Jay semblait avoir tout bonnement cessé de fonctionner.
Il lisait et relisait les trois lignes affichées à l’écran de son portable sans parvenir à trouver de réponse adéquate, sans comprendre pourquoi, en à peine quelques messages, les mots se faisaient déjà si acerbes et acérés.
Accoudé à son bureau, il se passa les mains sur le visage comme pour se réveiller d’un sommeil lourd de mauvais rêves encore tenaces, épuisé.
D’un peu tout ; surtout de lui-même.

À se laisser submerger par le doute et la panique, il en avait oublié de répondre, et c’était là certainement la dernière goutte qui fit déborder le vase –où au stade où ils en étaient, le lac tout entier– car le temps d’un battement de cil, Ezéchiel apparu dans sa chambre, avec fracas. Les nerfs déjà à fleur de peau, Jay sursauta si fort à l’arrivé soudaine du jeune homme qu’il en tomba de sa chaise en laissant échapper un cri surpris.

« Tu te fous de ma gueule ?! »

Interloqué, Jay se redressa, encore assis par terre, et posa sans réfléchir les yeux sur le visage d’Ezéchiel ; son regard était animé d’une colère qu’il n’avait encore jamais vu dirigée contre lui, et ce fut comme si toutes ses entrailles s’étaient rétractées et tordues de honte sous le poids de ces yeux-là.
Pitié
Ne me regarde pas
comme ça.

« C'est quoi ton problème Jay ?!
— Mon quoi !? »

Il lâcha malgré lui un rictus nerveux tandis qu’il se sentit bouillir à son tour d’une colère irrationnelle ; Jay ne voulait pas parler de ça maintenant, il ne voulait pas voir la réalité en face et admettre à haute voix à quel point il avait été odieux, et il ne voulait surtout pas voir dans le regard d’Ezéchiel cette colère terrible qui lui serrait le cœur et la gorge, lui coupait le souffle et lui donnait des vertiges. Mais ses émotions à vif rendaient les sautes d’humeurs difficiles à contrôler, et quand bien même il s’en voulait, il ne pouvait s’empêcher de s’énerver contre celui qui était capable de renverser d’un revers de la main le peu d’ordre qu’il arrivait à mettre dans sa tête et dans son cœur.
Il ne se releva pas encore sur ses pieds.

« Tu pètes un câble comme ça pour un message et c’est moi qui ait un problème ? »

L’abandon le terrifiait ; et il avait réussi à se persuader que lui ouvrir son cœur et en exposer les noirceurs ne ferait que le repousser plus loin de lui encore.
Alors non, même si c’était à des lambeaux qu’il s’accrochait comme un malheureux, Jay ne céderait pas –jamais.

« J’ai plein de trucs à gérer en ce moment c’est bon, j’ai pas besoin que tu me fasses une scène en plus Ezéchiel ! »

Mon problème Ezé, c’est que je ne me reconnais plus et j’ai peur, si peur, qu’à trop changer de visage, on ne se retrouve plus.

« Arrête ça ! »

Plus le ton montait plus Jay se sentait paralysé dans son propre corps ; le refus catégorique de voir Ezéchiel se mettre en colère contre lui lui faisait l’effet presque épidermique d’être plongé tour à tour dans un bain brûlant puis dans de l’eau glacée. Son souffle se fit saccadé et si sa cage thoracique ne faisait pas si bien son travail il aurait juré que son cœur pourrait jaillir de sa poitrine tant il s’emballait, dopé par le stress, l’angoisse et la culpabilité.
Arrête ça Jay ; s’il avait eu l’esprit clair et le cœur plus léger, il aurait compris dans la seconde, mais il se débattait depuis près d’un an dans un brouillard qui semblait s’épaissir à chaque mouvement esquissé pour le chasser –et comme le désespéré qu’il devenait, au lieu de rester tranquille et laisser la brume retomber, il se démenait plus encore.
Et entretenait ses propres démons.

« Tu sais très bien de quoi je parle !
— Je–
— Si t'as un problème avec moi DIS-LE PUTAIN ! Depuis des mois j'attends ! Depuis l'été c'est comme si... ! Comme si… »

Dans sa poitrine, l’air se bloqua tout à fait dès que le mot été lui vrilla les oreilles –l’été ; saison fatale qui avait achevé d’assombrir ses soleils. Il attendait qu’Ezéchiel énonce la suite, continue de faire tomber l’opprobre sur lui comme la foudre, mais plus rien de vint et il se vit incapable d’y donner suite. Un silence pesant leur tomba dessus comme une chape de plomb, et toutes les angoisses du monde défilaient dans les yeux de Jay.
Navré Ezéchiel, mais je ne peux pas t’aider –j’étouffe autant que toi.

Au bout d’un temps qui lui sembla durer des années, l’air lui revint et il retrouva la force de bouger ; quoique, l’agitation de la colère semblait l’avoir quitté d’un coup, et il se sentait vidé de toute énergie subitement.
Son poing se serra de frustration, et il baissa les yeux, le visage crispé.

