Est-ce une bonne idée ? Probablement pas. Est-ce que ça t’as empêché de le faire, mon vieux ? Haha, quelle question.

On ne voit dans les salles de cours qu’un enfermement peu productif, ça a toujours été comme ça. Depuis toujours, il n’y a que la sonnerie qui compte et la promesse de liberté qu’elle offre. C’est qu’on avait déjà l’impression d’apprendre mille fois mieux dehors, sous le couvert des arbres. La nature en professeur, le hasard en guise de guide. Ça a toujours été comme ça, alors on ne l’a jamais remis en question. Déjà à la maison, ça ne plaisait pas à Maman. Papa, lui, il avait un peu plus coutume de dire que c’était normal, qu’on était des « hommes de terrains ». La définition restait obscure à huit ans, mais si être un homme de terrain justifiait le fait d’explorer la forêt en plein après-midi alors le plus grand homme de terrain on sera.

Regarde ! Partout il y a à observer. Un décor bien plus beau, bien plus vivant que la salle de classe, ses tables de bois, son tableau, ses profs à la mine renfrognée parce que 14h c’est l’heure de la sieste et non celle des dictées. On s’émerveille, tu sais, à chaque fois. Les mêmes arbres, le même chemin et pourtant c’est comme les donjons mystères dans Pokémon : ce n’est jamais pareil, au final. Pour nous c’est l’éclate, le summum de la jouissance. Ce serait encore plus beau si on ne savait pas qu’il y avait un mur au bout. Dans le peu qu’on a lu, on avait vu qu’on était un peuple nomade à la base. Des gens du voyage, comme ceux avec leurs guitares et leurs roulottes. C’est peut-être le signe qu’on est resté au stade primaire de l’évolution, Monsieur Scotfield, à l’école des parents, il avait dit la même chose en classe, une fois. Il avait peut-être raison.

« Hm ? »

Détache à regret les yeux des buissons et des jeux de couleurs des feuilles parce qu’il y a ta voix qui s’élève. On ne comprend pas vraiment tes craintes, tu sais ? Ça nous a tout de suite fasciné, chez toi, cet amour des murs qui enferment et se rejet de l’infini à perte de vues. Ta petite main qui presse la nôtre, ta petite moue des jours de contrariété. De quoi t’as peur ? C’est beau ici, pourtant. Un sourire plein de malice sur nos lèvres, on t’embrasse du regard, les yeux rieurs, comme à chaque fois.

« T’es fou ! C’est trop bien d’avoir plein de bras ! Genre, tu peux manger, écrire, escalader les arbres, faire plein de truc en même temps ! Toi, tu pourrais avoir tous les points de participation en classe, genre, les autres ils lèvent deux mains mais toi t’en lèvres six, ça multiplie, nan ? »

On sait pas ce qu’on raconte, probablement de la merde, les maths et les chiffres on aime dire que c’est comme le Coréen : ça fait peut-être partie de nous mais on connaît pas… Et on n’a pas spécialement envie de connaître. On éclate de rire face à ta tronche, t’es pas convaincu, ça se voit. Tu pourrais nous vomir dessus qu’on rigolerait quand même.

« Bwoarf, t’en fais pas, j’suis là. Puis je voulais te montrer un truc ! »

C’est une surprise, celle qu’on a cherché pour te faire fermer ton clapet et te montrer que la forêt c’était bien plus cool qu’une chambre ou que n’importe quoi d’autre dans le monde. On avait déniché cette clairière, cet espace entre deux mondes, tout spécialement pour toi. Pour te donner tords, pour changer l’éclat méfiant et tristoune de te regard, puis surtout pour t’offrir un endroit où les autres abrutis qui te traite de fille t’embêteront pas. On les a vu, tu sais ? On les a entendus. Là-bas, que tu ressembles à une fille ou pas on s’en foutra, personne ne nous verra.

« Tien ! C’est juste après les gros buissons qui cachent la vue. Ferme les yeux et ne me lâche pas, je vais te montrer ma base secrète ! »

Enfin, la nôtre maintenant.

La base secrète, même à cette époque on réalise que c’est un peu toute l’académie. Ici, c’est une bulle d’air, un pays imaginaire, parfois des merveilles, un peu étrange, un peu comme nous, quoi. Ici, on peut être spécial, on peut être fou, mais on peut être chez nous. On est logé, nourrit, des élites mais traité comme étant une normalité. Est-ce que tu vois, toi aussi ? Est-ce que tu vois comment ici, c’est la maison. Oh, Papa et Maman ça manque tu sais. Mais on est, même alors qu’on est enfant, conscient qu’on sera jamais comme ils espèrent. On n’est incompatible au monde. On a peur de se faire broyer tout entier par lui. Mais ici, ici on peut être un enfant terrible, ça ne choquera personne. On est libre d’être déviant. Tant qu’on sera ici, on se dit que la vie sera belle. Quand faudra partir… Bwof, c’est encore si loin, à notre âge on a pas la notion du temps.

« Evidemment que c’est la nôtre. »

Presse un peu ta main. Tu sais, on ne sait pas trop comment dire les choses. On n’a jamais su bien parler. On n’a jamais su bien ressentir non plus. Mais on sait que malgré les bêtises, malgré qu’on soit volatile, ton visage est un repère qu’on a peur de voir disparaître. Aussi libre qu’on soit, on s’est ancré à toi. On se demande alors, si c’était une grosse connerie, puis on se dit que c’est comme ça. On le cœur aussi chaotique que la tête, tu vois. Alors on presse ta main. A l’époque on est encore inconscient du monde adulte, mais on sait déjà que toi, toi t’as une place spéciale. Toi, t’es une foutue anomalie.

Une douce anomalie.

Fier de t’introduire dans une parcelle de notre vaste univers, on laisse ton regard se poser sur cette petite partie de notre monde. Le nôtre. Ça a le goût des bonbons.

« Elle est chouette, hein ? »

Ici on peut rire fort personne entendra.
Ici on peut dire tous les gros mots du monde les robots nous punirons pas.
Ici on peut être des salles gosses, des soleils trop brûlants, le monde s’en fout.

« CHAT ! »

Presse ta côte avant de fuir dans un éclat de rire. Ici, tu peux être libre, Ez.