ? Va bouffer avec les autres.

Non, il n’a pas rêvé de ces insultes.

Quelle plaie. Amadán est déçu, désappointé, dérangé. Mais il est aussi agacé, ennuyé et fatigué. Comme si le destin, aujourd’hui, s’acharnait une fois de plus sur sa pauvre gueule de con. Mais bien sûr, il ne pense pas à lui de cette manière.

Parce que le complexe d’infériorité, c’est pour les faibles, n’est-ce pas ? Et Amadán, fils de paysans premier du nom n’est pas un faible. Il a une grosse langue, la plus grosse de toute l’Académie, et elle est pleine d’épines.

Mais comment elle lui parle, l’autre ? Il en serait presque sans voix. Les sourcils se haussent, cette fois-ci, tant il est ahuri par la situation. Récapitulons : il est assis sagement sur un banc en extérieur, là où il fait froid et où il est seul, il évite les idiots et le repas moisi. Il veut du calme. Et débarque une stupide fille qui lui parle mal sans aucune raison et critique sa façon de jouer ?! Quelle situation absurde et vomitive.

S’il ne tenait pas à Saint son instrument comme à la prunelle de ses yeux, il lui taperait le visage avec en mode « ta gueule et dégage, je joue d’accord ».

Il ne pensait pas qu’il y avait d’autres casse-couilles que lui dans cette école toute moisie. Enfin si, mais en général, il s’entend bien avec. Ce Pokémon rare – légendaire ? – n’était pas connu avant ce soir, et il n’est pas très heureux de l’avoir croisé dans les autres herbes ; il ne l’attrapera pas.

Non mais va-t-en, sérieux, la moche.

– Les autres t’intéressent peut-être pas, je m’en fiche, mais toi non plus tu m’intéresses pas en fait, donc tu me feras le plaisir de t’en aller fissa car t’es laide.

En plus d’avoir l’air vieille. Vieille peau. Vieille chaussette. Amadán du haut de ses seize ans ne se sent plus pisser. Même si elle a quelques années de plus que lui, il n’hésitera pas à montrer les crocs et à la renvoyer dans l’enfer d’où elle vient.

Sale moche.

– Drôle ? Tu penses que j’ai envie de rigoler avec une débile comme toi ? T’as cru que j’étais qui, le clown du coin ? Manque de pot, t’as pas amené un miroir avec toi.

Arrogant, agacé, méchant. Il n’est pas d’humeur ce soir Amadán. Il a pas envie de faire de nouvelles rencontres, surtout si celles-ci se montrent si chiantes.

Comment dégager quelqu’un pour les nuls devrait exister. Enfin, Amadán n’est pas nul, mais ce soir, il manque peut-être un peu d’imagination. Allez quoi, la journée a été nulle, les gens se sont montrés particulièrement disgracieux, leur gueule a gâché le paysage, leur comportement aussi. Les oiseaux et le sont s’y sont mis. Et maintenant cette vieille peau. Ô rage, ô désespoir, pourquoi suis-je maudit ? L’adolescent partirait bien dans une tirade passionnée tel Corneille en son temps mais… il n’a juste pas le vocabulaire pour. Ouais, les cours d’anglais, les cours de politesse, la vie en société, il a un peu zappé.

Et elle le provoque. Lui aime jouer des poings, mais est-ce que ça suffira. Amadán ne tape pas sur les filles, mais est-ce seulement une fille ? Un alien pokémonique rare serait une attribution plus précise, parce qu’il ne rougit pas devant elle, parce qu’il n’est pas gêné, et qu’il ne recherche pas son attention. Donc ce n’est pas une nana, right ?

Allez, ça fait boum dans sa tête, et il est crevé. Il n’a pas envie de parler, sa langue est un peu pâteuse. Il a soif. Il aurait dû choisir un autre banc.

– Nan mais ceux comme toi devraient même pas exister en fait.

Genre, c’est pas lui, le gentil Amadán qui devrait, quand il est méchant, recevoir les pires punitions prévues par l’Académie. C’est les gens comme elle qui n’ont aucune notion de respect – lol – et de « foutage de paix aux gens qui ne sont pas d’humeur ou qui sont fatigués ». La connasse.

L’Écossais ne réagit peut-être pas de la bonne façon avec cet animal désagréable et puant. En fait, il n’a pas l’habitude d’être celui à qui on casse les pieds. Usuellement, c’est lui qui fait s’arracher les cheveux à la plèbe moins plébéienne que lui dans cette école naze. Pas l’inverse. Pourquoi c’est tombé sur lui ? C’est trop pas juste.

– Heu… ta note, en fait, j’me torche avec et j’te la rends.

Non mais what ? À conneries en série, grossièretés réciproques. Elle est peut-être pas méchante l’alien, mais elle est emmerdante. Elle lui donne l’envie de retourner à son grenier miteux, regarder des filles plus jolies et plus nues qu’elle dans ses magazines un peu drôles.

Il était si bien ici, il y a cinq minutes. Dommage que le bonheur ne dure jamais, chez lui.