« J’ai pas de problème avec toi… »

C’est moi le problème Ezé’.

« C’est juste… les mots se coincèrent dans sa gorge et il ne trouva le moyen de les dire qu’après avoir déglutis difficilement. C’était pas bien ce que j’ai fait. »

Ce que j’ai fait –pas nous. Parce que Jay s’était si bien convaincu de sa culpabilité qu’il en oubliait qu’ils étaient deux à avoir cédé et projetait ses propres pensées coupables dans chaque mot d’Ezéchiel, sans écouter ni voir sa réalité.
J’ai mal, alors je t’ai fait du mal aussi, et tu m’en veux depuis ; aussi simple que ça.

« On aurait pas dû… »

Et il ne termina pas sa phrase non plus.
On aurait pas dû –pas comme ça. J’aurais voulu que ça se passe autrement, qu’on se soit dit des choses avant, et pas que ça arrive parce que je perdais pied et que j’ai eu besoin de toi pour me rattraper et me sentir bien rien qu’une soirée.

« Je sais pas quoi te dire Ez’… désolé. »

Je sais pas ; je sais plus.

« Jay. »

Ça sonnait sec et autoritaire, comme un ordre à peine formulé, et Jay releva malgré tout la tête vers le jeune homme. C’était peut-être bien la première fois qu’il entendait Ezéchiel s’adresser à lui de cette façon, et rendu confus par le vacarme dans sa propre tête, il n’y avait même pas réfléchi, quand bien même croiser son regard transperçait son cœur d’aiguilles coupables chaque fois.

Ezéchiel le rappela à la réalité, hors de sa vision distordue de cette fameuse nuit d’août, et les mots crus remuèrent en lui un rejet écœuré. Jay fronça les sourcils, profondément perturbé à l’idée même qu’on puisse abuser ainsi de son meilleur ami, et secoua la tête par la négative, les lèvres entrouvertes comme s’il voulait répondre quelque chose sans que les mots ne se forment dans son esprit.
C’était pas ça, ça ne lui avait même pas encore traversé l’esprit –et de fait les mots d’Ezéchiel ne le réconfortèrent pas tout à fait.
Il s’approcha de quelques pas et Jay se senti encore une fois manquer d’air ; son souffle était court, la panique l’agitait d’infime tressautements nerveux, et c’était à peine s’il avait entendu ce qui d’ordinaire l’aurait comblé de joie –j’en avais envie.

Parce que Jay aussi en avait eu envie,
avant même d’en avoir eu besoin.

Il s’était longtemps aveuglé de lui-même pour ne pas avoir à admettre les sentiments qui l’éprenaient quand il songeait à Ezéchiel car tant qu’il ne les reconnaissait pas, la piqure d’un amour à sens unique pouvait bien lui heurter l’inconscient de temps en temps, il lui restait toujours cette amitié solide et inébranlable sur laquelle se reposer. Alors oui, Jay en avait eu besoin –mais besoin seulement de sa présence pour l’épauler. Mais c’était parce qu’il en avait eu envie, depuis si longtemps, qu’il avait désespérément sauté le pas et risqué son amitié la plus précieuse pour un coup d’un soir embrumé. En se fiant à des émotions confuses et décuplées, il s’était servi d’Ezéchiel pour assouvir rien qu’un peu la faim de son cœur avide de lui, et c’était là où se terrait son monstre de culpabilité.

Tandis qu’Ezéchiel poursuivait sa pensée, Jay s’était un peu plus prostré ; s’il avait pu se recroqueviller en lui-même jusqu’à disparaître, il l’aurait peut-être fait. Chaque reproche qui lui était fait faisait mouche et tombait à côté tout à la fois, parce qu’au fond, si cette nuit d’été avait été le déclencheur, le mal qui le rongeait était plus vieux et incertain encore.

« Mais si c'est ce que tu veux. Si c'est ça –il sentit son cœur lui tomber dans l’estomac à entendre Ezéchiel parler d’eux comme ça– que tu veux... alors assume aussi.
— Non ! »

Ça lui avait jaillit de la gorge sans qu’il ne puisse rien y faire, et il se voyait perdre le contrôle, encore une fois. Sa respiration lourde et saccadée faisait rapidement monter et descendre ses épaules fébriles et il se sentit tellement pathétique qu’une nouvelle vague de colère monta en lui.
Il buta encore une fois sur ses mots, comme incapable d’aligner une phrase qui fasse sens, et jura en donnant un coup de pied rageur dans la chaise de son bureau sous la frustration –ça n’avait rien arrangé.

