Les calmes journées de la bibliothèque. Loin de l’agitation de Noël, loin de toute cette foule qui la met mal à l’aise. Un retour aux sources nécessaire, qui lui donne l’impression que tout va mieux. Le monde cesse de tourner, alors que les mots qui défilent animent son imagination. Les personnages prennent vie, évoluent dans ces décors fabuleux créés par ses auteurs préférés. Claire s’enfonce dans son siège. Cette nouvelle aventure lui plaît énormément : elle ne connaissait pas cet auteur, ni n’avait eu vent de sa capacité à écrire aussi bien de la fantasy que des thrillers. Un homme, un français. Une patte incroyable, qui parvient à glisser un suspens haletant là où on s’attendrait à quelque chose de plus doux.

L’albinos dévore les lignes, les pages s’enchaînent à une vitesse aussi agréable que frustrante : quand cette nouvelle saga sera terminée, laquelle pourra-t-elle lire ? En existera-t-il une autre, aussi palpitante que celle-ci ? Claire conclut un chapitre. Elle inspire profondément. Ça passe trop vite, beaucoup trop vite. Il faudrait que les œuvres soient plus longues encore. Mais peut-être perdraient-elles de leur saveur ? Alors … Alors il faudrait qu’elle relise toutes ses préférées. Ça lui semble être un projet colossal, qui l’empêcherait de tomber sur d’autres pépites. Un soupir. Comment s’en sortir ? Le cruel dilemme de la lectrice invétérée, qui cherche à retrouver ses héros, autant qu’à en découvrir de nouveaux.

Sa longue réflexion s’interrompt quand un craquement sonore survient.
D’abord, juste ça. L’impression que quelque chose va s’écrouler.
Puis la certitude que c’est ce qui va se passer.
Puis l’événement en lui-même. L’effondrement d’une étagère entière, qui vient épouser le sol et balayer la demoiselle qui s’y trouvait.

Claire se redresse, aussi intriguée que surprise, avant d’y découvrir une petite blonde au visage familier. Elle fouille dans sa mémoire un instant, jusqu’à retrouver le nom qu’il faut mettre sur ce visage : Aline Merry. Une plutôt bonne élève, qui s’en tire bien en classe, ne fait pas spécialement de bruit. Elle n’est pas méchante, bien au contraire. Sa réputation de main gauche la précède … à raison, apparemment. Claire soupire longuement : dans ce genre de cas, il y a deux problèmes. Le premier, c’est quand même le gros bazar qu’elle vient de mettre dans la bibliothèque. Ça, les rats n’aiment pas trop. Mais il y a le second, beaucoup plus problématique : s’enquérir de son état. Personne ici n’a envie de ça. La plupart des lecteurs, à cette heure-ci, sont ceux qui aiment le moins se mêler aux autres. C’est à peine s’ils regardent ceux qui se trouvent dans la bibliothèque.

En tant que camarade de classe, Claire se doit d’aller la ramasser. C’est … son devoir, en quelque sorte. Elle porte le fardeau de tous les autres sur ses épaules, simplement parce que la hiérarchie en a décidé ainsi. Et parce qu’elle est bien élevée, aussi. Ça ne lui plaît pas plus que ça, à vrai dire, mais c’est le protocole – celui que l’albinos s’impose, pour ne pas finir complètement en marge de la société. Des efforts à faire, ici et là, depuis que Cassidy a tapé sur sa petite caboche. Une expérience qui reste, qui force le changement.

Arrivée à la hauteur de la petite blonde, Claire s’assure déjà qu’elle soit en vie. On ne sait jamais, après tout. Elle est tellement menue, ça aurait pu être bien pire. Mais le bulldozer a l’air dans un bon état. Juste … Pas très à l’aise.

« Tu vas bien ? »

Elle penche la tête, intriguée. Comment un aussi petit bout de femme parvient-il à mettre un tel désordre ?

« Hum … Ne t’en fais pas pour ça, j’imagine que … ça arrive … »

Perplexe. Pas certaine de dire les bons mots. Pas sûre que ce soit la vérité non plus. Mais c’est une tentative comme une autre, pour au moins ne pas la laisser dans sa panade. Être la main tendue dans les ténèbres. Claire accepte d’endosser ce rôle, juste pour aujourd’hui.

« Tu as trouvé ce que tu cherchais, au moins ? »

L’albinos observe autour d’elles. C’est un vrai carnage. Elle soupire.

