" Je viendrai. "
Juno-Bianca n'avait pas menti, mais un contre-temps s'était dressé sur son planning et elle était arrivée dans sa chambre une heure après la fin du repas, se servant de la montée des escaliers comme exutoire à la tension qui semblait prendre son dos de sa nuque aux lombaires. Le regard s'y était perdu, quelque part entre la tristesse et l'agacement, et en ouvrant la porte, tout ça s'évapora soudain.
Elle était restée immobile quelques secondes en constatant qu'il manquait plus de la moitié de ses chaussures et de ses vêtements. Les lèvres entre-ouvertes, sous le coup délicat d'une stupeur pudique, elle s'avança vers la salle de bains d'un pas mesuré et un sourire avait fleuri aux creux de ses joues lorsqu'elle constata qu'il ne restait là plus que les serviettes et les gants de toilette bleus.

Elle avait attrapé un sac dans lequel elle fourra quelques vêtements avant de le fermer, sortit de la chambre et referma la porte à clé, montant d'un étage. Dans le couloir des major on entendait déjà les talons de Juno-Bianca. Elle vérifia qu'aucune personne susceptible de dénonciation ne l'ait vue avant d'ouvrir la porte de la chambre de Jason, entrant comme s'il s'agissait de la sienne, et referma immédiatement après être entrée.

Elle garda le silence pendant plusieurs secondes, debout dans l'entrée. Elle retira son manteau de sur sa robe blanche cintrée et avança ensuite d'un pas décidé vers le dressing.

« Tu n'as pas rangé les robes en fonction de leur couleur. »

Elle se retourna vers Jason, un air désappointé sur le visage, un sourcil haussé. Elle maintint le silence pendant d'insoutenables secondes avant de ricaner.

« Je plaisante. Même moi je ne fais pas ça. »

Dit-elle en rangeant ses robes par couleur.
Elle avait ajouté le contenu du sac au dressing - ainsi que son manteau, arrangé la place de ses chaussures minutieusement avant de sortir du dressing quelques minutes plus tard, comme si elle venait d'être prise sur le fait d'un crime et qu'elle devait prouver son innocence.

Elle adressa le début d'un sourire à Jason avant de tendre les bras vers lui.

Elle avait laissé derrière elle, par-dessus son épaule, s'échapper un regard pour ses chaussures, interrogatif, de savoir si elles étaient si sales qu'il le prétendait. Mais avant qu'elle puisse rétorquer il était entre ses bras et ça n'avait plus d'importance ; à sentir son souffle au creux de son cou avait suffit à faire mourir tout le reste des poids qui la pesaient encore.

Juno-Bianca avait le sentiment d'apprendre à vivre pour la première fois ; d'apprendre comment on respirait, comment on voyait, comment on parlait. D'apprendre de Jason ce qu'il voulait bien lui montrer de ce que pouvait bien être la liberté. Ironique pour quelqu'un qui portait tant d'entraves lui-même.

Un sourire aux lèvres, le rire chanta dans un souffle et elle poussa avec sa tête contre la sienne.

« T'auras qu'à les cirer toi-même ! »

Elle avait monté une main à l'arrière de son crâne et ses doigts glissèrent dans sa nuque, s'arrêtèrent sur la chaîne qu'il y avait ajoutée pour son masque.

Elle s'extirpa légèrement - mais pas totalement - de ses bras pour lui faire mieux face, écartant son visage de son cou d'une main sur sa joue. Elle passa ensuite ses deux bras sur ses épaules et après plusieurs secondes à le regarder en silence, elle pencha la tête pour sceller ses lèvres dans un baiser.

Puis deux, puis plus longtemps.
L'attraction de son corps contre le sien lui avait forcé à elle deux pas en avant, à lui deux pas en arrière.
Au moment précis où son souffle s'échoua près du sien, Juno-Bianca pouvait sentir que, sans qu'elle en ait eu conscience jusqu'à présent, ça lui avait manqué. Au moins assez pour que le troisième baiser la rende un peu euphorique.

Elle avait ri à ses lèvres, avait avancé encore, pour qu'il finisse par tomber contre le lit, elle à sa suite.

Elle avait attrapé négligemment son téléphone dans sa poche et l'avait envoyé balader entre les draps pour qu'il ne la gène pas, avait poursuivi la conquêtes de ses lèvres sans y adresser plus d'importance. Ses mains avaient commencé leur chemin sous le haut de Jason lorsque la vibration du téléphone plus loin attira son attention. Et si elle n'avait accordé qu'un vague regard à l'écran qui s'alluma, c'était bien le nom qui s'y afficha qui la paralysa sur place.

