Asmo fait rouler la feuille entre ses doigts gelés et la porte à sa bouche pour la coller du bout de la langue. Son souffle projette dans l'air des volutes de vapeur blanche alors que ses yeux rouges se promènent sur le paysage rendu blanc en face de lui. Il coince la clope entre ses lèvres et fouille dans ses poches à la recherche de son briquet.

Le soleil décline doucement, c'est la fin de la journée et les gens se dirigent vers le dortoir, le nez coincé dans leurs écharpes, pressés de retrouver la chaleur rassurante de leur chambre. La grande silhouette d'Asmo, posté à l'entrée du bâtiment intimide, les gens lui jettent des regards mauvais, inquiets et s'écartent. Il s'en fout, il n'attend qu'une seule personne. Et il ne va pas être tendre.

Il la voit depuis un moment cette personne et il s'en est toujours méfié. Il avait cette petite voix au fond de lui qui lui soufflait de faire attention, de prendre garde à l'eau qui dort. Les regards, les piques, l'un et l'autre savaient que l'autre savait.

Seulement, Samuel n'est pas juste un pauvre mec tordu et étrange, il a une influence, malsaine, visqueuse qui s'étend au grenier, dans le fief d'Asmodée, qui s'enroule autour du bro, d'Ana.

Asmo n'engueulera personne. Ana sait se gérer tout seul et il lui a déjà signifié ce qu'il pensait de Samuel. Seulement, il y a des choses qui ne peuvent se passer et les plaies recousues sur les bras du bro. C'était la goutte de trop.

Ce mec était profondément dérangé, et il embarquait une des personnes les plus importantes de la vie d'Asmo avec lui. Il ne lui ferait pas la morale non, mais il pouvait aller voir Samuel et lui signifier clairement, simplement, que ses yeux maudits n'étaient pas une légende et qu'il n'hésiterait pas à s'en servir si Ana revenait encore dans cet état.

Il laisse tomber son mégot dans la neige alors que la silhouette qu'il attend se profile, grand, sombre. Asmo se met devant lui, l'empêche de passer. Il le toise avec mépris, son regard brûlant frôlant son épaule.

- Suis moi, faut qu'on parle.

Sa voix est polaire et ne supportera aucune discussion, soit tu le suis, soit il te traine par le colbac. Il entre dans le bâtiment et va s'appuyer contre le mur, dans le recoin à côté des escaliers qui montent notamment au grenier.

Les poings serrés dans ses poches, le corps entier crispé par la colère.

- Arrête tes sales bails là, stop. J'te le dis maintenant, calmement mais ça sera qu'une fois.

Ne m'oblige pas à devenir ce que je suis.

Un démon.

Il s'en fout. De lui, de c'que va lui dire Asmo. Il sait très bien pourquoi il est là mais ça le fait marrer de voir la colère qu'il provoque. Chacun de ses gestes est calculé pour faire mal, pour accentuer la rage, chacun de ses regards, teintés de mépris dégoulinants, chacun de ses sourires doux et arrogants, tout ça, tout ça, ça te fout la rage Asmo.

Ça te fout la rage parce que tu sais, tu vois qu'il a du charisme, tu comprends l'attrait qu'on peut avoir pour lui. Mais cet attrait ne peut être que naïf. Il ne comprend pas comment fait Anaël pour ne pas voir, pour ne pas se rendre compte de l'aura malsaine et visqueuse qui entoure ce mec.

- Arrête de faire le mec là. Stop. J'ai vu c'que t'as fais aux bras d'Anaël. Je sais qu'il est d'accord mais putain. Connecte tes deux neurones de temps en temps, c'est censé être ton pote comment tu peux le charcuter comme ça.

Asmo ne comprenait pas. Au nom de quoi accepte-t-on de trancher les bras de son meilleur ami ? Au nom de quelles expériences malsaines détruit-on une personne aimée à ce point ?

- Je sais que ton alice te permet de supprimer la douleur sur le moment, mais sur le long terme, ça sert à que dalle bordel.

Asmo contient sa colère et son envie de lui déchausser les dents à coups de poings. Il la contient pour essayer de comprendre, pour essayer de protéger le bro des autres expériences de ce fou.

- Arrête avec cet air supérieur bordel, j'essaye de pas te péter le nez, m'encourage pas dans le sens inverse.

Il soupire infiniment sérieux, passe une main sur son visage. De toutes façons, il n'avait rien à perdre, une semaine de plus ou de moins à l'isolement ne changera pas grand chose.

