Tu avais eu l'impression que tout avait été précipité sans même que tu ne t'en sois rendu compte. La rencontre avec la famille Di Scipio, le changement radical de confort de vie, l'apprentissage aux côtés des anciennes, la demande en mariage de Noah.
En était-elle vraiment une, d'ailleurs ? Depuis toujours, tu rêvais naïvement d'une union romantique, chevalresque. Et pourtant, tout ce à quoi tu t'étais attendu, préparée durant ta construction de femme s'était envolé à la seconde ou il t'avait indiqué une date.
De la manière la plus froide et factuelle possible.
Tu avais souri, et tu avais dis oui. Tu avais dit oui même s'il n'attendait aucune réponse.


« Tenez-vous droite, bambino. »
« Vos coudes. Vos coudes sur la table. »
« En public, vous devrez toujours vous adresser à lui par Signore Di Scipio. C'est compris ? »

— « Oui. »

Et derrière les petits rictus de Mariangela et de Pupetta se dissimulaient parfois des grimaces disgracieuses et des soupires d'embarras. Tu avais toujours trouvé ces deux femmes extraordinaires, déjà de pour leurs connaissances presque encyclopédiques des codes et des usages des nombreuses familles italiennes du clan géré par les Di Scipio, mais également de par la patience qu'elles exerçaient avec toi pour te les transmettre.
Tu avais appris, sous la pression et la rigueur à devenir irréprochable.

Le dos droit.
La bien-séance à table.
La politesse et le respect.

Si tout ces préceptes étaient destinés à être le moteur d'une vie paisible aux côtés de Noah, tu continuerais à fournir des efforts.
Ne plus être irréprochable, parvenir à la perfection.

Ce qui était devenu difficile à vivre, c'était le fait de passer la plupart de ton temps en la compagnie de ces nourrices et non aux côtés de Noah. Il avait pourtant été clair quand vous aviez quitté l'académie, sur sa maigre disponibilité à venir dans les prochaines années. Des affaires autour d'un business duquel on t'avait écarté.
La gestion d'un clan dont tu faisais maintenant parti, ou du moins presque.

Tu t'occupais de préparer des cartons d'invitation dans un des salons au coin du feu. Mariangela tricotait dans un fauteuil en cuir et Pupetta hurlait dans un vieux téléphone fixe dans une salle à côté. Tu comprenais de mieux en mieux l'italien mais elle articulait si peu que tu ne pouvais deviner que son agacement.
Sa voix s'éteignit finalement et un homme toqua à la porte, entra pour vous saluer d'une légère courbette.

— « Don Di Scipio requiert votre présence dans son bureau. Veuillez me suivre. »

Tu t'étais levé immédiatement, empilant les petites cartes sur la table proprement. Mariangela y jeta un coup d'oeil hostile discrètement.

— « C'est gentil Alduino, je connais le chemin. » Tu lui avais fait un clin d'oeil auquel il n'avait pas réagi, gardant une expression neutre. Sa tête avait oscillé vers le bas et ses yeux s'étaient clos, comme une non-contestation à ta volonté.

Tes pas se dirigèrent lentement à travers la demeure, faisant craquer le vieux parquet. Tu t'arrêtas devant une porte en bois, que tu poussas après avoir toqué deux fois (comme si le bon vieux temps était devenu une habitude ancrée dans ton esprit).

Tout de suite et malgré l'absence de chaleur qu'il pouvait avoir usuellement, tu remarquas qu'il n'était pas de bonne humeur. Sûrement contrarié par des négociations (tu supposais ?) qui n'avaient pas tourné à son avantage, tu ne te risquas pas à déborder d'affection.

— « Bonsoir Noah. »

Tu fronças les sourcils, regardant un peu partout comme pour vérifier que Pupetta ne vous espionnait pas.
Tu allais finalement lui demander si tout allait bien, mais vite contrée par Noah qui demanda des détails sur ton rendez-vous concernant la robe. Assez surprise et rapidement gênée, tes joues prirent une couleur rosée, indiscernable à la seule lumière d'un feu de cheminée.

— « Elle est magnifique. Je n'aurai jamais cru pouvoir porter quelque chose d'aussi beau et précieux de ma vie entière. Merci encore, pour ce magnifique cadeau que tu me fais. Haha, c'était très drôle, quand je demandais les prix, Madame Zita baragouinait en italien que cela n'était pas mes affaires. » Tu avais souris en penchant la tête sur le côté. « Je ne sais pas si c'est de ton propre chef, mais merci d'avoir pris les précautions pour ne pas m'embarrasser. »

Au final, tu n'avais aucune idée si c'était vraiment lui.

