À quelques détails près, Achille aurait certainement pu passer une bonne soirée. Son problème, en dehors d'un mépris incurable pour toute forme de vie existante, était son incapacité à apprendre de ses erreurs du quotidien. Et pourtant, s'il s'y appliquait rien qu'un jour, il serait déjà exemple de sagesse.

Mais selon lui, Achille n'avait pas besoin de changer. Il était un exemple d'inventivité et frôlait la perfection à chaque fois qu'il tombait sur son propre reflet - ce qui, à son grand dam, n'arrivait pas assez souvent.

Sous ses airs angéliques et l'évident désir d'une masturbation soudaine à sa propre vue, Achille était d'une humeur massacrante. Il avait raté la moitié des cours de la matinée (ce qui constituait un exploit, compte tenu du fait que d'habitude, c'était la matinée entière), s'était fait renvoyer de l'autre et pire encore, avait pu assister à ceux de l'après-midi sans le moindre problème.

Ainsi, alors qu'il prenait place sur le trône et que son concert de flatulences anales faisaient pâlir Chopin de jalousie, Achille se sentit véritablement libéré. Merde, le verrou se dit-il un peu tard, avant de conclure sa réflexion d'un haussement d'épaules. Tant pis. Il acheva sa livraison organique, condamna la porte jusqu'à disparition de l'insoutenable senteur et appliqua un soin particulier à se laver les mains.

Achille n'était pas juste maniaque. Il détestait le sale, et plus encore, il détestait croiser des gens ici - comme si, pour l'image parfaite qu'il représentait, il n'était pas concevable de l'associer à l'idée des toilettes. Il préférait quand les gens l'imaginaient avec un système d'épuration intégré, c'était autrement plus sexy.
À vrai dire, il préférait surtout quand les gens ne se posaient pas ce genre de questions sur lui. Seulement, il fallut que quelqu'un entre, et il ne prit pas la peine de taire son puissant soupir dépité.

"...Crawley."

Un instant de silence, alors que ses iris glaçaient détaillaient le visage intrigué du nouvel arrivant et, se saisissant de la tension de l'instant, il—

"Non, attends. Ça sonne mal. On la refait, ça me calera sur ton temps de réaction."

Il balaya la rébellion d'un geste de main, et enchaina.

"...Elyas."

Instant de blocage. Il réalisa que demander qu'est-ce que tu fais ici ? était relativement glauque, quel que soit le ton utilisé. Faute de mieux, il se rappela les quelques leçons sur le regard hautain qu'il se devait de lancer et enchaîna avec la première punchline à venue. À la base, Achille était de mauvaise humeur, et malgré ses quelques traits d'humour, Elyas allait en faire les frais.

"Toujours autant d'étoiles que de neurones, à ce que je vois ?"

Il lui suffit d'un instant pour comprendre qu'entre la bêtise perpétuelle qu'il s'exhortait à afficher et les élans de colère qu'il éveillait en Elyas, ils étaient terriblement loin du prix Nobel de la réflexion. Il n'avait suffit que d'une interaction pour que, bouffée d'originalité il ne subisse une dégradante comparaison avec une cuvette de toilettes.

Achille n'avait rien à lui envier, s'il n'avait pas la retenue d'un ancre de bateau, il aurait reproché à Elyas son "humour de merde". Ce n'était pas bien mieux, mais les choses étaient ainsi : quand il faisait face à cet espèce de brun-rouquin insupportable, il perdait contenance.

Quelque chose en lui l'énervait, et pour quelqu'un qui collectionnait tous les défauts de la terre avec la dextérité d'un dresseur Pokémon, ce n'était pas évident de perdre son calme. "Tu vois, c'est de ça que je parle" grinça-t'il, l'œillade transperçante - Achille avait tout fait pour y insuffler sa colère/haine/dégoût/etc. - tout ce qui était méchant - pour autant qu'il comprenne le message.
Mais vu leurs différences, pour Elyas, ce n'était sans doute pas plus notable qu'une mouche qui ferait la gueule avant d'y prendre une chaussure. Dans la gueule, je veux dire.

