Certaines choses ne changent pas.

Des faits immuables et intouchables, des actions qui sont vouées à se répéter et des situations qui font vibrer les déjà-vu. La sonnerie d'un téléphone une fois la lune éveillée et le son d'un pas résonnant. La même phrase usée à l'infini qui ne veut plus rien dire pour personne sauf lui.

Elle a recommencé.

On en était là, à tenter encore et encore de franchir les murs bien trop haut et à se brûler les ailes, mais presque il serait admiratif de toute cette détermination. Car s'il ne l'était pas, il serait en sang de toute la détresse qui l'amène à recommencer, encore et encore.
La folie.

A force de courir, le souffle se fait court, et les poumons qui s'emplissent de l'air glacé d'hiver souffrent à chaque inspiration. Puis, c'est la chaleur de l'hôpital qui agresse la peau, un choc thermique qui transperce l'épiderme et fait suer son front. Guenièvre, qui était de nuit ce vendredi-là, ne dit rien. Elle se contente de le guider à travers les couloirs blanc neige.

La porte s'ouvre dans ce grincement si particulier qu'il en était venu à détester entendre, et dans l'encadrement luit alors la longue chevelure blonde de son élève. Il se calme, respire et s'avance, le regard aussi sévère qu'inquiet. Elle semblait éveillée mais son état n'était pas au beau fixe. Il vient s'asseoir prêt d'elle, tentant un sourire sous ses traits fatigués.

▬ Encore ?, se contente-t-il simplement.

Parce que comme elle, il est un peu perdu. Il ne sait pas trop ce qu'il doit faire, ce qu'il doit dire. Disputer ou rassurer, recadrer ou menacer, effrayer ou adoucir.
Mentir.
Ou dire la vérité.

▬ Ça va ?

Des mots courts, des phrases courtes, ne pas trop la bousculer parce qu'il sent qu'il faut y aller doucement cette fois. Le coup fut rude, lui avait-on signalé.

Il a peur d'en dire trop, de lui rappeler pourquoi elle avait une fois de plus voulu sauter la barrière. Il aurait dû savoir, pourtant, que la nouvelle serait suffisante pour la faire agir à nouveau. Mais encore il avait réagit à retardement. Il pensait qu'elle pourrait surmonter facilement.

Malheureusement, il en oublie, parfois, qu'elle n'est qu'une enfant, et que c'est à lui de faire en sorte qu'elle puisse surmonter.

Elle met un temps à répondre. Le choc ou le choix des mots, l'un ou l'autre, sans jamais croiser son regard. Elle évite, elle l'évite, obligée d'accepter son sort d'être enchaînée ici jusqu'à la fin. Une princesse prisonnière d'un dragon qui ne peut vivre qu'en scrutant à travers les barreaux de sa fenêtre.

Elle sait, maintenant, que dans ce conte, il n'y a aucun prince qui pourra venir la sauver.

▬ Je sais.

Il sait, maintenant, que malgré sa couronne, il ne pourra être le prince sauvant les élèves. Même cette décision, il n'avait pu la contester. Faute d'avoir essayer, on l'avait menacé de le rabaisser au rang de simple professeur s'il daignait parler encore.

▬ Je sais, répète-t-il. Dracula a fait des pieds et des mains pour te récupérer, c'est plutôt flatteur non ?

Il essaye de lui arracher un sourire, un semblant de réaction, d'alléger sa peine. Mais il doute, il doute encore et toujours. Est-ce là la bonne solution, au final ?

Tu ne sais pas t'occuper d'elle, tu n'exploites pas son potentiel, lui avait-on dit.

Ezio, toujours, la prenait pour un agneau sans défense rêvant de vertes plaines, mais il semblerait qu'elle soit plus proche du loup aux canines acérées.

Un loup qui rejoindra la classe des loups.

Ce n'est pas vrai, pas un pour cent de son ADN ne s'approche du prédateur. Jamais elle n'aurait dû avoir à mettre le pied hors de sa juridiction, et surtout pas pour finir entre les griffes d'Harper. Doucement, sa rage commence à monter, au diapason avec celle qu'elle avait dû ressentir hier soir. Il attrape sa fine main entre les siennes.

▬ Lalie, écoute-moi très attentivement.

Son ton se fait plus grave, plus sérieux encore. Parce que c'était le moment semble-t-il d'arrêter de jouer l'idiot et d'adoucir les cœurs.

▬ Tu ne pourras pas être comme eux, dehors. Tu n'es pas comme eux. Ils savent qu'à la fin de leur scolarité, ils retrouveront un semblant de libre arbitre, une autonomie. Eux, ils conserveront leur essence. Mais pas nous.

Lapsus. Trop tard.

▬ Pas nous... La nature de nos alices fait qu'on a besoin d'être... ici. Parce que sans ça, on perd ce qu'on est, on perd notre essence. On nous arrache une partie de nous, et c'est ça qui nous rend plus prisonniers que les autres.

Et c'est cette fatalité qui l'empêche, comme elle l'a empêché lui à l'époque, de rentrer dans le moule, de s'asseoir sagement sur une chaise et d'attendre que filent les heures et les années. Il est dépendant des alices pour se sentir entier, mais il lui aura fallu plus de vingt ans pour l'accepter.

Si elle veut arrêter de souffrir, peut-être qu'accepter à son tour est la solution la plus simple.