— « Elle est prête. »

La robe, bien la robe, pas Eulalie.
Vous n'aviez pas reparlé de ta fugue de la semaine dernière, et tu n'aborderais pas le sujet.
Non, à la place, tu préférais le distraire (naïvement) vers ce en quoi il s'était intéressé de lui-même.

— « Et toi ? Tu es prêt ? »

Ton sourire doux disparut à mesure que celui de Noah n'apparaissait pas. Son regard sombre était inquiétant, intrusif. Tu compris rapidement que derrière les questions d'apparence purement polies se dissimulait une rancoeur qui ne serait plus ignorée dorénavant. Vous alliez devoir en parler, et il exigeait sûrement de ta part une explication.
Tes talons s'enfonçaient dans le tapis et tes yeux cherchaient à fuir les siens, n'assumant pas la confrontation qu'ils leur imposaient.

Il avait affirmé avec froideur être prêt depuis longtemps. Bouche bée par sa capacité presque surnaturelle à ne pas prendre de gants, même quand ça concernait des sujets sentimentaux, tu ressentis d'avantage le besoin de te cacher de honte.

— « Oh, d'accord. » Tu déglutis aussitôt après, papillonnant des cils alors que tes paupières se s'étaient clos.

Tu savais que l'argumentation n'était déjà pas ton fort, mais tenter de le contredire serait sûrement une erreur que tu regretterais aussitôt. Et tu avais appris Eulalie, tu avais retenu les leçons précédentes, et surtout tu avais accepté les défaites qu'il t'imposerait tout au long de votre vie.
Le terme d'égoïsme te frappa tout de même de plein fouet, et tes joues se teintèrent d'un rouge de honte et de colère. Même si la manière qu'il avait de tourner les choses à son avantage te révoltait, tu n'avais étouffé tes caprices au fond de la gorge.

— « Pardo- » Il t'avait coupé, amenant enfin le sujet crucial sur le tapis. Celui de la fugue de la semaine dernière. Dans la panique et sous la pression, tu étais partie te promener dans les alentours pour t'accorder un instant de reflexion à l'air libre. Malheureusement, tu t'étais perdue et dans le désespoir de l'avouer tu avais préféré considérer l'idée de disparaitre.
Tu aimais Noah, du moins tu t'en étais persuadé avec le temps, mais le mariage était un rêve cultivé depuis l'enfance, et il n'y avait pas l'once de l'amour passionnel que tu attendais avidement dans ses yeux à lui.
Tu t'accrochais à cet espoir que tu nourrissais à chaque fois que tu te tenais à côté de lui. De la dépendance qui s'était bâti entre toi et lui, et pas inversement.

Tu te figeas lorsqu'il fut question de l'homme qui se trouvait assis à ta place avant toi. Etait-il en train de t'annoncer un meurtre sans aucun remord ou trouble sur le visage ?
Tu t'enfonças un peu plus dans ton siège, étirant un sourire de façade.

— « Non non non. Je ne voulais pas... Désolée. Je n'ai jamais eu dans l'idée de te faire défaut devant ta famille ni de manquer de respect à tous les généreux cadeaux dont tu me fais profiter depuis le début. » Tu penchas la tête en avant, les prunelles rivées sur les pieds du bureau. « Vraiment. J'ai eu un coup de stress mais je ne recommencerai pas. »

Plutôt mourir que d'avouer que tu t'étais perdue, même si ça aurait peut-être joué en ta faveur. Il te pensait sûrement déjà assez stupide comme ça, tu en étais convaincue.

Tu t'indignas tout de même lorsqu'il en rajouta une couche sur les responsabilités. Tu ne pus t'empêcher de serrer et légèrement frapper les poings sur les accoudoirs.

— « Je la comprends ! C'est juste... Ce n'est pas simple. Tu es né ici. Je fais tâche dans le décor et je m'efforce d'ignorer quand on me le fait remarquer. Je.. je t'aime et je ne veux pas te blesser. »

Tu t'étais empourprée. Vous vous le disiez rarement, tellement rarement que dans ton esprit, c'était presque devenu tabou. Il te fit signe d'approcher d'un geste de la main et tu hésitas quelques instants. Le feu crépitait dans la cheminée, au même rythme des battements de ton coeur. Tu te levas finalement, passant délicatement tes mains sur ta robe pour en défaire les plis.
Tu t'avanças lentement en contournant le bureau pour le rejoindre de l'autre côté. Tu le surplombais, debout alors que lui était assis dans son fauteuil. Il y avait quelque chose qui ne semblait pas juste, et pourtant tu étais incapable de fléchir les genoux.

— « Noah... »