Asmo grince des dents. Il est timbré. Putain de timbré, un autre maso. Pourtant différent d'Ange, il y a ce même malaise qui coure sur la colonne vertébrale. Peut-être même plus intense. Parce qu'Ange est une mélodie dissonante, et que celle de Samuel est entendable, envoutante même, mais monstrueusement sombre.

Asmo ne l'aime pas. Pour ce qu'il fait, pour sa tranquillité à toute épreuve, pour ses yeux noirs qui cherchent à capturer les siens. Il les évite, ne croise pas son regard, ne croise jamais le regard de personne.

Il claque de la langue. Les mots de Samuel résonnent beaucoup trop en lui. Oui, il a une bête planquée au fond de lui, une bête créée et enfermée par l'académie. Mais si quelqu'un doit l'apercevoir, ce n'est pas toi Samuel et ça ne sera jamais toi.

Nouveau claquement de langue.

- Je me tiens pas au bout d'une laisse, parle pas de choses que tu ne comprends pas.

Les mots de Samuel continuent à frayer leur chemin dans l'esprit d'Asmo. Il frissonne. Son putain de sourire le fait frissonner, presque autant que ses mots parce qu'ils résonnent trop en lui. Il secoue la tête. Non, ils sont différents. Asmo utilise son alice pour les autres, pour la liberté, sa liberté, pas pour des expériences malsaines. Jamais, jamais il n'ira volontairement torturer un de ses amis - le souvenir d'Alexis est encore trop vif dans sa mémoire.

- Ne t'avise pas de nous comparer. Je suis pas aussi dingue que toi, j'utilise pas mon don pour charcuter ceux que je considère comme mes amis.

Il aimerait l'envoyer bouler, l'intimider - échec - et qu'il laisse le bro tranquille. Mais, le doute, la curiosité s'est installée. Il aurait dû reculer alors qu'il en était encore temps, mais le roi du grenier est arrogant sur son piédestal. il se croit sûr de lui. Il hausse un sourcil.

- Tsss, j'vois pas c'que tu pourrais m'apporter Hassan. Ne compte pas sur moi pour laisser tes sales pattes se poser sur moi.

Silence. Le besoin de comprendre ce que le bro trouve à ce gars. Soupir.

- Parle.

C'est amer, presque un avec d'échec. Asmo serre les dents, il n'a pas envie de voir le sourire de Samuel s'agrandir.

Le sourire de Samuel ne s'agrandit pas et c'est finalement presque pire. La victoire qui luit dans ses eux donne à Asmo l'envie de vomir, l'envie de décamper, de faire marche arrière et de conserver sa fierté pour ne jamais rien céder à ce gars. Mais c'est trop tard, les mots sont sortis de sa bouche et rien ne pourra les rattraper.

Et ceux qui sortent de la bouche de Samuel sont plus dangereux encore. Ce sont des serpents qui chagrinent le coeur d'Asmo qui s'y glisseront et y feront leur nid. Nid qui ne cessera de grandir avec les événements qui arrivent avec le chaos en marche, la douleur et l'envie de hurler feront repenser aux mots de Samuel, ces mots trop vrais pour être oubliés.

Les manches se relèvent et Asmo retient un mouvement de recul. C'est terrible, terriblement macabre et beau. Il le sait, il connait cette esthétique malsaine, il la connait pour la chatouiller de l'aiguille à même sa peau, pour la distiller dans ses peinture. Mais quand le macabre se mêle au fanatisme, alors, alors, on a peur soudainement.

Samuel semble enfoncé dans des abîmes si profonds qu'il ne voit plus la lumière de la raison. Asmo a un sourire tordu.

- C'pas parce que c'est toi qui écope des pires cicatrices que ça change quelque chose. Qui te dicte ton putain de chemin ? Tu te prends pour le gourou d'une secte ? Un guide quelconque ?

Il pose ses questions, agressives parce qu'il est mal à l'aise, dérangé par cette lueur au fond des yeux de l'autre. Il y a derrière là, la raison pour laquelle Anaël apprécie tant ce type, quelque chose de l'ordre de la catharsis, celle-là même qu'Asmo enferme au dedans de lui.

- En quoi réduire tes bras en charpie amène à se libérer ? T'es complètement ravagé putain ...

Mais il y a des mots qui ont fait écho, il y a eu la liberté et l'abandon. La liberté parce que c'est celle qu'il recherche, Asmo, plus que tout au monde et l'abandon parce que c'est celui qu'il se refuse, parce qu'il a les yeux du démon et que déraper une fois, c'était déjà trop.

Ça résonne au dedans de lui alors, dans ses iris, brille la curiosité qui invite à continuer. Parce qu'on est trop fier pour s'abaisser à le demander.