Son cœur s’était mis à battre avec une lourdeur inhabituelle dès lors qu’il avait déchiffré l’écran de son téléphone portable. Avant même de lire le contenu du sms, il avait raté un battement ou deux rien qu’à la lecture du nom de contact, et sa surprise l’avait poussé à perdre du temps en relisant constamment la même ligne comme s’il n’était pas certain de l’avoir lue correctement, qu’il se trompait forcément.

Depuis le bal qui avait clôturé le festival culturel, Robin s’était plongé dans une léthargie douce amère –et relative à son trop plein d’énergie habituel. On appelait ça chagrin d’amour, cœur fêlé, en vérité on appelait ça comme on voulait car il n’en avait cure, il voulait juste que ça s’atténue un peu, que la piqûre se fasse moins rude. Mais il avait refusé de fuir tout à fait sa peine, car il avait la crainte terrible que la fuite serait un aveu de sincérité faillible, que s’il s’empêchait d’avoir ne serait-ce qu’une peu mal, alors cela signifiait qu’il n’avait pas aimé de tout son cœur
ou plutôt
qu’il n’aimait pas encore, de tout son cœur.
Dans ses émois confus Robin peinait un peu à distinguer ce qu’il s’infligeait lui-même pour se rassurer et ce que les mots de Gabrielle ce soir là avaient un peu écorché en lui.

Et puis le message était arrivé, et dans les mots de la belle, une fois la surprise passée, il avait décelé une hésitation troublante qui le dérangeait, l’inquiétait ; dans sa poitrine s’était installée une lourdeur nouvelle qui n’avait rien à voir avec les tambourinements rapides et légers qu’un simple échange de regards avait pu lui provoquer quelques temps plus tôt encore.
Elle voulait le voir, et malgré tout le bonheur que cette simple phrase lui évoquait, il ne pouvait s’empêcher d’avoir cette sensation lancinante d’un malaise étrange.
Sans se poser de questions cependant, Robin avait dit oui
–évidemment.


Elle n’était peut-être pas aussi élégamment vêtue que la dernière fois qu’ils s’étaient retrouvés seule à seul mais ça n’avait pas d’importance pour Robin ; Gabrielle restait superbe à ses yeux, en robe de bal comme en uniforme froissé par une journée de cours.
Il répondit à son salut par un sourire tout d’abord, un peu timide mais sincère, mais elle ne lui laissa pas le temps de répondre à haute voix, et encore dans sa réponse résonnait cette hésitation étrange qui le laissait un peu mal à l’aise.

« Pourquoi ça m’aurais fait changer d’avis ? »

Il avait remarqué que Gabrielle se posait beaucoup de questions qu’il ne comprenait pas, et il ne savait pas si c’était lui qui était trop simplet pour en comprendre les subtilités ou si elle se prenait réellement trop la tête avec des suppositions absurdes qu’elle faisait à son sujet. Elle lui avait mis un râteau, c’était une éventualité à laquelle il s’était préparé –il s’y était attendu même plus que l’inverse– mais il ne voyait pas pourquoi elle pouvait penser que ce qu’il s’était passé au bal inverserait ses sentiments au point qu’il vienne à la détester.

« Ah ! –elle venait de lui poser la question à milles euros de but en blanc et il ne s’y était pas préparé pour le coup– ok tu m’enchaînes direct avec les questions hardcore ! »

Il y avait un ricanement embarrassé dans sa voix car en parler le rendait nerveux, mais aucune animosité ni ennui. Il souffla bruyamment comme pour vider son esprit et mieux réfléchir à la question, mais il avait bien peur de ne pas avoir de réponse bien satisfaisante à entendre.

« Je sais pas pourquoi c’est toi que j’aime –au présent, parce qu’on n’effaçait pas en une soirée deux ans de sentiments brûlants. Je comprends pas trop ces choses là… »

Il se frotta l’arrière du crâne d’une main, un peu gêné.

« Je pensais au début que c’était juste parce que je te trouvais jolie, mais des jolies filles y’en a plein à l’école et ce que je ressens devant toi je l’ai jamais ressenti devant les autres alors… désolé c’est sûrement un peu nul comme réponse mais je peux pas expliquer ce que je comprends pas moi même haha. »

Robin haussa les épaules, un peu dépité de lui-même. Il se disait que s’il avait été un peu plus éloquent, un peu plus conscient des tumultes de son cœur et un peu plus apte à mettre des mots et des concepts dessus, alors peut-être que Gabrielle l’aurait un peu plus préféré à Ace.
Mais c’était comme que les choses étaient faites, et pas autrement, alors dans son haussement d’épaules, Robin se résignait un peu amèrement que c’était lui le perdant
quand bien même tout ça n’avait rien d’un jeu à ses yeux.
Il leva le regard vers l’adolescente et son air grave lui serra le cœur.

