Isis était peut-être l’une des seules en classe à garder le silence, les yeux baissés sur son bureau –il était difficile de distinguer si elle était plongée dans sa concentration ou si au contraire elle s’était perdue dans une fascination vague pour la surface plate de la table. Les heures de cours étaient chaque jour des moments compliqués à passer, où elle se retrouvait seule devant son travail et se sentait souvent bien incapable de s’y mettre ; et elle avait désormais bien peu d’amis en classe qu’elle osait déranger pour un coup de main.
Alors tant pis, parfois elle laissait son esprit vagabonder tandis qu’elle s’enfermait dans un mutisme qui devenait récurrent, et il lui fallait toujours un peu plus de temps que les autres pour réagir à toute interruption.
Pour une fois, même son alice n’avait pas su la prévenir de l’arrivée de Juno –ce ne fut que lorsque sa voix appela son nom qu’elle releva les yeux, et une lueur de méfiance brilla au coin de ceux-ci. Les souvenirs de sa dernière rencontre avec sa sœur étaient encore frais dans sa mémoire et faisaient vaciller la détermination nouvelle qu’elle avait trouvé à ne plus la laisser lui marcher dessus.
Sans piper mot, Isis se leva lentement et traversa la salle de classe pour la rejoindre et se laisser guider vers le bureau du directeur en espérant sans trop y croire que leurs interactions du jour s’en tiendraient là.
D’un pas réluctant, elle suivit Juno dans le couloir, les yeux fixés sur les talons qui claquaient au sol, quelques mètres plus loin, et qui s’arrêtèrent net au bout d’un moment pour se retourner vers elle.
Une fois encore, elle eu un temps de retard et avait déjà réduit la distance entre elles de deux pas avant de s’immobiliser à son tour et lever le regard.
Elle n’eut pour toute réponse à la question de sa sœur, qu’un air torve et impassible.

« Non, fit-elle dans un soupir. »

C’était dit avec toute la lassitude qu’elle ressentait vis-à-vis de leurs conflits constants.

« Je suis vraiment convoquée par Mr. Collins ou t’as fait tout ce cirque juste pour me demander ça ? »

Elle ne s’efforça même pas à esquisser un rictus moqueur devant ce qui semblait être de la jalousie maladive et qui l’aurait fait bien rire en d’autres circonstances.

« Ton délire où je ne vis que pour te voler c’est uniquement dans ta tête, Juno. Ce que t’as j’en veux pas. »

Ton mec, tes amis, tes étoiles ou peu importe ce que tu penses que je puisse convoiter de toi –même notre père je regrette qu’il ne m’ait pas vendu à ta place.

Tout ce qu’elle avait pu désirer d’elle, c’était une sœur.
Rien de plus.

Il y avait un peu de perplexité qui s’était immiscée dans le regard d’Isis alors qu’elle écoutait sa sœur lui répondre d’une façon qu’elle ne lui connaissait que trop peu –en admettant un tant soit peu de faiblesse face à elle.
Ça ne l’empêcha pourtant pas cette fois de souffler un ricanement sans aucune joie et un peu ahuri devant l’attitude de Juno-Bianca.

« Ah oui, c’est moi qui est condescendante maintenant, c’est nouveau ça. »

Le sarcasme lui venait comme des remontées acide, en la brûlant de l’intérieur à son passage ; après toutes ces semaines de silence entrecoupé d’élan d’honnêteté –de toutes sortes d’intensité– Isis avait l’impression de régresser dès lors qu’elle se voyait repoussée dans ses retranchements et que les vieilles habitudes lui revenaient machinalement.
Et Juno était certainement la première à savoir si aisément la pousser dans ses limites.

« Mais il s’est rien passé putain, il en a rien à foutre de moi ton gars ! Si t’as des doutes sur ton couple va le voir lui, pourquoi tu viens me casser les couilles ?! »

Sa voix vibrait déjà de cette colère et cette indignation constante qui rongeaient ses tripes chaque fois que sa sœur l’accusait de lui prendre ce qui était à elle.

« On me l’a collé en chaperon au club de cuisine et il m’a aidé à battre des œufs, wow trop romantique ! »

Un bref rire, doux mais furieux, s’éleva comme un sursaut clair au fond de sa gorge sur les dernières syllabes, puis sa voix retomba brutalement dans sa lassitude morne et son sourire irrité se fana aussitôt.

« Bien sûr que tu te trompes parfois Juno, redescend un peu. Si tu dis ça à cause de ton alice il t’a clairement jamais empêché d’être une sale conne. Et au passage un alice ça se détraque –elle était bien placée pour le savoir puisque son alice lui aurait très certainement évité d’être kidnappée le soir du 15 Janvier s’il n’avait pas eu la bonne idée de se volatiliser pile quand elle en avait besoin. »

Isis-Mae avait sur le palais le goût d’une bile amère. À travers le voile vitreux de sa fatigue, on pouvait distinguer dans certains plis de son visage la peine éreintante qui l’accablait à chacune de ces joutes là. Elle avait l’impression d’être coincée dans un cycle constant où elle se trouvait chaque fois impuissante : Juno-Bianca, furieuse contre elle pour des raisons qu’elle ne maîtrisait pas et auxquelles elle n’avait pas de réponse à lui apporter. Mais c’était peut-être pire qu’avant ces derniers temps, car la façade qu’elle avait mis si longtemps à construire pour parer les attaques de sa sœur n’était plus que graviers à ses pieds depuis qu’elle avait pleuré toutes les larmes de son corps devant Krystian, et tout semblait percer sa peau et son cœur plus vite et plus fort encore qu’auparavant sans elle.

