Il y a des routines calmes. Asmo héberge souvent des gens dans son grenier, dans son taudis, dans cette mansarde battue par les vent mais réchauffée par les êtres qui y évoluent. Il accueille régulièrement des oiseaux perdus, blessés, il leur ouvre sa porte, leur donne un refuge. Et c'est doux, c'est calme.

Anaël n'est pas de ceux-là. Anaël, il a l'énergie, le feu dans le corps, l'alcool et la clope aux lèvres.

Quand Anaël est là, le sommeil fuit, le vacarme débarque et vire modération et respect des voisins.

Et le voilà qui arrive en grande pompe, claquant la porte contre le mur, les bras pleins de leur future soirée. Il entre, pose ses affaires, sa clope au bec. Il est comme chez lui, il est chez lui. Le grenier appartient à tout le monde.

Anaël lance une musique, les notes rythmées s'égrainent les unes après les autres. L'ambiance est quotidienne presque, elle éloigne quelques temps, le cœur de l'enfermement. Asmo se lève et chope son tee-shirt, posé dans le bordel. Il recouvre sa peau tatouée et s'approche de son ami. Il récupère la clope de ce dernier à même ses lèvres et tire une taffe.

- Sers toi gros, comme d'hab.

Les habitudes ont la vie dure. Il attend qu'Anaël ait finit et prend lui aussi une goulée. Il lui rend au passage sa clope, amputée d'un bout. L'alcool descend dans sa gorge et s'en va réchauffer son corps. Il écoute la musique, son pied marque inconsciemment le rythme.

- Putain, c'est trop bien comme son, j'connais pas du tout. Une pause. Quoi de neuf dans ta vie de sale gosse Ana ? T'as pécho au bal ou quoi ?

Raconte moi tes conneries Ana, demande implicitement Asmo. Raconte moi comment t'es un p'tit con et comment tu les fais chier, comment tu shoote dans la fourmilière pendant que je tente d'en détruire les fondations.

Ce qui est beau avec Anaël, c'est qu'on ne parle pas. On ne se demande pas, on ne se dit pas. On est juste. Asmo parle peu finalement, il aime le naturel des gestes qui s'enchainent, rodés par l'habitude et la confiance. Comme une machine bien huilée, un engrenage parfait. Son pied nu frappe le sol en rythme, quelques mèches de jais se sont échappées de l'élastique qui les retient habituellement. Il souffle dessus et passe une main dedans. Il s'assoit à même le sol, le cul sur les lattes disjointes du plancher. Il récupère la bouteille et la porte rapidement à ses lèvres. Cette saloperie descend vite, trop vite. Les comparaisons droguées du bro lui arrachent un ricanement.

- Camé, souffle-t-il en posant la bouteille.

La tristesse des sans-étoiles, c'est le manque de thunes. Ils voient les étoiles mais les artifices leur manquent parfois. Asmo surtout, ça le fait se sentir libre des fois. Ana s'est effondré sur le lit qui grince, ploie, frôle le point de rupture, résiste. Il est solide quand même, il subit ce traitement assez régulièrement. Asmo a arrêté de lui demander de faire gaffe. Au pire, il dormira par terre, ça serait pas la première fois.


La tête du bro qui se redresse, affalé dans le lit suscite l'intérêt du plus grand qui hausse un sourcil. Y'a des trucs à raconter visiblement. Mais Ana fait durer le suspens. Asmo se marre.

- Comment tu tease enfoiré, et fais pas genre, on sait que tu fais tomber toutes les gamines avec des airs de rebelle endimanché. C'est con que tu gâches tout dès qu'tu commences à parler.

Ana ne semble pas l'entendre ou alors l'ignore-t-il, habitué aux piques qu'ils se lancent. Asmo sait qu'il se vengera plus tard, comme d'habitude. Il arrache l'élastique de ses cheveux qui retombent en mèches éparses sur ses épaules pour agiter la tête et les sentir caresser ses joues comme des pinceaux.

Enfin, l'bro s'décide. Asmo laisse trainer un sourire triste à la mention d'Aglaé. L'amie disparue. La traitresse. Il n'en a jamais vraiment parlé avec Ana, de comment il avait vécu la montée de leur amie alors qu'eux restaient au fond du trou. Comment elle s'était rangée, laissant la rébellion aux idiots. Mais cette attitude lui ressemble tellement, autoritaire et tout. La nostalgie qui tombe sur Asmo est soudain très lourde. La suite de l'histoire l'évacue un peu. Il rit doucement.