« Tu peux pas comprendre Ezéchiel ! Il avait haussé le ton, furieux, sans même s’en rendre compte et son regard s’était de nouveau dirigé vers le sol –c’était moins dur de chercher ses mots sans avoir à soutenir le sien. Même moi je comprends pas ! »

Un rire nerveux vint ponctuer la fin de sa phrase ; de quoi devait-il avoir l’air aux yeux de celui qui pour une fois devait baisser la tête pour l’observer, effondré ainsi et s’agitant comme un enfant en pleine crise ?

« Je suis tout le temps en colère contre tout le monde, j’ai envie d’être tout seul et puis non, je sais plus comment me comporter sans avoir l’impression que je vais exploser… Je veux pas qu’on soit moins amis qu’avant mais je fais n’importe quoi et— ?? »

Il marqua une pause pour reprendre son souffle et essayer de se calmer ; il replia ses genoux vers lui pour s’y accouder et baissa la tête entre ses mains, incapable de se tenir droit.

« Quoique je fasse je te fais du mal et ça me rend fou. »

Jay se sentait terriblement petit et seul sous le regard implacable d’Ezéchiel.
Tandis qu’il s’efforçait se de reprendre, le visage toujours entre ses mains, chaque cellule de son corps hurlait au réconfort et à l’étreinte qu’il voulait de lui sans s’autoriser le droit de le demander –pas après tout ce qu’il lui avait fait. Alors il se contenta de faire ce qu’il pouvait s’accorder ; faire de son mieux pour respirer, et puis écouter Ezéchiel,
Ezéchiel et ses mots qui ne butaient pas contre ses dents, qui restait fort et droit sur ses jambes quand lui s’écroulait, et qui parvenait malgré tout à admettre sa propre douleur sans flancher.
Jay ne pu que relever une fois encore les yeux vers lui
et se demander
quand ai-je pu louper ça ?

Peut-être s’était-il trop habitué à ce qu’Ezéchiel ne l’agrippe par la manche depuis tous petits ; à trop le choyer comme une petite chose précieuse, il en avait perdu de vue, l’espace de quelques mois, la force rugissante qui brûlait aussi en lui. Peut-être encore, avait-il inconsciemment projeté sa propre faiblesse sur lui pour ne pas avoir à l’admettre comme étant la sienne. Qu’importe.
Il l’avait écouté, jusqu’au bout, avec ses oreilles, mais surtout avec son cœur, peut-être pour la première fois depuis cet été, sa fébrilité ne s’en était pas allée –mais c’était différent, un peu plus doux, un peu moins agonisant.

« C'est toi et moi et rien ne changera ça. »

Un sourire un peu triste étira timidement ses lèvres mais une émotion sincère s’était logée dans son regard.
Je suis vraiment trop bête ; je ne peux pas me battre contre ça.

« Je sais plus comment me faire confiance, Ezé. Il eu besoin de quelques secondes pour enchaîner. J’ai peur de vous faire encore plus de mal en étant présent parce que je contrôle pas mes sautes d’humeur. »

Toi, Bonnie, et les autres aussi –l’idée de vous heurter me terrifie.

« Peut-être que je vais encore t’ignorer parfois, que je vais m’énerver pour rien ou avoir besoin d’être seul tout à coup, sans l’expliquer. »

Jay se sentait fébrile mais poussa malgré tout le vice et se hissa enfin sur ses pieds, lentement, précautionneusement de peur que ses genoux ne le lâchent –mais il tint bon, et quand il fut certain de sa stabilité, il se risqua un faire un pas en avant, le cœur en roue libre.

« Alors… d’ici le jour ça sera moins le désordre –d’ici le jour où il saura enfin ce qui cloche– est-ce que tu pourras vraiment me supporter comme ça ? »

Devant lui enfin, la tension dans la voix d’Ezéchiel semblait s’adoucir –à croire que ça ne reposait que sur ça au final, un peu d’honnêteté, de la communication ; s’il n’était pas dans tous ces états, Jay aurait trouvé ça évident, également.
Lui aussi, se sentit un peu plus léger ; comme si on avait retiré une partie du poids qui l’assaillait. Il lui en restait encore plein les épaules, et la peur constante de rechuter, de s’emporter et de faire une bêtise le hantait toujours, mais parler aussi honnêtement avec Ezéchiel, comme avant, avait eu le don d’apaiser son esprit affolé, au moins pour ce soir.
Il ne su trop quoi répondre, à part des sourires et des haussements d’épaules résignés et désolés, et son cœur se serra devant la sincérité abrupte de jeune homme en face de lui.
Jay tendit une main maladroite et s’accrocha du bout des doigts à la manche d’Ezéchiel pour s’en rapprocher
–les rôles inversés.

« Pardon, il souffla, la tête baissée. »

Pardon d’avoir fuit comme un raté.
Pardon de t’avoir inquiété.

« J’assure pas trop comme pote en ce moment, je fais que des conneries… »

À croire que finalement, je réfléchi mieux quand tu es là pour me recadrer.

« Tu peux rester si tu veux. »

Reste, s’il te plaît.