On n’avait pas vu Isis-Mae arpenter les couloirs du lycée ni du dortoir pendant des semaines. Trois, précisément. On avait spéculé sur les raisons de son absence, qui d’ordinaire serait certainement passée inaperçue ; mais il n’y avait rien d’ordinaire à un enlèvement rançonné, et les langues bavardes s’étaient peu à peu déliées une fois le premier choc passé. On l’avait supposée blessée, rendue folle à interner, punie par l’isolement d’avoir eu l’idée stupide de tenter de sortir de l’Académie ou bien encore déjà morte et enterrée pour les plus imaginatifs, et si certains se rapprochaient de la vérité, les raisons profondes de sa disparition n’avaient elles, jamais été élucidées par les bruits de couloir.

Car Isis-Mae était bel et bien blessée, en effet ; mais aucun militaire russe n’était la cause de son mal premier car celui-ci la rongeait depuis si longtemps qu’on s’y était habitué, elle la première –c’est comme ça, ça ne changera pas, à quoi bon faire des efforts quand tout est vain ?
Son mal n’avait jamais eu de nom véritable, car il s’était si bien infiltré par tous les pores de son être dès le jeune âge qu’elle l’avait longtemps pensé comme une part indissociable d’elle-même : ce n’était pas tant qu’Isis-Mae allait mal ; c’était elle, le mal, qui en plus de se laisser mourir à petit feu avait l’audace d’entacher la vie des autres avec ses cendres crasses. Ça avait été le discours de Maman, de Juno-Bianca –tu m’as tout pris et je ne te le pardonnerais jamais– et même Papa avait tenu des propos similaires quand, dans des accès de colères alcoolisées, ses loghorées corrosives s’abattaient sur elle comme l’éclair frappe la cime des arbres.
Son mal portait son nom et son visage, tant et si bien qu’elle s’y accrochait de peur de n’être rien sans lui. Mais tout ça, n’avait plus de sens aujourd’hui car son mal avait enfin un nom rien qu’à lui désormais, écrit noir sur blanc sur le papier qu’on avait finit par glisser dans son dossier médical à l’hôpital.




Krystian avait su ouvrir les vannes de son cœur, et elle avait parlé. Et parler avait fini de fissurer ses armures rouillées et trop lourdes qui, si elles l’avaient protégé un jour, ne faisaient plus que l’empêcher d’avancer. Isis était fatiguée ; elle ne l’avait que trop répété. Mais parler sous le regard des psychiatres et revisiter les souvenirs souillés qu’elle fuyait comme la peste avait éveillé en elle une indignation primale, ainsi qu’une fureur qui avait redirigé sa lassitude. Isis-Mae n’était plus fatiguée de vivre ; elle était épuisée de vivre de cette façon là.
Au creux de la nuit, au fond de sa solitude dans son lit d’hôpital et coupée d’un monde dont elle s’était déjà isolée, elle avait réalisé, le souffle court et la gorge nouée de sanglots silencieux,

qu’elle était malade,
que ça n’était pas sa faute,
et surtout qu’elle ne voulait pas mourir.

Pour la première fois le cynisme et le désintérêt qu’elle avait toujours porté à sa propre existence pour ne pas affronter sa vérité s’étaient tus pour laisser ses plus profonds désirs s’exprimer ; je veux vivre, je veux être heureuse et je ne veux plus me laisser mourir résignée.
Son mal avait un nom, désormais, et puisqu’elle le connaissait, elle avait décidé de ne plus se laisser faire sans se battre, peu importe le temps que ça lui prendra,
peu importe que Judas ne soit plus là,
peu importe que Xanadu se soit effacé de sa mémoire pour ne laisser qu'un grand creux plein de questions sans réponses à la place,
peu importe l'amour délétère qui s'était noué entre elle et Juno-Bianca,
Isis allait vivre et on ne l’en empêcherait pas.

Devant le miroir fêlé de sa chambre au grenier, l’adolescente ajusta son uniforme, puis s’assura que ses affaires étaient en ordre dans son sac de cours. Le son des cachets bousculés dans son pilulier lorsqu’elle jeta le sac sur son épaule tinta comme l’annonce d’une nouvelle aube alors que, le cœur battant, à la fois déterminé et hésitant, elle quitta sa chambre pour réapparaître dans le monde des vivants.