- Ça m'étonne tellement pas de toi.

Sifflement étonné.

- Sa majesté Orion a daigné venir t'adresser la parole, quelle honneur. En vrai, tu t'en branles, et puis, il se marre de nouveau, on sait très bien que ça te changera pas.

Mais l'évocation d'Aglaé laisse une pointe de noirceur. Si toi aussi tu pars Ana, j'te le pardonnerai pas. Mais il se contente de sourire et de tendre le bras pour récupérer silencieusement la fin de cette clope de mauvais tabac. Il l'écrase au fond d'un verre volé au réfectoire et hausse les épaules.

- Rien de spé, j'ai profité du bal pour aller récup des trucs chez les triples, j'ai tenté chez les majors mais ils avaient tous fermés leurs portes, ça saoule.

Comme il s'était senti roi, seul dans les couloirs propres des vendus. Il avait déposé ce qu'il fallait là où les gens en avait besoin et était retourné se caler face à ses dessins.

- Comme d'hab gros, j'ai rien foutu, j'suis pas un tombeur et puis ... les fêtes se passent toujours mieux sans démon.

Il se marre, habitué à ce que ses yeux et sa présence jette un froid. Il s'en fiche mais, étrangement, ce soir-là, il avait apprécié le silence du grenier et la douceur des étoiles. À caresser les bords de la cage, les doigts désespérément tendus vers le ciel.

Asmo se marre. Non il ne tease pas, mais il a déjà distribué ce qu'il a récupéré ce soir-là. Il avait même économisé de quoi acheter quelques bonbons qu'il a déposé chez les plus jeunes. Nombreux sont ceux qui ne savent pas qui est à l'origine de tout ça. Les plaids plus chauds qui apparaissent ça et là, les croissants qui se glissent dans les sacs des affamés. Asmo ça le fait marrer d'entendre les rumeurs, les mots, ça le fait sourire.

- Rien de spé, de la bouffe majoritairement. J'ai récupéré une ou deux taies d'oreillers un peu douces. Ah oui, clin d’œil amusé, j'ai piqué un magazine qui devrait te plaire, j'l'ai planqué sous ton matelas, tu regarderas.

Il se marre. Il l'avait trouvé ouvert en grand sur un lit, comme si son propriétaire était parti précipitamment. Il l'avait embarqué en rigolant et avait continué sa tournée, ombre solitaire dans les couloirs.

La main d'Ana dans ses cheveux, il se marre, tente de se dégager, le repousse, les doigts crochus pour le chatouiller. L'agression devient tendresse et les doigts se contentent d'une pichenette amusée. C'est beau la douceur, c'est beau l'amitié. Ça ramène les étoiles sur terre. T'es une putain d'étoile Ana.

C'est dans ces moments là, suspendus, avec l'alcool qui monte doucement, qui réchauffe les entrailles, qu'Asmo a envie de faire des grandes déclarations sur l'amitié. Le remercier putain, d'être là. Il est fort Asmo mais il en a marre Asmo, des fois, il se dit que se j'ter de là-haut, ça serait peut-être plus simple. Mais avec Ana, on ne dit pas, on se regarde et on sait.

Asmo se marre, lui, il a pas trop le choix que d'assumer sa différence, avec les yeux qu'il se tape, on le voit à des kilomètres qu'il y a un truc qui cloche avec lui. Ana mentionne sa vie à l'extérieur alors qu'il se laisse glisser face à lui. Asmo se redresse, il a probablement entendu les histoires du bro un demi million de fois chacune mais il ne s'en lasse pas. Le monde extérieur, son rêve absolu, ultime. Il sait ce qu'il y fera, comment il le parcourra. Mais en attendant, il est coincé ici.

- Mais feeeerme ta gueule lààà ! l'alcool qui monte, les joues qui rougissent et la parole plus libre, middle finger dans ta face. Tattoos, piercings ou pas, j'pécho pas tant que ça ... Il soupire. C'est con, j'aime bien moi, ça fait de la compagnie et un peu de chaleur tu vois ...

Il se marre. Car s'il y a bien une personne qui ne profite jamais des larcins de l'ange gardien du grenier, c'est bien l'ange lui-même. Enveloppé dans son bout de tissu rêche, il observe les étoiles et ça lui suffit, de temps en temps.

Asmo a beau culminer assez haut, l'alcool glisse en lui comme sur une autoroute vide et s'empare rapidement de ses moyens. Quelques verres, la vie et c'est fini, le grand dadais est éclaté bourré, des étoiles dans ses yeux errants.