Il la voit, cette colère qui vient fermer son visage doucement. Un coquillage qui vient priver sa jolie perle de la lumière du jour. La sauvegarder des douleurs extérieures.

Si tu veux me regarder, ne me présente pas ses yeux là, s'il te plaît, se retient-il de lui demander.

Mais l'idée alors qu'elle le toise ainsi, pleine de haine, de peur, d'une rage dont il ne pourra rien faire l'effraie. Il a encore bien du mal à gérer les émotions négatives de ses élèves, et d'autant plus à assumer quand il en est l'origine, la cause. Quand il est celui qui n'a pas réussi à les en protéger.

▬ Tu sais que j'ai essayé.

Il veut se justifier, qu'elle sache qu'elle n'a pas juste été abandonné comme un chaton dans un carton au bord de la route. Bien sûr qu'il aurait été incapable de se séparer ainsi d'un de ses gosses, surtout pour les envoyer à l'abattoir, mais qu'en sait-elle, elle ? Qu'elle image a-t-elle maintenant de ce professeur toujours souriant qui, semble-t-il, ne se serait pas assez battu.

Pourquoi est-ce important ?

Elle le regarde, et présente ce petit sourire faible et compréhensif. Et il se souvient que c'est exactement ça, qui est important.

Son sourire.

▬ La question, ce n'est pas de savoir si moi je suis heureux, mais si vous, vous l'êtes.

Parce que c'est mon travail, c'est pour ça que je suis là, que je suis revenu. Pour me sentir moi-même et pour vous apprendre à vous sentir vous-même.

Il y songe, un instant, une seconde. Peut-être, finalement, qu'elle sera plus à même de s'accepter si elle est guider par Harper et Melchior... Eux qui ne prendront jamais de gants avec les élèves pour les forcer à accepter leur réalité.

▬ Et puis, tes camarades seront toujours là, tes amis. Je suis toujours ton professeur de maths. Et peut-être que tu feras de nouvelles connaissances chez les dangereux. Tu ne dispar...

Tu ne disparais pas, Lalie. Il s'arrête, car même lui n'y croit pas tout à fait. Ils connaissent bien les doctrines qui tournent chez les rouges, ils n'ont pas le droit de se mêler à la vie de l'académie. Des parias, des indésirés. Ils ne disparaissent pas, mais pire encore ils vivent dans la haine, se noient des regards noirs des autres et subissent le poids de leur alice.

Et cette main sur sa joue qui lui rappelle à quel point elle n'a pas le droit de subir tout ça, de voir son monde déjà fragile s'écrouler et se briser une fois qu'elle aura passé le pas de la porte.

▬ Ça sera dur, ose-t-il dans un murmure.

Il faut qu'elle s'y prépare au plus tôt, parce que lui avait utilisé toutes ses cartes pour empêcher qu'elle parte et elle partirait malgré tout. Accepter pour souffrir le moins possible.

Elle a remarqué, elle a comprit, sa mine qui se renforgne, sa phrase qui n'arrive pas à destination, qui se noie dans des paroles auxquelles lui-même ne croit pas. Vous tentez de vous rassurer vous-même, lui dit-elle, et il ne pourrait pas démentir car ça n'était que la pure vérité. S'il ne le fait pas, qui le fera à sa place ? Qui l'aidera à lui aussi surmonter cette épreuve.

Rien n'était aussi dur que ce qu'elle allait devoir subir, mais ça serait mentir de dire qu'il pourrait facilement vivre cette situation. Mentir pourtant il faudra, pour ne pas inquiéter autrui, ses élèves, ses collègues.

Un mensonge qu'ils partageront à deux ce soir, et ce soir uniquement. Elle sera la complice de ce crime, la seule qui saura comme il lui est difficile d'accepter son transfert.

▬ C'est vrai, mais peut-être que sur un malentendu ça va te rassurer aussi, s'amuse-t-il.

Rire, peut-être, pour apaiser. Faire l'idiot, faire le clown, c'est tout ce qu'il a toujours su faire. Mais il défaille un rien quand il sent son regard la transpercer. Il n'est même plus bien sûr, est-ce qu'elle le juge, est-ce qu'elle le hait, est-ce qu'elle comprend, est-ce qu'elle se résigne ?

A quel point est-ce qu'elle peut bien lui en vouloir ?

Pourtant, l'atmosphère s'est allégé, lui semble-t-il. Peut-être. Il n'est pas très doué avec les atmosphères. Mais cette sensation lui tailladant la peau se fait plus légère, plus oubliable, plus supportable. Comme si d'avoir partager la vérité avec elle l'avait délesté du poids sur son cœur.

Elle aussi, alors, se permet une gentille pique, déplorant l'absence de son bouclier humain. Un ricanement qui s'échappe d'entre ses lèvres. Le moment n'est peut-être pas le plus approprié pour rire, mais c'est exactement pour ça qu'il faut rire.

▬ Heh, je ne suis pas encore viré de l'académie, jusqu'à preuve du contraire.

▬ Et puis, ne sous-estime pas mon côté un peu maso.

Un sourire qui se veut ravageur et séduisant, mais sûrement rien d'autre qu'hautement ridicule, un ton léger et abruti. Oublier pour un soir ce que la réalité va leur forcer à affronter une fois que la nuit sera terminée et la croix qui deviendra leur fardeau commun.