Certaines relations sont simples. Un mot, un geste suffisent alors pour exprimer tout un panel d'émotions. La compréhension s'opère immédiatement. Il n'y a pas mille détours à faire pour atteindre l'autre. C'est réconfortant, reposant et plaisant. Cette facilité a le mérite d’alléger le cœur. Tout est plus aisé quand les choses sont dites. Mais entre vous, elles sont loin de l'être.

Il n'avait pas été particulièrement difficile de découvrir quel parcours Elijah empruntait pour courir. En revanche, mettre ta fierté de côté et admettre que tu désirais le voir, l'avait été beaucoup plus. Cependant, tu n'avais pas pour habitude de te dérober face à un combat et aller au devant de lui en était bien un. Finalement, tu t'étais perdue dans la contemplation du courant de la rivière argentée. L'écoulement de l'eau avait eu quelque chose d'hypnotisant sur toi.

Maintenant qu'il te faisait face, tu ignorais quoi dire. Le besoin de le voir était une chose, communiquer avec lui en était une autre. Tu optas donc pour la banalité, reprenant son même ton badin.

« Je suis dans mon élément ici. La nature c'est mon truc. »

Ça avait beau être l'entière vérité, ce n'était pas vraiment le sujet.

« Je traîne souvent dans la forêt interdite, en fait. Ce soir, j'avais envie de changer. »

Voila que tu en étais rendue à éluder, toi si prompte à la franchise et aux sarcasmes. Tu passas une main lasse dans tes cheveux. Le fait de réagir de cette manière à son égard ne te le rendait que plus agaçant. Tu commençais déjà à regretter d'être venue, suivant ainsi une singulière envie, lorsqu'il reprit la parole. Il était rare de le voir te témoigner un intérêt quelconque. Tu avais beau tempêter, l'embêter allégrement, il restait d'un calme olympien, te renvoyant un regard ennuyé. Quand tu parvenais à le faire sortir de ses gonds, il s'en allait tout simplement, te tournant le dos. Elijah semblait parfois fait de glace à l'opposé de toi, la fille incendiaire. Pour autant, tu ne doutais pas qu'un feu intérieur l'animait même s'il le dissimulait bien.

« Toi aussi, c'est bon de voir que tu tiens la forme. »

Pour autant, sa froideur avait le don de t'irriter. Tu avais la nette impression que plus le temps passait, plus il bâtissait un mur solide entre vous. Mais ce qui avait encore plus le don de te déplaire, c'était bien le fait que tu te souciais de cette même distance. Tu n'étais pas femme à te préoccuper de ce genre de comportement ; depuis longtemps déjà, nombreuses étaient les personnes désireuses de se tenir loin de toi. Tu avais appris à ne plus être touchée par cela. La solitude n'était pas un problème et tes proches n'étaient peut-être pas nombreux mais vos liens étaient authentiques et profonds. Dans le cas d'Elijah, c'était différent. Plus vous vous éloigniez, plus vous ressentiez la nécessité de faire demi tour. Tu avais l'étrange sensation que vous étiez comme deux aimants, en confrontation constante mais toujours attirés l'un par l'autre.

« Ravie de constater que tu es en vie en tout cas. »

Ce fût dit sur un ton faussement indifférent alors que le reproche était à peine voilé. Si les derniers événements ne t'avaient pas secoués plus que ça – à dire vrai tu trouvais tout ça étonnement attendu – tu avais quand même tenue à t'assurer que tout allait bien pour les personnes auxquelles tu tenais. Tout le monde ne se projetait pas aussi bien que toi dans un univers à la Battle Royale après tout.

En réalité, c'était la première fois que vous entriez en contact depuis la nuit du 15 janvier.

Était il seulement un de tes proches ? Était il légitime de lui reprocher son manque de nouvelles alors que toi aussi tu avais gardé le silence ? Sûrement pas. Mais tu ne comptais pas te priver de le faire. Tant pis pour ce que ça pourrait vouloir dire.

Cela faisait à peine quelques minutes que vous vous étiez retrouvés que déjà vous étiez sur la défensive l'un comme l'autre. La moindre conversation tournait au duel. Tout ce que l'autre était susceptible de dire pouvait s'apparenter à une attaque personnelle.

Tu croisas les bras à ton tour, le défiant du regard, un sourire mauvais aux lèvres.

« Pas spécialement. Je me demandais juste si tu t'en étais tiré. Tout le monde n'est pas entraîné pour ce genre de situation. »

Petite pique signifiant que toi tu l'étais. Sur le terrain de la mesquinerie, tu te débrouillais tout aussi bien que lui.

« Heureuse de savoir que tu en as un. Maintenant, tu n'as plus qu'à apprendre à t'en servir. »

Ton haussement de sourcil fut éloquent. C'était partie pour une énième joute verbale où aucun de vous deux ne l'emporterait.

Les choses seraient tellement plus simples si vous étiez prêts à mettre votre fierté de côté et admettre que vous vous inquiétiez pour l'autre. A force de vous côtoyer, de jouer au jeu du plus mordant des deux, vous aviez fini par tisser un lien. Tenu certes, mais étonnement résistant malgré tout.