Ana frétille comme un poisson hors de l'eau, un poussin surexcité, un abruti bourré qu'il aime de tout son cœur. Ouais, c'est l'alcool ou peut être juste la vie qui donne envie, envie dévorante besoin pressant de t'expliquer par a + b et encyclopédie à quel point t'es un gars bien et que ce monde ne te mérite pas.

Asmo se cale contre le lit, la tête en arrière sur le matelas, ses longues jambes étendues devant lui. Il soupire doucement.

- C'pas ça bro, c'est ... j'sais pas, qu'on m'approche autrement que par curiosité, par envie de tester le grand rebelle, qu'on soit vrai avec moi. Déjà qu'on est dans une foutue cage dorée, alors si même ken devient artificiel, où va le monde ?

Ana se roule une clope, Asmo fait de même avec ses propres miettes de tabac. Quelle tristesse cette allumette, heureusement que le bro est là. Et, Asmo se plaint mais en réalité, juste la présence d'Anaël dans cette chambre lui fait oublier que, parfois, il se sent seul. Sa présence, que d'aucuns - les idiots - qualifieraient d'envahissante, Asmo la trouve rassurante.

Asmo tend sa clope, Ana l'allume, mécanique huilée à la perfection. Son souffle enfumé se saccade de rire.

- Crois moi que si j'sors de cet enfer, j'en profite jusqu'à ce que la faucheuse toque à ma porte. Vingt-sept ans, c'est stylé mais c'est court, c'pour les flambeurs teubés ce genre de bails, genre toi ... Il ricane. Et j'ai une guitare, pas la place pour une batterie dans ce taudis. Pause. Mec, imagine, on monte un groupe ici, genre un vrai de vrai ! On recrute au grenier et on s'appelle genre, les Sales Majestés, les Rois du Ciel, the True Stars, et on fait des giga concerts de metal devant le bureau de Collins.

Il éclate de rire, imaginant Rex le robot incapable d'arrêter leur boucan révolutionnaire. Et ça le fait rire aux éclats, l'alcool coulant dans ses veines. Il tend ses bras vers Ana, s'allonge sur lui, la tête sur sa cuisse, ses bras autour de son torse.

- Viens on dit que tu dors avec moi ce soir bro ...

C'est plaintif et malicieux, c'est Asmo bourré qui veut câliner le monde entier, mais là, surtout toi.

C'est marrant, à travers les brumes de l'alcool, d'entendre Anabro buger, de l'entendre mélanger les lettres à cause de l'émotion. C'est doux de sentir ses bras entourer le grand corps d'Asmo. C'est doux d'être entre ses bras, parce qu'on ne voudrait pas être ailleurs, toujours rester avec le bro. Crever à vingt-sept ans, c'est débile, puisqu'on ira explorer l'extérieur ensemble. Hein bro ?

Asmo sourit comme un débile, les yeux clos dans les bras du bro. Oui, ils vont dormir ensemble, cuver leur alcool comme des cons et pas se lever pour aller en cours le lendemain. Parce qu'on emmerde les profs, comme les sales cons que nous sommes. Il se marre. Parce que malgré sa dernière neurone enfumée, le bro dit des trucs intéressants, Asmo, lui, il a abandonné.

- C'que tu parles bien quand même. Moi j'aime tous les gens, les freaks et les pas freaks, sauf les adultes, et Hassan. Pardon, non, on oublie, on dit que j'm'en fiche. Pas de haine dans les soirées.

Il pourrait soliloquer comme ça longtemps Asmo, maintenant que l'alcoolémie a crevé le plafond, maintenant qu'il a perdu ses moyens. Affalé sur les jambes du bro, il a chopé un marqueur et dessine sur son bras, des arabesques tribales, des résidus, des trophées de soirée - au moins, cette fois, il épargne le visage.

Il écoute le bro. Il l'écoute. Bug. Comprend. Éclate d'un rire tonitruant, deso le grenier de vous avoir réveillé mais le bro a eu la meilleure idée de la terre. Il en a mal aux côtes. Les larmes aux coins des yeux, il reprend sa respiration. Il conclut son dessin sur le bras d'Ana par un Shine High stylisé.

- Mec, t'es un putain de génie. J'écrirai ça sur ta tombe, en éptipahe épitaphe : "a tendrement gratté le manche d'Alvin Winchester devant Melchior Collins". La plus belle tombe de l'univers.

Il y a encore le rire dans sa gorge, la joie dans son coeur, l'alcool à fond dans ses veines.