à l'époque, sa maman appelait les grosses tristesses des chagrins féroces. ces monstres menacent de tout détruire sur leur passage, de casser le coeur des mouchards. quand chagrin féroce il y avait, il était question de grandes retombées doucereuses - une couverture pelucheuse, beaucoup de gâteaux et un peu de chocolat chaud.

mais est-ce qu'anton peut appeler ce cri un chagrin féroce ? est-ce que ça rentre dans cette catégorie très précise de tristesse d'enfant fatigué, est-ce que ce désarroi qui lui a mordu les oreilles se résume seulement à ce qu'il a connu.
non - anton n'a jamais connu de cris aussi désespérés.
il a été terrifié quand ils ont surgi, quand ils ont percé son tympan. il a cru qu'il allait crever comme eulalie, il a cru qu'il y laisserait la vie - pourtant ce n'était pas son prénom qui a été hurlé par elyas.
il n'a pas vu. il a seulement été ébranlé par la puissance que des enfants d'environ dix ans ne devraient pas connaître. à cet âge on n'est pas censés s'achever mutuellement dans une telle tristesse, si..? on s'éclate dans des bulles de sucre, on se chamaille dans la boue et on finit les genoux écorchés d'enfance. le sang coule mais il est bien doux, il a la saveur des petites douleurs réconfortantes, qui montre que l'on tombe puis qu'on se relève.
la question est restée alors dans sa bouche quelques heures : est-ce qu'eulalie a pu se remettre sur pieds ? a-t-elle était détruite, désintégrée par la fureur ? est-ce qu'elle a disparu comme ces fantômes douillets dans les dessins animés, invisibles une fois apeurés ?
son crâne semble tambouriner tant il se concentre. ceux qui avaient assisté à la scène racontaient fébriles avec des mots, ou alors muets par la peur de ce qu'ils ont pu apercevoir - pourtant, étrangement, anton était incapable d'entendre.
de les entendre plus précisément car trop concentré à essayer de voir, s'il pouvait localiser eulalie par le son de sa voix - ou par le martèlement de ses pas distinguables - ou par sa respiration légèrement trop agitée. il fit vite une croix sur les dernières possibilités.

non, en réalité quelques heures plus tard, anton se retrouve avec une bouteille d'eau à la main dehors. il est fatigué parce qu'il s'est efforcé pendant tout ce temps de ne pas perdre la trace d'eulalie, mais il a aussi peur qu'elle se retrouve seule.
si c'est plus gros qu'un chagrin féroce, plus gros aussi qu'un cauchemar - comment pourrait-elle se consoler sans personne ?
il n'a plus de gâteaux dans sa chambre. plus de briques de jus de fruit soigneusement entassées quand il peut en acheter. non il n'a qu'une bouteille d'eau, mais c'est déjà ça, non..?
au moins elle ne sera pas toute seule.

il gambade un peu timidement à travers les haies, s'arrête quelques instants comme un animal pour s'affairer à entendre eulalie.
il l'a retrouvée, c'est bon !
il reprend sa marche et quand il la voit il se penche pour lui poser la bouteille d'eau dans la poussière. eulalie je... non, anton ne s'excuse jamais d'exister dès le début. il parle fort mais moins que d'habitude, ça couvre le bruit du vent. j'espère que tu vas bien. parce que genre euh... ça a dû te... faire peur tout ça ? je suppose, enfin peut-être que tu veux pas en parler mais si tu t'es fait cramer faut pas que tu restes toute seule tu vois.

il n'est pas doué pour rassurer les filles, on ne lui a jamais appris.

pantois. fébrile face à la faiblesse exposée, il se demande ce qu'il a eu dans la tête de se mêler de tout cela.
anton n'est pas si fort, il ne sait pas bien sécher les larmes car il appuie toujours trop fort avec ses doigts tremblants. s'il veut lui demander de lâcher, il a peur de mal s'y prendre et de blesser sa douceur brisée.

qu'est-ce qui peut être pire que détester ? qu'est-ce qui peut être pire que se détester, tout simplement ? anton a un avis neutre sur lui-même, il ne se pose pas trop la question - il s'en veut souvent oui, mais au point d'avoir ce qu'on nomme la haine.
est-ce qu'elle est un monstre ? non il ne pense pas. il ne voit qu'une petite fille qui pleure à cause d'un garçon - il voit qu'une enfant apeurée par la vie, sans qu'il ne puisse reconnaître le danger.
il remarque la gravité, il la sent parce que son instinct lui dit quand il entend sa respiration accélérée, le reniflement disgracieux - mais c'est pas grave. il est là lui, et si elle ne veut pas être seule, alors il ne partira pas. n-non ! je pars pas ! je reste avec toi !

