Isis s’était perdue depuis un temps qu’elle n’aurait su estimer dans la contemplation fascinée du goutte-à-goutte de l’intraveineuse plantée dans son bras. Elle avait perdu le compte à partir de la trois-cent-trente-quatrième goutte, mais ça n’avait plus d’importance car elle avait réussi à atteindre cet état de sérénité absolue où rien ne lui passait par la tête, aucune image, aucun souvenir, même les sons environnants ne s’enregistraient pas dans son cerveau.
Le vide : ce grand rien sidéral, terrifiant pour certains, mais terriblement reposant pour elle.
Du vide et du silence, c’était tout ce qu’elle demandait pour aujourd’hui.

Ses souvenirs des derniers jours étaient rendus confus par le manque de sommeil et de nourriture, ainsi que par la peur et le stress ressentis. Elle se souvenait du moment où Xanadu et elle avaient été attrapés, de la brutalité des mains qui lui avaient tiré les cheveux pour la forcer à entrer dans le véhicule, et puis d’une pièce sombre où on l’avait laissée pendant longtemps, longtemps. Mais le reste était flou, parasité de bruit blanc comme si son cerveau avait refusé catégoriquement d’assimiler les autres évènements, si bien que quand elle s’était réveillée dans son lit d’hôpital après avoir dormi comme si elle n’avait pas fermé l’œil de sa vie, il avait fallut qu’une infirmière lui parle des récents évènements pour qu’elle se souvienne que oui, c’était vraiment arrivé, et oui, on l’en avait sortie.
Elle n’avait pas pu dormir sans faire des cauchemars depuis, alors Isis substituait désormais le confort du vide à celui du sommeil.

Alors quand Juno pénétra dans sa chambre avec son parfum trop fort pour son odorat sensible et sa présence trop lourde, l’adolescente ne se braqua pas comme elle avait l’habitude de le faire à chaque fois que sa sœur envahissait dans son espace vital, et ne lui accorda pas même un seul regard.

« Moi qui pensais être enfin débarrassée, te revoilà. Telle un parasite. »

Isis ne répondit rien, si ce n’était un ricanement essoufflé la voix alourdie par les médicaments qu’on lui avait donné.
Bien fait pour toi.
À combien de gouttes en était-elle déjà ?

Lentement, elle tourna la tête pour observer Juno-Bianca s’approcher en faisant claquer ses talons sur les linoléum, et elle se demanda vaguement pourquoi elle était toujours si terrifiée et en colère contre elle, alors que c’était tellement plus simple de ne ressentir rien d’autre
qu’un grand vide creux et froid.
Elle avait beau ne pas vraiment toucher Terre à cause des tranquillisants, Isis se sentait pourtant plus calme et lucide que jamais devant l’un de ses bourreaux.

« C’est déjà le cas… »

Elle n’avait pas relevé les insultes –elle ne les relevaient plus, qu’elles viennent de Juno ou d’ailleurs– et s’étaient seulement attardée sur la fin de la phrase, tandis qu’un sourire un peu paumé s’étira sur ses lèvres. C’est qu’elle trouvait ça très drôle que Juno puisse penser l’enfoncer un peu plus avec ces prédictions là quand elle peinait déjà tous les matins à sortir de son lit pour affronter le jour –et qu’elle échouait, parfois.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

« Je ne sais pas. »

Tu ne sais pas Juno, mais tu viens quand même.
Isis souffla un nouveau ricanement doux par le nez sans quitter son sourire vague, à cette pensée. C’était comme si elles étaient incapable de vivre comme des inconnues sans jamais se croiser, qu’il fallait constamment qu’elles se retrouvent pour s’écharper un peu plus et c’était une véritable tragédie comique qu’à chaque fois la réponse soit
je ne sais pas.
Si elle y réfléchissait trop, Isis pourrait presque croire qu’elles s’entre-déchiraient pour rien depuis si longtemps.

C’était peut-être les médicaments qui lui jouaient des tour et lui faisaient voir ce que son cœur crevait de voir en secret, mais l’espace d’un instant, malgré tout, il y eu comme un éclat de douceur mélancolique dans le regard de Juno, et Isis senti sa poitrine se serrer, rien qu’un peu –et pourtant elle en aurait pleuré, comme pleure celui qui poursuit les mirages des oasis dans le désert.
Ça ne dura qu’un court moment, cette presque tendresse évanescente et silencieuse, et aussitôt sa sœur retrouva ses mots rudes et son ton acéré.
Mais Isis n’en voulait plus de ces joutes qu’on lui imposait depuis l’enfance, elle n’en pouvait plus de cette rage qui la consumait à petit feu chaque fois que Juno-Bianca lui adressait la parole, et c’était peut-être juste aujourd’hui, parce que les circonstances rendaient ses masques plus souples et plus friables, mais pour une fois, Isis écouta jusqu’au bout les acidités de Juno, avec ses deux oreilles, et puis avec son cœur. Et pour une fois elle admettait à quel point c’était douloureux ; qu’il s’agisse de la dureté de ses mots comme de leur terrible vérité.
Au bout de ses cils, quelques larmes vinrent s’accrocher, mais l’ébauche de sourire mort sur ses lèvres ne se fana pas, et un aveux soupiré qu'elle n'avait pas le courage de retenir s'échappa d'entre ses lèvres.

« Je suis fatiguée, Juno... »

De tout, de nous, de moi, je voudrais dormir longtemps et me réveiller dans un monde où la vie serait plus douce qu’elle ne l’est, là.
Comme si elle s’était arrêtée de respirer pour parler, son corps fut saisi d’un sursaut alors qu’elle prit une grande inspiration qui la surprit elle-même –l’air qui lui emplissait les poumons avait quelque chose d’un peu douloureux, où bien c’était son imagination– et aussitôt elle leva la main à son visage pour essuyer les traces humides qui luisaient sur le haut de ses joues.
Et comme l’envie de couper court à une conversation trop difficile s’empara d’elle, Isis tenta de récupérer un semblant de contenance et se tourna de nouveau vers sa sœur après s’être séché les yeux.

« Qu'est-ce que j'ai raté ?, fit-elle de son éternelle voix lasse et sans aucune forme de véritable intérêt. »

Pas qu’elle y accorde beaucoup d’importance –elle l’avait dit, elle était épuisée ; le monde pouvait bien s’écrouler qu’elle ne s’en affolerait pas vraiment.
Mais elle préférait presque parler de la pluie et du beau temps que de continuer à s’aventurer sur la pente descendante qui s’étendait sous ses pieds, de peur de manquer un pas et chuter encore plus bas.