Les mains s'étaient dégagées de où elles étaient allées. L'une était allée cueillir le portable, sans le déverrouiller cependant, l'autre avait rejoint sa jambe repliée contre les draps. La gorge serrée, Juno-Bianca muette, n'osa pas lire le message, et le téléphone repartit entre les draps.

Elle s'était relevée, assise au-dessus de Jason, et le souffle court de faire habiter en elle des souvenirs qu'elle avait voulu exiler.
Ce n'était plus ni de bonheur ni de joie dont était peint le visage de Juno-Bianca, mais bien de peur et de stupeur.

Chandresh en caractères gras au-dessus de la notification d'un nouveau message.

Sa voix lui arracha un demi-sursaut ; un mouvement pratiquement imperceptible qui avait serré sa gorge et sa poitrine, tendu les muscles de ses épaules et dans son dos. Son regard était revenu échouer près des yeux de Jason, et un voile s'était déposé devant ses iris tout à coup fatigués.

Il y avait des douleurs au cœur qu'aucun mot ne pouvait expliquer, des sensations de vertige qui faisaient prendre la fuite à toute raison, la concentration dissipée comme par mesure de sécurité. Soudain, Juno-Bianca ne savait plus rien.

« Quoi ? »

Elle avait secoué la tête dans un mouvement sec et serré, avait osé faire fleurir un nouveau sourire à ses lèvres, mais aussitôt que le regard avait rencontré à nouveau le téléphone, il se mit à faner.

Le théâtre des mensonges de Juno-Bianca et ses décombres ; elle marchait dans les ruines d'un spectacle ridicule qu'elle avait fini de jouer, et les séquelles de son abandon revenaient la hanter.

Elle baissa la tête, honteuse, baissa les yeux plus bas pour qu'il ne la voit pas.
Je suis un monstre en écho pulsant sous sa peau.

« Je »

Elle releva les yeux vers Jason.
Elle aurait pu se lever, inventer n'importe quoi, même ne rien dire. Une autre Juno-Bianca l'aurait fait, aurait claqué la porte en tournant des talons et en jouant l'offusquée ; inventerait une histoire bête où elle avait des choses à régler ; la bouche en cœur et des plis au bord des yeux qui lui diraient de ne pas poser de questions.

Une autre Juno-Bianca l'aurait fait.

« Ne t'en va pas. C'est tout ce que je te demande. »

Elle avait plongé dans ses yeux, avait attendu une quelconque validation ; un hochement de tête même un battement de cils ; s'écorcha d'un sourire avant de détourner le regard vers le téléphone à l'abandon dans les draps.

« Au bal de Noël, cette année, j'étais allée danser avec Chandresh Dwight. »

Elle secoua légèrement la tête, haussa les épaules. Son nom n'avait pas d'importance, qu'il visualise de qui il s'agissait : encore moins. Elle espérait même qu'il s'agisse d'un inconnu pour lui.

« On a... entretenu une relation pour ainsi dire secrète pendant... quelques mois. Quand j'ai gagné ma troisième étoile et que j'ai accepté de rejoindre les Nova il est devenu distant, et j'ai senti... les reproches qu'on ne dit pas. »

Elle se mordit la lèvre.

« Jason je veux pas que ça te fasse peur. »

Est-ce que c'était différent avec lui ?
Est-ce qu'il était différent pour elle ?
Est-ce qu'elle devait craindre ce genre d'aveux ?

« Je ne l'aimais pas. Enfin, je ne crois pas que je l'aimais. Mais j'aimais qu'il m'aime, j'aimais cette attention qu'il me donnait et j'ai... »

Est-ce que c'était si dur à dire ?

« Je lui donnais ce qu'il voulait pour qu'il ne me quitte pas. Qu'il me renvoie éternellement l'image d'une Juno-Bianca parfaite, resplendissante. Je voulais croire que je pouvais être aimée. »

Elle se sentit tout à coup bête de dire tout ça.
Est-ce qu'elle pouvait dire tout ça ?
Est-ce qu'il la trouvait pénible, de dire tout ça ?
Elle garda le silence pendant d'interminables secondes, et l'empêcha de répondre d'une main sur son masque, le gardant éloigné de son visage.

« J'ai joué un rôle, il a joué le sien, et j'ai orchestré cette comédie pendant si longtemps que je... j'ai fini par croire qu'il m'aimait vraiment. »

Et c'était elle qui s'était faite piéger. Elle secoua la tête. Amoureuse de l'idée d'être aimée ; sans jamais vraiment l'être.