il se sent bête de ne pas avoir pris de mouchoirs.

je sais plus si tu m'as fait du mal, mais c'est pas grave ! on fait tous du mal ! il avait pas à te crier dessus comme ça ! c'est interdit de faire cela aux filles qui n'ont que des fleurs d'amour dans les poches. il veut la convaincre qu'elle n'a plus le droit de pleurer, car il ne faut pas être triste ainsi. c'est moche un garçon qui fait pleurer les filles. les filles c'est des princesses. c'est ce que sa mère lui a toujours dit.
alors une princesse ne doit pas demeurer près des arbres sans chevalier - lui qui n'avait jamais vraiment remarqué qu'il pouvait porter des armures, il accepte pour cette fois-ci. si t'étais un monstre tu pleurerais pas. je suis sûr qu'il pleure pas lui, sinon il t'aurait pas crié dessus comme ça. les gens vont penser que c'est de sa faute je suis sûr, car c'est toujours de la faute des garçons quand ils font pleurer les filles. il débite n'importe quoi dans la panique et c'est rare que ses mots soient aussi fluents. il se penche pour attraper la main d'eulalie qui le tient et décide de s'asseoir non loin d'elle pour lui montrer qu'il est bien résigné à rester ici. tu veux pas que j'appelle un adulte..?

eulalie confirme par ses dires la théorie que la laideur est intrinsèquement liée à une colère profonde - personne ne devrait être confronté à une telle virulence. au moins a-t-il réussi, il lui semble, à lui faire entendre qu'elle n'a rien des monstres de sous le lit et qu'elle n'a surtout pas à craindre d'être inhumaine.

il ne connaît pas vraiment cet elyas. de nom oui, mais il n'arrive pas à y mettre un détail intime qui le différencierait des autres - ou bien si, maintenant il y'a cette altercation à rattacher au tableau qu'il fait de chaque personne qu'il connaît. d'accord. je lui en veux pas, mais seulement si il finit par s'excuser à toi. sinon je lui en veux à vie. il insiste bien sur les derniers mots, il n'a pas peur d'être en colère toute une vie pour une fille. il peut même le faire pour elle si elle n'a pas le force d'en vouloir à un ami - il peut comprendre. il peut concevoir de ne pas conserver d'amertume pour se protéger et ne pas s'user ; dans ce cas-là, lui, n'ayant aucun lien affectif avec ce garçon, il peut se le permettre.

il ne force pas pour contacter un adulte parce que ça aussi il imagine que c'est difficile, pour eulalie. il y a certains enfants qui ne trouvent pas ça très rassurant les adultes, certains enfants qui se trouvent plus dans les autres gamins de l'école : alors ainsi soit-il ! anton restera avec elle jusqu'à ce qu'il fasse nuit s'il le faut et répondra à toutes ses questions. il y a quelque chose d'étrangement attachant dans cette volonté de n'être qu'à deux alors il rougit un peu sans qu'il puisse comprendre la nature de cette chaleur - tu m'aimes assez pour n'avoir que besoin de moi, cela veut dire. c'est ce qu'il perçoit sans qu'ils se connaissent réellement.
quand il remarque qu'eulalie tourne la tête, il la tourne aussi, la bouche entrouverte. il n'a toujours pas lâché sa main.

elle se met à parler, elle se met à le tuer : il lui semble, à chaque mot, que la douleur augmente. elle demande mais le dernier mot - son prénom - lui est inaudible tant il se fond dans le capharnaüm de la folie. l'ignoble douleur des bruits entassés qu'il n'arrive pas à trier. il ne sait pas encore se concentrer sur un seul son et tout lui atterrit dans les oreilles sans retenue.
le bruissement de la forêt amplifié, des rires d'enfants au loin, la secrète luxure d'adolescents, la voix des professeurs, des pas, des oiseaux, des cris... il absorbe tout et il a l'impression que tout va exploser.
il lâche soudainement la main d'eulalie pour se couvrir les oreilles, le visage tout crispé par la douleur. CA FAIT MAL, CA FAIT MAL ! il hurle presque tandis que ça siffle dans son coeur.

mon dieu qu'est-ce qu'il a peur. qu'est-ce qu'il a peur à l'instant-même que ça ne se calme pas - mon dieu que c'est terrible tout ce bruit,
encore plus que le silence.