"Si ton cerveau ne crame pas à la première réflexion, tu peux trouver autre chose que la violence." Il fit silence pour réfléchir - Achille avait peut-être mis le doigt sur quelque chose, là. Il n'était pas évident pour lui de se mettre à sa place, même si là, il l'empêchait de prendre la sienne, et l'air soucieux qu'il s'enquit à afficher tenait davantage de la moquerie plutôt qu'autre chose. De bien des choses, cette situation n'était pas logique, elle tenait d'un absurde choc d'égo, et la brutalité d'Elyas avait réussi à le pousser dans cette impulsivité grinçante qu'il ne contrôlait déjà plus vraiment.

Il le détestait cordialement. Et ça lui plaisait.

Il n'était pas question de céder, et face à cette négativité envahissante qui taisait son habituel recul, il était démuni. Face à cet idiot, face à ses sentiments, face à un conflit indigne de son seul intérêt.
Mais reculer, s'écarter, comme lui céder la satisfaction d'une victoire par forfait, n'était pas envisageable.

"T'es peut-être juste idiot" commença-t'il alors, avant que son visage ne perde ses traits condescendants pour afficher une expression anxieuse.
Ses grands yeux, partageant toute l'hypocrisie d'une fausse inquiétude, se plongeaient dans les siens.

"...Ou peut-être que ce n'est pas ta faute."

Il marque une pause, trouvant alors le réconfort d'un sourire amusé. Il jouait avec un suspens malsain, secouant les sentiments d'Elyas de ces cruels ascenseurs émotionnels. De ces simples gestes, il éprouvait un plaisir inattendu - et la douleur d'une vengeance ne l'effrayait même pas. Chaque goutte de sang qui perlerait de son corps battu tracerait le signe de sa victoire incontestable.

"Peut-être que tes parents ont trop frappé là."

Il déposa délicatement sa main sur la tête d'Elyas.
Le diable franchissait la limite.

"À croire que ce sont eux, les vrais imbéciles. Tu ne trouves pas ?"

Son visage se crispa de douleur et il retint un cri honteux, parfait témoin de son évident manque de virilité. Si vous avez déjà entendu un cri de aye-aye, la sonorité semble assez fidèle, de même que le regard surpris d'un animal sous-intelligent. Quand il n'était pas dans sa zone de confort - c'est-à-dire avec quelques verres d'alcool dans le sang, assez calme pour se rappeler ses intentions condescendantes et pétri par la certitude d'être le plus intelligent - Achille perdait beaucoup de son charisme.

Il n'était pas un homme d'action, et il réalisa, alors qu'il se trouvait dos au mur (haha) qu'il venait peut-être de commettre une erreur. Achille ouvrait souvent trop sa gueule, au point d'oublier qu'il pouvait se la faire casser. Et dans l'instant, c'est précisément ce qui menaçait d'arriver.

Il calma son souffle en la mesure de quelques soupirs, cligna rapidement des yeux avant que la surprise ne les rende définitivement aussi globuleux que Luna Lovegood et une fois son masque d'impassibilité de nouveau en place, se concentra sur les paroles d'Elyas. Ferme ta gueule, entendait-il résonner, et parfois, il aurait aimé s'adresser la même insulte. Il faut croire qu'Achille avait franchi un cap, et cette prise de conscience le poussait au silence tant il regrettait parfois de ne pas se supporter.

Mais alors, il capitalisa sur ce silence devenu gênant pour afficher un rictus amusé, à brûle-pourpoint. Le rictus amusé était souvent la réponse : s'il usait de cette arme secrète, Achille aurait pu se moucher qu'on aurait cru le geste issu du gigantesque plan machiavélique qu'il élaborait depuis toujours.
"Parce que ça te plait" pensa-t'il à voix haute.
Il n'avait pas vraiment articulé cette réponse, et comme si elle coulait de source, avait échappé à son filtre anti "bêtises impulsives relativement sincères punissables de violence par un coureur acharné". Un filtre très précis - dommage qu'il en oublie très souvent l'existence.