« Faut que t’arrête de faire ça Juno, fit-elle avec la voix tremblante de sa fragilité nouvelle et honnête, alors qu’elle sentait déjà l’humidité s’installer au coin de ses yeux. Je sais pas, ignore-moi, fais comme si j’existais pas mais j’en peux plus que tu me tombes dessus pour des trucs comme ça que je maîtrise pas, j’arrive plus— »

Elle s'interrompit ; le sanglot qui lui nouait déjà la gorge remonta jusqu’à ses yeux desquels roulèrent quelques larmes qu’Isis chassa en cillant, en détournant la tête comme pour cacher un minimum sa faiblesse des yeux de Juno
–et brièvement les images de son lit d’hôpital et des yeux bleus qui avaient témoigné de sa peine avec une douceur inédite s’immiscèrent derrière ses paupières, et elle songea qu’il avait été infiniment plus facile d’être vulnérable là-bas devant un presque inconnu, qu’ici devant sa propre sœur.

« Je t'ai fait du mal, pas vrai ? »

Isis ferma les yeux et quelques larmes roulèrent encore sur ses joues, mais aucun sanglot ne vint faire trembler sa poitrine cette fois ; seul un sourire amer et douloureux s’étira sur ses lèvres, et ce fut là la seule réponse qui lui vint à la question rhétorique de Juno-Bianca.
Du revers de la main, elle essuya ses joues humides tout en écoutant ce que sa sœur avait encore à lui dire, les yeux rivés au sol –il lui semblait toujours plus simple d’écouter les mots des autres sans avoir à soutenir leur regard.
Il y eu, dans un premier temps, comme une certaine souplesse dans les paroles de Juno ; elle qui se faisait autrefois rude et érosive –implacable– semblait aujourd’hui reconnaître au moins un peu que la douleur d’Isis était réelle, et que les fautes qu’on lui avait incombé l’étaient peut-être un peu moins. En cela, Juno semblait presque redonner un peu d’humanité à celle qui s’était si longtemps vue comme rien de plus qu’un bouc émissaire dont on se souciait bien peu ; simplement là au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais l’air qui s’était pendu aux lèvres d’Isis lui revint aussitôt que Juno acheva d’énoncer sa dernière menace et souffla dans le cœur de la cadette, sur les braises du changement.
Elle serra le poing, frustrée, et releva vers sa sœur aînée un regard certes fatigué, mais empreint d’une détermination furieuse qu’on n’avait peut-être encore jamais vue dans les yeux d’Isis-Mae.

« Tu ne vas rien faire du tout. »

Le souffle court, elle s’approcha de Juno plus près qu’elles ne l’avaient jamais été depuis qu’elles vivaient toutes les deux sous le toit de l’Académie, et si sa posture était frêle, et sa voix tremblante, Isis ne baissa cette fois pas les yeux quand il s’agît de soutenir le regard de Juno-Bianca.

« J’en ai marre de devoir payer chaque fois qu’un homme ne sait pas t’aimer comme tu l’entends ! J’ai rien à me reprocher, et même dans le cas absurde où il pourrait vouloir moi, ce serait pas mon problème mais le votre. Garde tes menaces pour ceux sur qui ça marche. »

Et ne va surtout pas t’imaginer qu’il m’a aimée plus que toi car tu sais aussi bien que moi que notre père n’a probablement jamais aimé personne de sa vie.

« Et tes intentions j’en ai rien à foutre, ça change rien au fait que si je suis malade aujourd’hui c’est en partie à cause de toi. »

Tu ne me détestes pas, tu ne viens pas pour m’enfoncer à chaque fois ; qu’importe si au final je me sens toujours plus bas que terre quand tu en as finis avec moi ?
Isis respirait fort, comme si elle venait de fournir un effort physique intense ; les émotions fortes étaient éreintantes. Elle avait souvent réprimé sa colère, à la fois pour se réfugier dans son déni factice et se croire inatteignable, mais aussi parce qu’une part d’elle avait toujours un peu cru à l’idée qu’elle méritait tout ça et que sa rage n’était pas légitime. Aujourd’hui, elle n’y croyait plus –tout du moins, elle s’efforçait de s’en défaire– mais avoir le cœur à nu et à découvert était une contrepartie bien lourde pour ses épaules encore frêles.
Elle prit une longue inspiration, ferma les paupières encore un temps pour se calmer un peu.

« Juno-Bianca est une personne fabuleuse. C’est une des premières choses qu’il m’a dit après s’être présenté. »

Et ses yeux rient quand il parle de toi.
Elle rouvrit les yeux, les posa sur Juno avec une forme de retenue dans le regard —pudeur émotionnelle qu’elles n’avaient jamais outrepassé ensemble.