« Puis... c'était jeudi. C'est allé vite, on s'était disputé avant le festival et il est venu s'expliquer, m'a reprochée de jamais avoir eu confiance en lui et je lui ai dit que... »

Elle se mordit la langue. Une autre Juno-Bianca n'aurait jamais dit ces mots-là.

« Que j'avais confiance en toi. »

Que pour la première fois, elle avait confiance en quelqu'un.

« Il s'est énervé, j'ai eu peur. Je voulais pas qu'il arrête de m'aimer. Au soir on est allé danser. Comme la première fois... »

Un sourire tendre avait pris ses lèvres. Un sourire tendre, mais rempli de tristesse.

« On a dansé, et Stelian est arrivé. Il y a eu la pluie, le fracas, le tonnerre... Je lui ai dit des choses horribles. Parce que j'étais blessée. Il m'a prise pour un trophée, un genre d'étiquette qu'il aurait collé à son col à la place de ses étoiles. "Regardez-moi, j'ai baisé la reine de ce lycée de merde." »

Elle avait baissé le regard, un rire, sarcasme, dans un souffle au bord des lèvres.

« J'en ai marre de cette image que tout le monde a de moi. La terrible Juno-Bianca, la peste tyrannique inapprochable. Craignez tous Juno-Bianca, je suis une cible facile à montrer du doigt. Je suis le prolongement de la crasse sous les dorures de l'académie. »

Elle secoua la tête.

« Je suis fatiguée. Fatiguée d'être interprétée et accusée. Mais on a que ce qu'on mérite, pas vrai ? Je ne me lave d'aucune culpabilité. Ce dont je suis accusée, j'en suis le plus souvent coupable. »

Ce qui la dégoûtait ce n'était pas d'être vue comme étant mauvaise ; c'était bien d'être la seule. Alors qu'ils l'étaient tous. Honteux et répugnants, égoïstes et égocentriques, petits et irrespectueux.
Ce n'était pas elle. C'était l'humanité toute entière.

« Mais c'est comme tout le monde. J'ai peur. Et je m'en défends ? »

Elle avait enfin lâché le masque de Jason, et avait relevé les yeux pour s'accrocher aux siens.

« J'ai peur des gouffres dans ma poitrine, j'ai peur du vide, j'ai peur de me regarder dans le miroir et de pas y aimer ce que je vois. J'ai peur des autres, j'ai peur de leur laisser du pouvoir sur moi, de m'affaisser et de crever de pas être aimée. »

Elle se sentait extrêmement gênée.

« Pardon, je- j'ai trop parlé et... »

Leva déjà la tête pour prévoir sa fuite imminente.
Elle connaissait cette danse par coeur ; un rire acerbe, explosif, se lever rapidement, disparaître de l'autre côté de la porte, ne plus donner de signe de vie pendant au moins vingt-quatre heures et revenir comme si ce moment n'avait jamais existé.
Une autre Juno-Bianca l'aurait fait.

Mais Juno-Bianca qui appartenait un peu à Jason était restée là, sous son regard, une tension immense dans tous les muscles, mais le courage au cœur insufflé par
un petit quelque chose
d'espoir
qu'il avait fait renaître quelque part.

Quatre temps.
Le premier d'une stupeur même pas feinte ; c'était que Juno-Bianca n'était pas habituée à entendre, encore moins à être entendue ; les deux en même temps était inattendu - inespéré.
Le deuxième d'une honte viscérale et incontrôlable qui empoisonnait toujours au creux d'elle, la honte d'être vue aussi petite et sale, aussi misérable et fragile, aussi affreuse sous les traits de l'humanité qui s'exprimait en son travers.
Le troisième de vertiges qui la prenaient soudain, l'hypotension au cœur soufflait une instabilité menaçante, de sentir que la honte, aussi profondément ancrée était-elle, ne recevait aucun écho dans les yeux de Jason et, sans validation aucune, finissait par disparaître car elle n'avait pas de raison d'être.
Le quatrième.

Le quatrième.

