À MA DROITE, REGARDEZ MOI CETTE ATHLÈTE, ELLE EST HORS NORME !
LA BÊTE DES TERRAINS, C’EST LA CHINOISE IRENE TSAI, DITE LE DIESEL.
REGARDEZ-MOI CETTE PLASTIQUE ABSOLUMENT DÉMENTIELLE.

À MA GAUCHE, REGARDEZ QUI VOILÀ, C’EST L’IRLANDAISE ALMA FITZGERALD,
L’ALLIGATOR, LA BLATTE, LA TARENTULE, LA TERRASSE CHAUFFÉE, LA JONQUILLE
ELLE A PLUS D’UN SURNOM À SON ACTIF.

Je suis persécutée.
D’une, j’ai des devoirs à faire, et je déteste ça. Injustice numéro un.
Deux, depuis que je suis entrée cette pièce, je suis poursuivie par une abominable mouche, grosse, répugnante et luisante. Je me suis aussitôt mise en mode défensif, parce qu’on m’a dit que ces machins là vous apportent la peste, ou je l’ai vu sur internet il y a quelque jours (je lisais plusieurs théories sur le lien entre Vladimir Poutine et la Russie). Cet animal féroce s’en prend à moi, et comme j’ai peur que ce soit une élève transformée par son Alice, je n’ose pas le tuer ; je jurerais qu’elle en a pleinement conscience et se plait à me narguer. Injustice numéro deux.

- Blythe ? dis-je en plissant les yeux - ce ne serait pas la première fois. C’est toi ? Si c’est le cas c’est pas drôle. Arrête ! Pas mes cheveux !

Je me lève, furieuse, en prenant mes clics et mes clacs (deux bouquins d’histoire de l’art, un cahier déchiré à la tranche, un paquet de chewing gum, un thé frappé glacé à moitié vide et fondu, mon compact de fond de teint, un pinceau visage dégueu, un harmonica… un harmonica ?). Je traverse la pièce en vitesse, semant l’insecte, et me laisse tomber sur un canapé libre dans le coin opposé de la salle commune, en face de quelques collégiens boutonneux et gloussants.

- Poussez-vous les morveux, je marmonne en étalant mon barda sur la table basse, quand soudain me toise une ombre d’au moins quatre mètres trente-et-un. Je n’ai pas besoin de lever les yeux car je sais déjà qui c’est, style western.
- Ooooh, Alma ! Ça fait plaisir de te voir !! entame une voix stridente et doucereuse que je ne connais que trop. Tiens, tu tombes bien, je fais une fête secrète au bord de la piscine, voilà ton invitation, amène toute ta bande, tu sais, Jones Nancy et compagnie. Regard goguenard vers le troupeau de classe C. Enfin, peut-être pas tes nouveaux potes, si c’est avec ça que tu traines... Rire mielleux.  

Me voilà en face-à-face avec Irène Tsai. Injustice numéro trois. Qu’ai-je fait pour mériter ça ?
Et j’ai dans les mains une invitation imprimée, sur du papier épais comme une carte de visite. Il y a même des dorures. J’hallucine. Mais en même temps, est-ce que ça m’étonne ? Je suis déjà allée dans la chambre d’Irene pour une fête clandestine. Elle n’est “qu’en” triple, et elle a deux fontaines à chocolat, parce qu’elle en a déjà cassée une... À Noël, l’année où elle est arrivée, elle avait la machine à badges que je convoitais. Au collège, le dernier tamagochi, au lycée le premier smartphone pliable. Il y a des gens qui ont tout pour eux.
Je la regarde avec un sourire de joker, en espérant que son temps d’attention sera bientôt écoulé et qu’elle considérera la conversation terminée. Au revoir, Alma, je pense très fort. Mais elle reprend sa respiration, et se lance dans une nouvelle tirade. Je n’ai décidément pas l’Alice de la télépathie.

- Ce sera à thème, bien sûr !! California Girls. Pas la peine de t’habiller comme Katy Perry, ce sera moi j’ai déjà tout commandé sur wish.com. Peut-être que tu veux faire Snoop Dogg? Bref, ça va être top, je vais me faire envoyer une machine à fumée ET une machine à bulles, enfin les gens n’en attendent pas moins, c’est pas pour rien qu’on m’appelle Irene Reine de la Nuit...
- Ah bon, on t’appelle comme ça ? Ça me dit rien… ça m’échappe, peut-être un peu trop agacée.

Je devrais faire des efforts pour aimer Irene Tsai, j’en ai conscience. Tout du moins c’est ce que Jésus me dirait (pas que je lui parle, bien malheureusement - ce serait assez pratique, et je me foutrais sans doute dans moins de pétrins variés autant que divers), et fort est d’avouer qu’il a d’ordinaire plutôt raison. Mais vraiment, je n’y arrive pas. Il y a quelque chose dans la façon qu’elle a de monopoliser l’attention et de toujours prendre mes idées qui m’horripile. Penser à la pool party et Irene à nouveau portée aux nues par une bande d’ados ivres me donne mal au coeur. Penser à la faire tomber dans la piscine me redonne le moral.

- Je suis désolée Irene, je lance sèchement, mais je ne pense pas qu’on va pouvoir ce jour là... Comment me sortir de cette affaire facilement ? Car nous sommes en deuil.

L’idée qu’il y avait sans doute une alternative plus simple me traverse l’esprit, mais je suis malheureusement toujours en avance sur mon cerveau.