Et à mesure des instants, alors que le torrent de ses yeux captait la rage incandescente d'Elyas, il prit conscience de l'intimité qui les liait. Là, de suite, et peut-être pour l'unique fois, il n'y avait qu'eux. Lui seul existait pour Achille, et seul Achille existait pour lui. Il en avait oublié ses raisons, et ce qui le poussait tant à cette extrémité absurde, mais Achille méritait ce mal, ou désirait le mériter. La douleur le ferait oublier, une fois qu'il serait de nouveau seul, apte à se rappeler. "Vas-y, frappe, Elyas, je sais que t'attends que ça." Il persiffla cette tentation sans réelle conviction, comprenant qu'il devait frapper une fois encore, pousser le vice un peu plus loin, juste un peu plus, pour qu'il bascule dans l'immensité du mal regretté.

"T'es trop con pour comprendre même ça, c'est ça ton problème. C'est pour ça que les gens te lâchent, comme cette conne d'Eulalie." Il formula une prière d'excuse envers cette fille qu'il n'avait jamais vraiment rencontré et qui était potentiellement respectable, mais l'insulte n'avait rien de personnelle.
Elle était nécessaire, pour le meilleur mais surtout le pire.

Achille détestait provoquer les gens. Bien souvent, il crachait son venin au sein de quelques remarques passives-agressives bien trouvées, mêlant son habileté orale avec sa prodigieuse capacité à faire passer ses coups de pute pour des coups de main.
Mais les provocations directes, c'était trop : peut-être que le fait d'être un incorruptible connard l'avait rendu imperméable à la méchanceté. Ou peut-être qu'il détestait l'idée de se sentir ridicule quant au fait de balancer des absurdités qui... ah, qui venaient de marcher, en définitif.

Et, presque trop facilement, le coup était parti.
De même que son gémissement partiellement ridicule, étouffé par un de ses rares élans de courage. Comme quoi, lorsqu'il s'agissait de garder un tant soit peu son image, il était capable de prouesse. Merde, se dit-il alors qu'il sentit quelque chose se mouvoir dans sa bouche. Mon dentier parfait. Ce n'était pas juste une question de perfection faciale, puisqu'il lui suffisait de fermer sa gueule (ce qui, dans son cas, relevait du miracle) mais la simple possibilité qu'un sportif écervelé ait pu lui nuire le faisait bouillir. Il se sentait prêt à lui rendre la pareille - ou pire, à cracher dans son dos sur le forum 18-25 de jeux vidéo.

Pourtant, il l'avait cherché, plus encore, Achille interprétait ce coup de boule comme une victoire. Il l'avait senti venir, ce qui était pour le moins ironique, maintenant que son nez ressemblait à une sculpture égyptienne.

"Alors non" commença-t'il de cette horripilante voix de canard. De tous les endroits, il avait fallu qu'il le touche au nez. "Ce n'était pas nécessaire de frapper au visage." Il n'y avait qu'un type de personnes assez folles pour commettre de telles folies, les enfants ou ceux qui posaient leurs doigts sur les tableaux dans les musées. Dans une certaine mesure, ces deux catégories étaient identiques. "Mais je n'arrêterai pas." Il se dégagea - pour l'unique raison qu'Elyas l'avait lâché, soyons clairs - et se redressa avec toute la dignité dont est possible un être humain doté de la voix de Donald Duck.

Emprisonnant son nez dans sa main, il le remit en place d'un geste précis, si tant est que cet inquiétant craquement ne signifiait pas la perte définitif de son sens olfactif. Achille posa ses iris glacés sur le visage troublé d'Elyas et se força à prendre l'expression méprisante d'un génie du mal en quête de revanche. La réalité, dans tout ça, c'est qu'il n'avait pas envie de le taper.
Du moins, pour son désir, il manquait un pronom.
D'un large pas, il vint se glisser tout proche de lui, trouvant de ses mains l'appui des épaules d'Elyas pour hisser son visage proche du sien. Telle était son envie, de cette proximité dangereuse et pourtant si plaisante, de cette haine brûlante et presque désirée.
"Ça me plait. Et ça te plait, Elyas."
Il retint un soupir d'agacement, se rappelant la sonorité ignoble de sa voix. Ses yeux fixèrent ses lèvres un long instant, qu'il les frôlait des siennes, et il demeura immobile, comme l'ultime épreuve, comme pour déterrer la plus sombre de ses pulsions enfouies.