« Tu voulais juste me voir pour savoir ça ou y’a autre chose ? »

Il se doutait qu’il y avait autre chose bien sur, mais craignait que s’il abordait la question lui même, elle le fuirait habilement comme elle l’avait plus tôt par sms.
Quoique peut-être qu’il ne la laisserait pas fuir si facilement cette fois.

« Non, j'avais aussi envie de te voir, tout bêtement. »

Malgré les émois confus qui s’agitaient en lui, Robin se pinça les lèvres pour retenir un sourire tout idiot du bonheur simple dont Gabrielle le gratifiait en avouant avoir simplement envie de passer du temps avec lui. Mais nouvelle hésitation, nouvelle mention du bal, et il manqua presque de lever les yeux au ciel un peu exaspéré de la voir ainsi se prendre la tête alors qu’elle pouvait bien tout se permettre ou presque avec lui.

T’aurais pu le dire plus tôt, ça me dérange pas, était ce qu’il avait envie de lui répondre, mais quelque chose lui semblait presque inapproprié dans cette phrase. Parce qu’il l’aimait toujours, et qu’il espérait pouvoir rester son ami, comme elle l’avait elle-même dit le soir du bal, il ne voyait pas spécialement de mal à le lui avouer ; et pourtant le visage d’Ace se rappelait systématiquement à son esprit et avec lui une désagréable impression d’être peut-être en train de faire une bêtise à exposer son cœur ainsi ouvert à celle que son ami semblait avoir choisi.
Pourtant lui ne s’était pas gêné pour écraser toutes ses chances du talon dans son dos alors que ses sentiments pour Gabrielle étaient loin d’être un secret, ne pouvait s’empêcher de résonner la petite voix vaguement rancunière en lui.

« Tu sais moi je m'aime pas vraiment. »

Et encore une fois, Robin ne s’était pas préparé à entendre ça. Les mots de Gabrielle mirent un instant de trop à arriver à son cerveau mais une fois que ce fut fait, ses débats internes sur la moralité de ses faits et gestes se turent instantanément pour laisser place à cette tristesse bien connue des enfants sensibles à la douleur des autres. Il ne répondit pas tout de suite et se contenta d’écouter, le regard posé sur elle avec une tendresse silencieuse plutôt qu’une compassion envahissante. Il la laissa finir jusqu’au bout sans l’interrompre, peut-être un peu de la même façon qu’il avait écouté Elior avant d’essayer de le réconforter comme il le pouvait
–maladroitement mais sincèrement.

« Une partie de moi voudrait que tu m'oublies et que tu trouves une fille extraordinaire qui saura t'aimer à ta juste valeur. Que tu sois heureux. –elle marqua une pause qui le troubla plus encore que ce qu’elle venait de lui dire– et une autre partie n'en a vraiment pas envie.
— Je… –sa voix se coinça un instant dans sa gorge alors qu’il essayait de démêler les mots de Gabrielle et d’en interpréter le sens– je crois que je comprends. En partie. »

Sa dernière phrase, il n’en était pas certain, mais concernant le début de sa tirade, il pouvait comprendre car il n’était sûrement pas le dernier de l’Académie à ne pas beaucoup s’aimer non plus, par moments.

« Mais moi j’aime bien que tu sois bruyante et sans-gêne, c’est un peu comme si c’était la fête tout le temps. En plus franchement je suis sûrement pire que toi à ce niveau ! »

Robin aimait le bruit, les cris, remplir les silences et les creux d’éclats de rire comme elle savait si bien le faire, parce que Robin craignait le vide et les terreurs qu’il amenait en lui plus que tout.
C’était peut-être tout simplement pour ça qu’il l’aimait en fait ; de part sa simple présence, avec la lumière et le bruit qu’elle apportait avec elle, c’était comme s’il n’y avait en lui plus un seul coin d’ombre silencieuse où pouvaient se terrer ses craintes et ses doutes.

« Être trouillard c’est pas grave, on peut apprendre à ne plus l’être, et pareil pour prendre des décisions, moi non plus j’y arrive pas toujours. Et puis pour le reste bah… On a tous nos défauts, fit-il en haussant les épaules dans un petit ricanement dépité qu’il espérait quand même un peu rassurant. Regarde, moi je suis super bête et je comprends pas toujours quand je fais des choses qui blessent les gens. »

Avec ses mots, il essayait comme il le pouvait de peindre les défauts qu’elle se trouvait sous une autre lumière plus douce pour la rassurer.

«Et je crois que je suis égoïste aussi, je suis venu te voir alors que j’ai sûrement pas le droit rapport à Ace… »

L’imbécile, s’il savait.