– Ouais, en fait… t’as pas ton mec à aller faire chier ? Ah ouais, j’oubliais, t’en as pas car t’es moche, puante et insupportable. Pauvre gars, il t’a larguée. Ou plutôt, il t’a jamais regardée. Allez, dégage.

– J’m’en fous d’être drôle. Chiant, je le suis, j’en suis fier et je m’en bats les couilles si ça t’plaît pas. Les autres, c’est d’la merde, et toi aussi.

Arrogant dans sa manière de parler. Intrépide, insolent, impertinent. Tout Amadán. Parfait connard au milieu des petites brebis sages. Rencontre un être aussi abject que lui, si ce n’est plus. Pff, ça c’est chiant. Ils ne vont pas bien s’entendre. Mais est-il en état de s’entendre plus ou moins correctement avec qui que ce soit, ce soir ?

Et il touche là où ça fait mal. Trouver un moyen de la faire partir. Jusqu’ici, l’enfant terrible se loupe généreusement et fait la moue. C’est comme un cor au pied. Une moule sur un rocher. Une vieille verrue sur le nez. Un peu des trois, cette fille, surtout qu’elle n’est pas bien belle. Sans rancune, hein.

– Ouais, un mec. Tu sais, ces créatures qui n’ont pas de boobs et qui ont un outil bien utile entre les jambes qu’on appelle une…

Il se retient juste à temps mais son regard veut tout dire, les lèvres pincées, comme celui qui sait tout. Alors qu’il ne sait rien – à part la différence biologique entre les hommes et les femmes, ce qui est déjà beaucoup. Merci les livres cachés sous le lit.

– Mieux vaut être seul que mal accompagné.

Il répond à la provocation avec le sourire alors qu’intérieurement, il ouin-ouin. C’est vrai. Seize ans et aucune fille n’a encore posé son joli regard sur lui. Ou plutôt… celles qui s’y sont essayées ont fui aussitôt et sans attendre. Déception, râleries, haine. Pourquoi lui ? Bébé Calimero en manque d’amour qui rumine au milieu des couples et des bisous. Quand est-ce qu’on m’en fera, à moi, un bisou ?

– D’ailleurs, toi, tu m’attires pas du tout. Même pas avec un bâton je te touche les seins.

Et toujours plus hard et désagréable dans ses propos. Le but ? La faire cavaler loin de lui. Oh, Amadán peut se montrer charmant avec le gent féminine – dans la mesure de ses capacités intellectuelles limitées en matière de politesse – mais elle… définitivement, il la place pas parmi les personnes dignes d’intérêt.

– Fous-moi la paix à la fin, je t’aime pas. Et j’suis content d’être chiant. Va chier, tiens. Les toilettes sont à l’intérieur.

Aurait-il réussi à emmerder la folle ? C’est en tout cas l’impression qu’a Amadán lorsque la jeune femme se lève et s’agite. Sa veste atterrit sur lui, et il ne comprend pas. Il lui lance un regard outré, médusé par ce geste ridicule, et manque de feuler. Son idée est bien simple et la vengeance serait amplement méritée : jeter le bout de tissu par terre et le piétiner. Amadán n’a pas de cœur pour les gens comme elle. Et puis, une veste, ça se nettoie. Sauf si son petit pied énervé se pose au bon endroit, là où la réparation ne sera plus possible. Ce serait quand même dommage ! Mais rien n’est impossible pour l’insupportable élève.

Malheureusement, la mentale menace ne sera jamais exécutée par le jeune homme agacé d’être ainsi dérangé et insulté par une folle particulièrement disgracieuse – enfin, ça n’est pas tout à fait vrai, toutefois, il s’interdira jusqu’au bout de la trouver jolie ou même de lui chercher l’une ou l’autre qualité. Cette nana = démon. Elle récupère son vêtement avant même qu’il n’ait eu le temps d’y poser ses pattes griffues. Une moue déçue mais il n’en dit pas plus. Elle se rassoit, il lève les yeux au ciel.

Est-ce une blague ? Lui, installé sur un banc dans le calme et la sérénité, est-ce bien à lui de quitter les lieux ? Il n’a pas envie. Son morceau n’est pas fini, il en a d’autres en stock à la gloire de l’Écosse et il ne veut pas être écouté par une tarée.

Qu’on lui foute la paix, merci.

– Non mais t’as cru que j’étais à ta disposition, la moche ? Achète-toi une boîte à musique si tu veux entendre quelque chose de cool, moi j’suis pas ton chien. Connasse.

Il aurait pu répondre un poil plus poliment. Il aurait pu agir normalement. Il aurait dû être content qu’on lui demande de continuer à jouer. Mais non, il fout tout en l’air comme il en a la sainte habitude et ne se sent même pas désolé. Posant l’instrument bruyant à côté de lui, il ramène ses courtes jambes d’adolescent d’un mètre septante contre son torse et feule d’agacement.

– Va-t-en, vieille peau.