Jodie et Oz Crawley s'aimaient. Ils avaient trouvé, à travers les épreuves de la vie, la force de se battre pour ce qui les tenaient à cœur. Fiers de leurs efforts et grandis de leur parcours semé de trop d'embûches et de drames, ils avaient fini par construire chacun chez l'autre le foyer de leur confiance, eux qui n'avaient eu l'habitude de ne se référer qu'à eux-mêmes. Ils ne vivaient aucun idylle, seulement une vie pleine d'émotions fortes et tendres qu'ils avaient appris à dompter pour qu'aucune d'elles ne soit un danger. Oz était un homme intelligent et consciencieux, il ne laissait pas le hasard décider du chemin qu'il allait suivre. Mais le hasard avait pris le nom de Jodie et lui avait donné un enfant qu'il n'avait pas choisi. Et à la manière dont ils avaient construit leur havre, lentement, pendant neuf mois, ils ont fait la place à l'intérieur de leur cœur pour celui-là même qui allait naître.

Bercé par l'amour et la force que dégageaient ses parents, Elyas s'est construit sur des modèles peu équilibrés, certes, mais heureux. Jodie était une femme instable aux humeurs changeantes qu'il était difficile d'apprivoiser, mais dans sa perception très particulière qu'il avait d'elle, Oz avait appris à Elyas comment il s'était frayé un chemin et avait fait de son univers une partie du sien. Elyas aimait les récits de son père car ils étaient toujours teintés de poésie et que lorsqu'il parlait le monde tout autour se taisait.

Ils ne vivaient aucun idylle, non. Derrière tous les moments de bonheur grondaient des orages terribles qui menaçaient sans cesse. Une maladie latente gangrenait leurs rires et leurs joies. Muette et invisible, l'ombre tapie dans les yeux de ses parents inquiets avait pris le nom de Alice un jour où ses iris noisette avaient reflété, ébahis, les couleurs des flammes qu'il avait créées. Il en avait hérité, et ça avait l'air terrible pour sa mère qui, si elle se l'était autorisée, se serait effondrée.

Son potentiel avait immédiatement été bridé par la nécessité, et à partir du premier jour ils n'avaient plus arrêté de voyager, de déménager. Chaque regard inquisiteur, chaque soupçon sifflant entre les lèvres, avait suffit à les faire décamper dans la ville d'à côté. Parfois, il entendait Jodie pleurer le soir, s'en vouloir, d'avoir donné à son fils la malédiction d'être traqué.

Ils avaient fini par poser leurs valises dans un village éloigné de tout, au creux des campagnes irlandaises où l'activité économique principale se basait sur la laine. Accueillis à bras ouverts par un voisinage charmant, ils avaient acheté une maison autrefois habitée par la doyenne qui avait fait ses adieux et laissé derrière elle une bâtisse impressionnante et en parfait état. Elyas n'avait eu aucun mal à se faire des amis dans sa nouvelle école et, soucieux de ne plus déménager encore, avait concentré tous ses efforts aux leçons de ses parents concernant son alice et sa maîtrise.

Il y avait dans leur petit groupe d'amis un fanfaron qui lui faisait de l'ombre, au sourire narquois qui faisait naître dans les yeux des filles des sentiments qu'il ne connaissait pas. Et un soir alors qu'ils rentraient des cours, quelques flatteries s'étaient perdues sur les lèvres de Eulalie, et il avait regardé son visage s'étirer en plein de sourires qu'il aurait voulu être provoqués par lui. Il s'était mis à fanfaronner lui aussi, lui qui était spécial, extraordinaire. Il lui avait promis de lui montrer, et elle lui avait promis de ne rien révéler.

Il avait attrapé son poignet et ils avaient fait du tapage dans les escaliers, les cartables abandonnés sur le palier. Il l'avait lâchée une fois en haut et lui avait fait promettre une seconde fois, puis une troisième. Finalement devant les yeux de Eulalie se mirent à danser quelques flammes, au creux des mains de Elyas il avait ouvert la porte du secret qu'il avait jusque là si bien gardé. Mais les flammes se mirent à grandir au-delà de sa volonté. Lui qui avait si bien appris à le maîtriser se sentit dépassé et très rapidement, en une seconde, le feu avait dévoré le couloir, avait fait craquer le bois sous leurs pieds, avait étouffé l'air. En une seconde l'incendie avait englouti la maison et son sang n'avait fait qu'un tour. Elyas, dans la panique, avait rassemblé toute sa volonté pour éviter que la feu ne brûle son amie. Jodie avait accouru en moins d'une minute et sur ses pas le feu lui frayait un chemin comme si elle l'avait commandé. Méthodique, efficace, poussée par son seul courage et la force de son cœur qui tambourinait.

Devant la maison incendiée, la tempête émotionnelle continuait de faire rage, et matraquait dans sa tête et son cœur des idées noires et acides. Jodie avait commandé à Oz, d'une voix ferme, qui n'avait pas eu besoin de plus de mots pour comprendre. Elyas, perdu, lui, n'avait pas compris. Ils allaient devoir partir. Oz avait raccompagné Eulalie chez elle, et Elyas l'avait regardée partir, déboussolé, désolé. Il s'était retourné vers les cendres de leur foyer et était entré dans la voiture sous le regard grave de sa mère. Une heure plus tard, Oz était revenu, et ils avaient disparu du village.

Ils avaient roulé toute la nuit et dans le silence. La tension dans ses muscles devenait brûlante. Il n'avait pas osé relevé la tête, sinon une fois pour regarder par la fenêtre, et puis s'enfoncer à nouveau dans le fond de son siège. Ils s'étaient arrêtés alors qu'il faisait sombre, dans un motel exécrable et inquiétant. Elyas n'avait toujours pas dit un mot. Il avait enfilé son pyjama et s'était timidement installé sur un des lits de la chambre. Quand sa mère approcha de lui, il cru un moment qu'il allait se faire incendier, lui aussi. Au lieu de quoi, elle l'avait serré dans ses bras. Elyas s'était endormi apaisé malgré son cœur serré, car les murmures de sa mère et le regard bienveillant de son père avaient eu raison de toutes ses peines et sa culpabilité. Ils avaient tous les trois dormi dans le grand lit cette nuit-là.

Alors qu'il faisait encore noir des lumières de phares firent s'ouvrir les yeux encore fatigués de son père. Il s'était approché de la fenêtre et avait élevé sa voix, ferme et sans appel. Elyas s'était réveillé dans un sursaut et chargeait son sac de ses affaires à toute hâte quand ils enfoncèrent la porte.

Tout au bout de cette nuit trop noire s'étaient levées des colonnes de flammes intenses et destructrices, qui avaient été annihilées en un clin d’œil par les hommes en costume. Tout au bout de cette nuit calme, des cris avaient déchiré l'air et les poumons de Elyas qui se débattait encore quand on le jeta à l'arrière de la voiture, des bleus sur la peau et ses parents assommés pour dernier souvenir.