« Quant à ça … Je peux t’aider à ranger si tu veux. »

Claire aurait pu tomber sur moins maladroite, Aline aurait pu tomber sur moins froid. Mais il semble que, dans les deux cas, les deux adolescentes tentent tant bien que mal de faire mieux. Alors peut-on vraiment leur en vouloir ?

Il y a Claire. Une toute petite fille avec une grande gueule, dix fois plus grande qu’elle-même. Ce bout de femme insupportable, qui n’aime personne et reste dans son coin. Une sorte de brute épaisse qu’on esquive, qu’on fuit parce qu’elle est bizarre. Puis il y a Aline. Un poil plus grande que l’albinos, cette demoiselle est capable de transformer le Paradis en Enfer par la simple force de sa maladresse. Capable de prouesses dans cet art encore trop méconnu, la blondinette prouve sa supériorité dans cette catégorie tous les jours un peu plus. Claire l’observe avec une grande compassion. Il y a cette phrase toute faite qui dit « être au bout de sa vie » et, là, Aline a l’air d’y être. Ou, au moins, elle n’en est pas loin. C’est là que l’albinos intervient, pour ne pas la laisser seule avec ses démons. Elle ne sait que trop bien à quel point ça peut faire mal. Claire hausse doucement les épaules face aux excuses.

« Boarf, ça arrive. Le principal, c’est que tu sois saine et sauve. »

N’empêche, un tel capharnaüm pour un seul livre, cette Aline est tout de même quelqu’un de très, très passionné. Il n’y en a pas beaucoup qui iraient jusqu’à se prendre une étagère pour accomplir leur volonté. Obtenir un tel livre a dû être une sacrée aventure pour elle. Tout ça, alors qu’il existe des méthodes bien plus simples pour récupérer quelque chose en hauteur. D’ailleurs, la question ne tarde pas à tomber : comment fait Claire ? Après tout, elle n’est pas beaucoup plus grande, bien au contraire. L’albinos est une des plus petites personnes de son âge, dans l’établissement. Pourtant, aucun lire ne lui échappe, jamais. Alors, comment ? Un sourire amusé étire ses lèvres.

« Eh bien, Aline, regarde autour de toi. »

Claire balaye les environs du bras. Elle s’arrête quelques fois pour pointer un objet du doigt. Au fur et à mesure, elle en compte au moins cinq, seulement sur cette partie de la bibliothèque.

« Bon, on pourrait croire que c’est grâce à moi, mais non. Je suis petite, souvent ici, mais j’suis pas vraiment la maîtresse des lieux. Bref. Il existe donc des tabourets, un peu partout, qui n’attendent que toi. Et ils te serviront à ne pas te blesser. »

L’albinos glisse un clin d’œil complice à sa camarade. Ce n’est pas tous les jours qu’elle doit indiquer qu’il existe des tabourets dans cet endroit. C’est étonnant, mais cette rencontre a l’air d’être pleine de surprises, qui s’empilent à mesure que les minutes défilent. Claire observe la blonde, ses grands yeux émeraudes, sa maladresse. Une adorable demoiselle, perdue dans un monde bien trop grand pour elle. Est-ce que cette chaleur dans l’esprit de l’albinos est ce qu’on appelle de la compassion ?

Claire entreprend de l’aider à ranger. Par habitude, elle classe les livres selon les critères de la bibliothèque, pour qu’ils soient plus faciles à remettre en place. Dans le même temps, l’albinos écoute ce que lui explique Aline, à propos des pierres et du livre qu’elle convoitait. Si la lycéenne est une personne cultivée, elle doit avouer que, cette fois, c’est au-delà de ses compétences.

« Hum. J’peux peut-être te conseiller des livres, oui, mais c’est tout ce que je pourrais faire. »

Un sourire gêné étire ses lèvres. Claire s’assure que tout soit bien remis en ordre avant de poursuivre, avant de poser ses propres questions. Le classement est bon, les livres sont rangés comme ils devraient l’être. Ç’a été un sacré carnage, mais à deux, surtout avec le rat de bibliothèque, tout va plus vite. Le rangement complet, l’albinos réajuste sa robe d’un geste machinal.

« Pour les livres, tu les trouveras au fond de la bibliothèque. Le rayonnage le plus éloigné de toi quand tu entres dans la ligne, le plus près du mur. Par contre, je ne sais pas de quoi ils parlent. J’avoue ne pas tellement m’intéresser à la lithothérapie. »

Claire réfléchit. L’information fait « clic » dans sa tête, comme une lumière qui s’allume. Elle comprend rapidement son erreur.