« Je ne me sers du mien que s'il y a urgence. Je privilégie les contacts directs. »

Celui qui espérait avoir le dernier mot avec toi n'était pas encore né. Tandis qu'il prenait soin de cultiver son attitude nonchalante, tu t'adossas contre un arbre qui bordait la rivière. De nouveau, tu te perdis dans la contemplation de l'écoulement de l'eau, où les reflets argentés semblaient danser. La fin de la journée approchait et le soleil commençait à disparaître lentement. Un bref silence s'installa bien vite brisé par une nouvelle remarque.

« Alors dis moi, tu aimes toujours autant jouer les glaçons ? »

C'était purement gratuit mais c'était aussi votre seule manière de communiquer. Elijah te trouvait trop emportée et tu le savais pertinemment. Cependant, tu étais ainsi faite, toute en insolence, loin d'être figée dans le marbre. Quant à lui, il devait s'estimer impénétrable à tout ce qu'il l'entourait.

Après tout, la logique voulait que faire cohabiter le feu et la glace soit complexe.

Comme prévu, il prit la mouche. Il haussa d'abord les épaules pour signifier son indifférence pour ensuite enchaîner avec de multiples piques. Elijah n'avait rien d'un glaçon en vérité. C'est ce qu'il dégageait en premier lieu mais c'était loin d'être ce qu'il était. Tu en avais pertinemment conscience mais tu aimais lui reprocher sa froideur à ton égard. Depuis le temps que vous vous connaissiez, les choses restaient immuables entre vous. Tu le soupçonnais en fait d'être un véritable passionné. Chez lui aussi couvait un feu intense.

« Pourquoi serais-je ce que je ne suis pas ? »

Tu décidas d'ignorer sa première remarque, désireuse de ne pas laisser passer la seconde.

« Je ne serais jamais une délicate petite fleur ni une princesse aux yeux baissés. »

C'était à la fois une vérité et une promesse. Tu n'étais pas de ces filles là. Bien sur, tu ne manquais pas de féminité mais tu ne t'inscrivais pas dans le registre des jeunes-filles en fleur. Toi, tu étais impétueuse, insolente et insoumise. Tu te battais depuis ton plus jeune âge et tu ne laissais rien passer. Que ce soit en basket ou en talons hauts, tu maîtrisais aussi bien l'art d'attaquer que de te défendre. Quant à ton rapport aux hommes, il était franc et sans faux-semblant. Si l'ego masculin n'était pas toujours enclin à te supporter, tu ne les laissais pas la gente masculine indifférente pour autant. Avec toi, il s'opérait juste un tri ; entre ceux capables de rester à tes côtés et les autres.

« En effet, ça ne serait pas moi. Je suis du genre sauvage. »

Tu lui adressas un nouveau sourire carnassier. Qu'il interprète cette dernière phrase comme bon lui semblait.

« Je ne suis pas de celle qu'on prend par la main. »

Lorsque tu étais plus jeune et inexpérimentée, ses propos auraient été susceptibles de te blesser. Mais à l'heure d'aujourd'hui, tu n'étais pas sans ignorer qu'on ne change pas sa nature. Accepter et vivre avec toi-même était déjà assez complexe sans que tu ne rajoutes le souhait de vouloir être quelqu'un d'autre. On est ce qu'on est.

« C'est ce que tu détestes chez moi qui te plaît le plus. »

Tu n'ajoutas pas le 'c'est le cas pour moi aussi' qui te brûlait les lèvres. Peut-être que votre relation n'était pas vouée à être consensuelle, mais que votre singulière et ambiguë amitié fonctionnait comme cela, avec violence.

C'était un jeu déjà mille fois mené à son terme. Il consistait à vous tourner autour, à déterminer celui qui piquerait le plus l'autre, et à l'instant où la sincérité serait enfin susceptible d'apparaître, vous retourniez chacun de vote côté. Cette manière que vous aviez de vous heurter parvenait aisément à vous contenter. Même si tu étais toujours désireuse de le faire réagir, la lassitude prenait inévitablement le dessus. C'est une chanson que vous connaissiez par cœur et même si parfois les accords venaient à changer, l'essence restait la même.

A la suite de ta précédente remarque, il avait semblé se perdre dans ses pensées. Il paraissait s'adresser à toi comme à lui même. Vos propos faisaient visiblement échos en lui, sans que tu saches très bien pourquoi. Les méandres de ses réflexions te restaient obscures.

« Bien sur que tout le monde joue et revêt un masque. »

Tu haussas les épaules comme pour signifier que c'était un constat déjà bien établi pour toi.

« Mais certaines personnes y excellent plus que les autres et il y a ceux qui se fondent tellement dans leur rôle qui ne savent plus être autre chose. »

En disant cela, tu ne l'avais pas quitté du regard. A lui de déterminer s'il s'agissait d'un message subliminal.

« En ce qui me concerne, je joue à des jeux plus dangereux. »

Un sourire carnassier déforma tes traits un court instant.

« Mais comme tout le monde, je laisse voir uniquement ce que je veux.

Puis un soupir désabusé s'échappa de tes lèvres.

« On en est tous là. »

Tu t'éloignas de l'arbre contre lequel tu étais appuyée depuis le début, te retrouvant ainsi face à lui sur le sentier qui longeait la rivière argenté.

Ce n'était plus amusant. Comme d'habitude, tu perdais patience. C'était comme une éternelle rengaine, la même chorégraphie sans cesse dansée. Aucun nouvel éclairage venait se poser sur votre relation. Tu finissais par penser qu'il en serait toujours ainsi ; c'était comme ça que fonctionnait votre amitié.