Amour regarde la tarte aux pommes industrielle plantées de onze bougies. Aux autres, Mom a fait un gâteau, mais pour lui, elle a oublié. On oublie souvent Amour. Il n’est pourtant pas discret, mais il est coincé, terriblement coincé.

Au dessus, il y a son grand frère, brillant, qui fait la fierté de la famille. On ne parle que de lui aux repas de famille et même les voisins l’adorent. Il y a aussi sa grande sœur, elle est belle, belle et rebelle. Elle a décidé qu’elle serait celle qui renverserai le patriarcat et le capitalisme. Alors, elle lutte, croise beaucoup les flics et connait un peu trop bien les lacrymos. En dessous, il y a les jumelles. Elles sont adorables, elles sont bruyantes, en perpétuel besoin d’attention.

Au milieu, il y a Amour.

Il est perdu Amour. Il sait qu’on l’aime profondément mais on a juste pas le temps pour lui. Vraiment pas. Mom est désolée, elle te fera un beau gâteau la prochaine fois, promis. Il soupire et regarde par la fenêtre de leur appartement miteux. Les carreaux sont si fins qu’ils tremblent au moindre coup de vent.

Amour sait, il se souvient qu’avant, c’était pas comme ça. Avant, on avait une belle maison à Londres. Dad allait bien et Mom avait un chouette métier à mi-temps pour s’occuper de la fratrie. C’était beau, c’était chouette, Amour était moins invisible et il voyait ses cousins souvent.

Mom et Dad se sont rencontrés pendant un voyage de Mom à Londres, l’amour fou, le déménagement de la Suède à l’Angleterre, l’idylle parfaite. Une vie à mille à l’heure avec la dégringolade frénétique d’enfants tous plus aimés les uns que les autres. Une grande maison bruyante et belle. Une maison qui explosait de joie quand les cousins venaient.

Cian et Fika, un peu plus âgés qu’Amour avaient toujours été là pour lui, pour le faire exister pour de vrai. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Un jour, Fika a disparu. Il est parti sans qu’on sache où. Amour était petit, il se souvient seulement du vide profond qui s’est emparé de lui et des nombreuses larmes qui ont coulé sur ses joues et dans le pull de Cian.

Quand il y réfléchit, il se dit, il réalise que tout a commencé là. Si tôt, quand il a compris que son monde lui échappait. Que de toutes façons, il ne déciderait pas grand chose de sa vie. Que finalement grandir, c’était pas ouf, surtout si ça faisait disparaître les cousins.

Amour soupire alors que les bougies fondent sur la tarte aux pommes. La cire rose touchera bientôt le gâteau et on devra la retirer avec un petit couteau. Maman est au téléphone avec l’hôpital. Les jumelles se battent pour une peluche et les deux autres sont enfermés dans la chambre qu’ils partagent à s’engueuler pour des raisons idiotes.

Ouais, le monde lui a échappé. Alors, les mains enfoncées dans ses petites poches ont commencé à voyager dans celles des autres et sans vraiment savoir pourquoi, il récupérait tous les bonbons et les gommes de ses camarades. Il a grandit comme ça, avec beaucoup de liberté. On l’engueulait quand il le fallait vraiment - quand l’école le demandait - parce que sinon, on n’avait pas le temps. C’est là qu’il découvre le rap, le skate, qu’il court partout en hurlant des conneries avec Cian.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin et la roue tourne. Non, elle se casse la gueule, s’éclate sur le sol. Mom perd son travail et Dad tombe malade. Très très très malade. Il ne peut plus travailler et les soins coûtent très très très cher. Alors on se rationne, on change de maison. Du joli pavillon, on passe à l’appartement aux murs fins et aux couloirs exigus.

Amour s’adapte sans un mot - de toutes façons, on ne l’écoute pas. Il passe ses journées, ses nuits dehors à errer. Il chante, mix, s’occupe. Il va en cours aussi, il s’accroche, il veut rendre Mom et Dad fiers. Peut-être qu’ils feront un peu plus attention à lui. Mais on a pas le temps pour ça, la galère perdure. Il faut payer la belle école du grand frère, tu comprends, il est doué, il a une avenir. Il faut raquer pour les cautions de sortie de comico de l’autre militante. Alors Amour ne dit rien, il travaille.

La cire est tombée sur le gâteau, ça y est. Les flammes tremblotent encore un peu.

Il découvre son alice pendant cette période. Sa mère, qui possède le même, est particulièrement surprise puisqu’il semble être le seul à en avoir hérité. Elle lui accorde un peu de temps - ô miracle - pour l’aider à le maîtriser, à le gérer un peu. Amour est content, il est heureux de ce pouvoir magique qui lui redonne un peu sa maman. Mais à cause de lui, Mom devient méfiante. Elle lui parle de l’Académie, que c’est là qu’ils ont emmené Fika - à sa mention, le cœur d’Amour fait un bond.

La peluche est déchirée, les filles pleurent à défaut de se hurler dessus. Les deux grands ont cessé de s’engueuler. Mom se passe une main nerveuse dans les cheveux, les nouvelles de l’hôpital n’ont pas l’air bonnes.

Un jour, Cian disparaît lui aussi. Amour comprend qu’il est juste parti au même endroit que Fika. Il meurt d’envie de les rejoindre. Il ne sait quoi faire, il ne peut pas abandonner sa mère qui galère déjà tellement. Mais en même temps, que lui apporte-t-il ?

Il a pris sa décision la veille. La veille de ses onze ans. Il a appelé l’Académie. Il leur a demandé des sous en échange, pour payer les soins de Dad, pour aider Mom. C’est bien lui ça, s’effacer encore plus pour aider tout le monde.

On toque à la porte, tous les bruits de la maison s’arrêtent un instant et reprennent. Amour se lève et récupère le sac qui traîne au pied de la table et en sort une lettre. Il la pose auprès de la tarte froide et pleine de cire et va ouvrir. Mom est encore au téléphone. La dame derrière la porte est belle et souriante. Amour la suit, passant un dernier regard sur l’appartement miteux.

“Je vous aime.”

Et le courant d’air éteint les bougies. Amour a onze ans.