Juno-Bianca eut l'impression d'avoir arrêté de respirer, et une inspiration immense libéra sa gorge, ses poumons, sa poitrine. Affola tous ses sens, ouvrit ses yeux comme si elle voyait pour la première fois. Naissait pour la seconde fois. Juno-Bianca s'éveillait à une réalité qu'elle ne connaissait pas, dont tout ressemblait au monde d'avant mais que rien ne rapprochait.
Elle connaissait la chambre de Jason, elle connaissait ses rideaux elle connaissait la couleur des murs et le bois de la porte. Elle connaissait la sensation du sol sur ses pieds nus et l'odeur de ses draps. Elle connaissait le visage de Jason et le regard qu'il posait sur elle, sa voix écrasée par le masque et la chaleur de sa peau contre ses doigts.
Mais à cette inspiration, soudainement, tout ça lui paraissait nouveau. Elle ouvrait les yeux pour la première fois et voyait
Voyait le regard de Jason et ce qu'il portait
Sentait la chaleur, sa vie, de sa peau contre ses doigts
Le souffle qui s'échappait de ses lèvres
La voix et le masque
L'odeur des draps.

Et Jason.

« Jason »

Qui vibrait sous sa peau, qui n'était pas assez proche ; un appel au bord des lèvres Juno-Bianca le voulait plus près ; plus près encore.
C'étaient les cuisses contre les siennes, le bas du ventre et la poitrine contre leur vis-à-vis.

Jason qui résonnait dans les oreilles et dans les veines dans sa nuque
Pulsait Jason et d'émotions qu'il libérait
Pas comme un danger ; pas comme tout ce qu'elle exilait ; non
Les émotions qu'on goûte, exquises au cœur sous la langue et aux lèvres.
En explosions au creux de la poitrine. Le gouffre, Juno-Bianca s'y était laissée tomber.

Et elle n'avait pas eu peur. N'avait pas tremblé. Les deux mains détachant sa muselière. L'en débarrassa.

Juno-Bianca en appel aux lippes ; goûta à Jason ; dévora
Le cou la peau les lèvres,
S'arrêta une seconde, une inspiration à regarder dans ses yeux.
Les mains parfois aux joues parfois au cou, descendirent au bas de son ventre, glissèrent à ses hanches et remontèrent dans le dos, sous le tissu de son haut.

Juno-Bianca apprenait, de ses mains de ses yeux des odeurs des goûts de ses lèvres des sensations au cœur et à la peau.
Apprenait de Juno-Bianca et de Jason.
Apprenait d'eux et voulait apprendre encore,
apprendrait encore,
jusqu'à tout savoir par cœur et ne jamais se lasser,
à retracer les mêmes chemins sur sa colonne vertébrale et toujours s'émerveiller sur les mêmes cascades.
C'était comme revoir encore et encore le même chef d'oeuvre, et toujours y trouver quelque chose de plus, un détail, une saveur, une couleur.

Et en larmes soudainement traçant des sillons invisibles sur les joues de Juno, la poitrine qui se soulevait, un murmure glissa
à l'oreille
de Jason,
noyé parmi les souffles, presque inaudible,
contre la peau fit son chemin jusqu'à lui ;

« Je t'aime »

Et pas un point à la fin

Au creux d'elle les chaleurs avaient eu un goût d'amour. Ou s'agissait-il de ses baisers, de ses mains sur sa peau ; Juno-Bianca était devenue un peu ivre de ça - mais surtout de lui. Des saveurs des odeurs, qui s'assimilaient toute seule au sentiment profond de plénitude qui l'avait habitée.
Et au sommet de toute sensualité, Juno-Bianca avait perdu un souffle, un battement.
Elle les lui avait déposés là.

* * *

C'était les draps contre la peau, et puis contre la sienne aussi, c'était toute cette effervescence de souffles de regards de chaleurs, qui l'avaient cloisonnée dans cet instant ; qui aurait duré une éternité que ça ne l'aurait pas dérangée.

Juno-Bianca avait levé le regard, de sous ses longs cils noirs, et ses yeux avaient épousé d'abord ses mains, son cou puis son regard à lui.

Je t'aime en écho à celui qu'elle lui avait adressé ; dans des souffles qu'il lui avait arrachés.

S'il n'était pas revenu à elle, contre elle, Juno-Bianca aurait eu le sentiment de s'effondrer. Elle avait fermé les yeux, et enfoui son visage dans son cou.
Ces mots, dans cet ordre, on les lui avait déjà dits.
Mais jamais ils n'avaient répondu à des mots qu'elle même avait prononcés.

La dernière fois qu'elle avait dit "Je t'aime"
Papa ne lui avait pas répondu.

Les bras de Juno-Bianca dans son dos, se resserrèrent pour le garder, précieusement ; comme si même collés ce n'était pas suffisant ; plus près, les mains dans le dos lui murmuraient "Ne m'abandonne pas".