« Enfin ! c’est pas que j’veux pas hein ! C’est surtout que j’me donne pas le temps. Pis c’est tellement vaste et compliqué, j’saurais pas par où commencer. »

Soupir. Maladroite, maladroite. Voilà ce qui arrive quand on passe sa vie loin des autres.

« Si tu veux, je t’aide pour les livres, puis tu m’apprends les bases à ce sujet ? Ça pourrait être intéressant ! »

Après tout, pourquoi pas. Il s’agit, encore, toujours, de faire un pas vers les autres. De tenter de les connaître. Et puis, ça ferait un sujet de plus auquel s’intéresser. Paraît que les pierres ont des vertus auxquelles on ne s’attendrait pas, ça ne peut pas faire de mal !

L’enthousiasme de la blonde laisse Claire muette. C’en est perturbant. Comment un aussi petit corps peut contenir autant de joie ? Enfin. L’albinos pourrait très bien se demander comment elle peut avoir autant de haine en elle. Ça marche aussi, malheureusement. Les prunelles incarnates se déposent sur la blonde, la détaillent. Une admiration silencieuse s’empare de son aînée. Elle ne sait pas quoi en penser, mais il y a une chaleur intense qui émane de cette demoiselle. L’impression que rien ne peut jamais l’abattre. Elle casse tout, range, reprend sa petite vie. Peut-être que les maladroits ont tellement l’habitude que le ciel leur tombe sur la tête, qu’à force, il ne leur fait plus mal. La blondinette serait alors bien plus solide que Claire, malgré ses airs de grande fille. Un de ces exemples qu’il faut suivre, sans jamais leur dire pour ne pas les mettre mal à l’aise.

Aline accepte avec grand plaisir la proposition de la lycéenne, prête à lui déballer tout son savoir, sans jamais s’arrêter. L’albinos ne sait pas s’il faut regretter son joie ou être en joie à ce sujet. Elle hésite. Maintenant qu’elle a mis les deux pieds dedans, de toute façon, compliqué de faire machine arrière. Il n’y a qu’à se dire qu’il s’agit d’une nouvelle manière d’apprendre, que tout se passera par la transmission orale plutôt que par la lecture. Un peu comme un professeur avec un élève. C’est déjà moins terrifiant, pensé comme ça.

Claire émet un petit rire à la mention du texte.

« Pourquoi pas, j’imagine. »

Elle hausse les épaules. Les américains allumés, on en entend parler au moins une fois par mois. Ils ont tous ces complexes qui les rendent uniques. Oh, certains sont gentils, évidemment. Ils sont même adorables, remarquables et brillants, mais tout de même. Il y a ce petit quelque chose dans leur population qui les rend inoubliables … Et pas pour les bonnes raisons. C’est leur truc à eux, comme les français et le fait d’être des râleurs, les anglais et leur obsession pour le thé – et leurs choix un petit peu particuliers. Bref, chacun sa tare.

Une fois que la blonde est prête, Claire l’emmène dans le gigantesque dédale de la bibliothèque. Elle passe entre les rayonnages avec une aisance peut-être surprenante pour les nouveaux venus. Sa deuxième maison est plus claire dans ses souvenirs que sa propre chambre. Elle pourrait y vagabonder les yeux fermés sans se tromper.

Après avoir dépassé plusieurs rayonnages, Claire prend un virage à droite avant de marcher jusqu’au bout de la ligne dans laquelle elles se sont aventurées. D’un geste, l’albinos montre les gigantesques étagères qui vomiraient presque leurs livres sur la lithothérapie, tant ils sont nombreux. Fièrement, Claire ouvre les bras, comme pour inviter sa camarade. Un sourire étire ses lèvres. Ses lumières ont été utiles à quelqu’un, pour une fois. Et puis, si elle peut initier d’autres personnes aux longues heures passées à la bibliothèque, Claire ne va pas se priver.

« Voilà, Aline. Te voilà au paradis des roches. Je sais pas si tous les livres se valent, s’ils sont tous bien ou non, mais tu auras sûrement le temps de te faire ton avis. »

L’albinos opine de la tête lentement.

« Je te fais confiance pour ça, en tout cas. Et puis, si tu en trouves un vraiment intéressant, n’hésite pas à me le dire, je le lirais avec plaisir ! »

Les premiers échanges, les premiers pas. Laisser entrer l’univers dans son propre petit monde. Ça n’a l’air de rien, mais Claire fait d’énormes efforts pour ne pas partir en courant. Heureusement, pour le moment, ça se passe plutôt bien.