Il grimaça au nouveau choc de son dos sur le mur et se promit, une fois sorti, de passer une radio. Achille avait beau chercher des poux à la majorité de l'école, il n'appréciait pas l'idée de se mettre autant de problèmes à dos (haha), surtout quand il s'agissait d'une vie sexuelle violente. Concrètement, Achille n'avait rien contre les sports un peu étranges : dans son enfance, il avait innové en la matière, entre le concours de fracas de hoquet contre les parois du lit jusqu'au lancer de pantoufle en intérieur. Il était ouvert aux nouvelles idées, pour autant qu'il ne perde pas sa colonne vertébrale dans le processus.

Son visage conservait l'impassibilité propre à sa fierté et il détailla, durant le bref instant qui précéda leur intimité complète, celui d'Elyas. Il avait sacrément du cul - pas seulement parce que le sien était rebondi - et Achille sembla s'en rendre compte, comme si son absolue nécessité à lui casser les couilles (au sens métaphorique seulement... jusqu'à maintenant) le rendait aveugle aux qualités d'Elyas. Tout en lui hurlait au désir, et il se demanda, comme l'importante réflexion déprimante d'un homme qui frôlait le bonheur, en même temps qu'une paralysie totale, si tout ne l'avait pas mené à cet instant.

Cet instant, cette sensation. Et il se fit la réflexion que peut-être, après avoir entendu sa voix au nez cassé, Elyas aurait le sentiment d'embrasser un canard.
Ta gueule, souffla sa voix intérieure d'un ton héroïque, comme si elle réalisait le souhait de millions de personnes. Profite. Et en un sens, ce plaisir interdit, peut-être parce qu'il l'était, justement, parcourut son corps d'un frisson insoupçonné. De nouveau repoussé, brusquement accepté. Lâchement rejeté, vivement embrassé.

Et Achille, comme vainqueur incontesté, étira ses lèvres violées en un sourire satisfait et si bref que le temps d'un clin d'oeil, il avait retrouvé l'expression impassible d'une statue antique. Une beauté froide, ancienne, un corps parfait et cet indispensable cœur de pierre. Il aurait voulu articuler une raison, une moquerie quelconque, mais sa bouche n'en appelait qu'au désir.
Il aurait voulu poursuivre, alléger cette tension inexplicable mais il perdait pied, lui aussi, épris à son propre jeu et aux désirs qu'il avait éveillé en Elyas. En lui, également. Durant une seconde, alors que ses yeux perdaient le reflet d'un mur de glace, il laissa entrevoir sa fragilité, ses défauts, ses quelques sentiments égarés.

Nemesis, Rocket.

Et il eut l'impression, cruelle et nécessaire, que tout ça n'était qu'à propos de lui, qu'à propos d'une salvation à laquelle il avait pourtant déjà renoncé.

Il eut cet instant d'une culpabilité insatiable, et d'une rage si soudaine que réelle, il se dégagea, lui rendit ce fougueux baiser. C'était comme une revanche, mais aussi, le rêve d'une tentation permanente et impossible.

En silence, les engrenages reprirent leur rotation infinie ; Achille reprit son souffle, reprit contenance, reprit le contrôle, et tandis qu'il installait une nouvelle distance, se fondit en la présence de ce nouveau sourire.

"Ne t'en veux pas, Elyas, murmura-t'il. Moi aussi, j'ai adoré ça."

Et il recula, à son tour, comme pour constater de ses yeux l'envergure de ce qu'il avait fait. Achille payait souvent pour ses actes, mais ne les qualifiait jamais d'erreurs, après tout, il ne regrettait presque jamais.