« C’est tout ce que tu voulais me dire ? »

« Tu as raison. »

Malgré toute la détermination qu’elle s’était efforcée de rassembler pour lui faire face sans trop trembler, Isis ne pu s’empêcher de ciller, déstabilisée –quelque chose avait changé chez sa sœur, et parce qu’elle n’avait jamais été là pour en constater le progrès, l’adolescente voyait ses repères s’effriter de tous les côtés sans vraiment savoir comment y réagir.
Dans la voix de Juno, l’amertume avait l'air sincère, et les acidités gratuites d’antan paraissaient s’être dissoutes d’elles-mêmes.

Il semblait être terriblement aisé pour Juno de ne pas tourner le regard ; Isis, elle, devait se forcer à soutenir le poids de ses yeux et y regarder tout ce qu’elle avait si longtemps refusé de voir autrefois, par peur, par colère, par fierté aussi peut-être. Mais elle ne céda pas à la fuite, et écouta sa sœur jusqu’au bout, fébrile et entêtée.
Elle se pinça les lèvres de frustration quand Juno lui assura ne pas chercher ni rédemption ni pardon. Plusieurs semaines plus tôt, Isis était arrivée à la douloureuse conclusion que c’était là ce dont elle avait besoin pour avancer –pouvoir lui pardonner– et les mots restaient coincés dans sa gorge alors qu’il lui était encore impossible à formuler devant sa sœur ce qu'elle voyait encore comme une folie absurde.
Isis serra les poings, et la contradiction qui l’accablait se lisait sur son visage comme dans un livre ouvert car elle n’avait plus la force de faire semblant de quoique ce soit depuis longtemps.
Et puis—

« Moi aussi j'aurais préféré t’aimer. »

Son souffle se perdit au bord de ses lèvres.
Son corps, en quelques instants, se défit de toute tension pour se faire mou et plus vulnérable encore, et elle se trouva bête et interdite à ne pas trouver les mots pour exprimer l’explosion terrible que Juno venait de provoquer au plus profond d’elle-même.

« Mais je n'ai pas perdu espoir. »

Sa détermination avait fondu en un instant comme une glace au soleil et si Isis ne baissa pas encore les yeux, elle recula d’un pas, puis deux, comme à la recherche d’espace et d’air alors que ce dernier semblait s’être échappé de ses poumons. Sur son visage, la lassitude épuisée avait laissé place à quelque chose de bien plus viscéral, et les larmes qui roulèrent de nouveau sur ses joues s’accompagnèrent cette fois d’un véritable sanglot étranglé.
Le premier qu’elle osait montrer à Juno-Bianca depuis des années.
Ça avait comme un air de déjà-vu.

« Je— elle chercha à articuler une réponse mais ni son corps ni son esprit confus ne lui laissèrent de répit pour s’exprimer ; le nœud douloureux dans sa gorge l’empêchait de poursuivre et dans un élan de colère frustrée, elle jura dans un souffle –Merde !– et baissa enfin ses yeux troublés de larmes. »

Isis-Mae laissa tomber alors toutes ses armes si tant était qu’il lui en restait. Sous le regard implacable de Juno, elle se laissa doucement descendre au sol et s’y accroupit, le dos rond, la tête baissée et le visage entre les mains, et elle n’essaya plus de contenir un tant soit peu les émotions qui l’assaillaient. Comme elle avait pleuré devant Krystian, elle pleura devant sa sœur –et elle qui avait pensé que ce serait plus dur à faire devant Juno, se trouva bien surprise de constater qu'elle avait faux.
Sous le regard bienveillant du médecin, Isis avait laissé parler la colère et la peine de toute une vie ; ça avait été brusque, douloureux, salvateur une fois l’orage passé mais terriblement éprouvant. Mais peut-être était-ce du au fait qu’elle était déjà passé par là, cette fois-ci lui sembla étonnamment plus facile, contrairement à ce qu’elle aurait pu croire.
Peut-être était-ce aussi dû au fait qu’il y avait un peu de soulagement et, un soupçon infime de joie qui se mêlaient à ces larmes là.

Parce qu'après tout, si Juno aussi espérait alors
ce n’était peut-être pas si absurde que de croire qu’il y aurait un peu de paix et de chaleur au bout de ce chemin là.

Il fallut plusieurs minutes à Isis pour reprendre un semblant de contrôle sur sa respiration et quand son souffle se fit moins saccadé, elle essuya ses larmes mais ne se releva pas pour autant.
Elle se sentait bien trop petite et vulnérable
et avait des aveux bien trop grands à faire
pour se sentir à l’aise debout face à Juno-Bianca.

« Moi non plus. »

Elle s’en était rendue malade d’avoir espéré si longtemps tout en se convaincant que c’était vain.

« J’ai besoin de te pardonner pour avancer, elle avoua d’une petite voix éraillée, mais je ne veux pas le faire si tu ne le demande pas. »

Isis avait appris qu’elle aussi était importante, et que son pardon devait se mériter –de la même manière qu’elle devrait mériter celui de tous ceux qu’elle avait blessé, volontairement ou non.