« J’ai pas trop compris ce que tu voulais dire à la fin par contre haha, pardon... fit-il sur un ton embarrassé d’avoir un si petit cerveau. »

Pourtant Gabrielle, si seulement toi aussi tu savais à quel point c’était pareil pour lui, cette bataille interne entre vouloir ton bonheur même dans d’autres bras et le désir ardent de te tenir entre les siens à tout prix
et à quel point il s’en voulait chaque fois qu’il se risquait à songer à la deuxième option.

Il y avait ce soir en Gabrielle une espèce de fragilité secrète à laquelle Robin n’aurait pas cru avoir ne serait-ce que le droit d’assister un jour dans sa vie ; et pourtant, il ne s’était pas trouvé si surpris que cela de découvrir chez elle des vulnérabilités cachées derrière sa façade forte et haute en couleur. Peut-être parce qu’il était un peu pareil, tout comme ils devaient bien être des dizaines comme eux dans cette école –des enfants malmenés mais au sourire éclatants, et qu’ils le soient par sincérité ou besoin de sauver les apparences importait peu dans le fond.
Quand Gabrielle eut une réaction presque épidermique au nom d’Ace, Robin se mordit presque la langue de peur d’en avoir déjà trop dit.

« Non, non, t'inquiète pas de ça, on est pas ensemble. Perplexe, il fronça les sourcils en baissant le regard vers elle. Enfin, on n’est plus ensemble. Alors tu vois, tu ne dois rien à personne, et moi non plus… »

On n’est plus ensemble.
Quelque part au fond de lui, Robin s’en voulait terriblement pour cela, mais la toute première émotion qui lui traversa le cœur à cette annonce fut
le soulagement
et la renaissance d’un espoir vain.
Puis vinrent l’inquiétude pour ses deux amis et la culpabilité secrète de s’être réjouit de leur malheur pour ses fins personnelles, même si ça n’avait duré qu’un instant bref.

Une question lui brûla les lèvres, mais il se retint de la poser, car Gabrielle continuait de parler et il aurait pu garder le silence à tout jamais si en échange il pouvait se contenter de l’écouter, surtout quand c’était désormais des mots si doux à son sujet qu’elle prononçait.
Et ses mains dans les siennes, c’était comme si la lourdeur qui s’était installée plus tôt dans sa poitrine s’était envolée pour lui rendre son cœur intact, palpitant si fort qu’il craignait qu’elle ne l’entende de là où elle se trouvait, d’autant plus qu’elle s’était subitement penchée vers lui pour poser sa tête sur son épaule. Et en ce froid de décembre qui avait commencé plus rude que jamais, Robin d’un coup n’avait plus du tout froid, les joues brûlantes d’un émois fébrile et une chaleur douce le submergeant par vagues depuis le creux de son ventre.
Elle avait ce don Gabrielle, de lui faire oublier tous ses problèmes du plus simple des gestes ; et enfin les souvenirs encore crus du début du mois s’effaçaient du devant de la scène de son esprit pour laisser place à un bonheur un peu idiot et rassurant.
Elle éclata de rire, laissa glisser un compliment qui sonnait aussi comme une gentille petite pique, et tandis que Robin se fendit à son tour d’un ricanement doux, ses doigts se resserrèrent autour de ceux de la belle comme pour ne pas la laisser s’échapper tout à fait alors qu’elle s’extirpait de leur étreinte.

« Dis, tu veux bien aller à la soirée de Noël avec moi ? Sans pression, t'inquiète pas. »

Le cadre était presque trop beau pour être vrai, nuit claire et enneigée au bord de la fontaine, et parce que Robin était ce qu’il était, il avait bien fallut qu’il trouve le moyen de tout gâcher en s’étranglant avec sa propre salive alors qu’il tentait de reprendre son souffle, après que la demande ainsi soudainement formulée ne le lui ait coupé quelques secondes.
Pris d’une quinte de toux si longue qu’elle en était ridicule, et les larmes aux yeux, il parvint enfin à relever la tête vers Gabrielle, en inspirant un grand coup comme s’il venait de remonter à la surface du profond des lacs, plus embarrassé et pourtant plus heureux qu’il ne l’avait été ces temps derniers.

« Gab' tu veux me tuer ou quoi ?! Préviens avant de dire un truc pareil, la tête de ma mère !! »

Ah-
Ça n’était pas là la réponse romantique qu’il s’était déjà cent fois imaginé lui donner.
Rétro-pédalons un peu…

« Je veux dire : oui ! Ça me ferait très plaisir d’y aller avec toi… »

Sans pression, il n’était pas certain des tenants et aboutissants que ça impliquait ; mais dans l’instant présent Robin se fichait bien là de se rendre au bal de Noël à ses côtés en tant que simple ami ou plus si elle le désirait.
Elle voulait y aller avec lui, elle avait pris sa main dans la sienne et elle l’aimait vraiment bien avait-elle dit.
Ça le comblait pour aujourd’hui bien plus qu’il ne l’aurait rêvé.