Il avait fallu beaucoup de temps pour que vienne la drastique solution au problème. Là, seule dans cette salle, elle s'usait sur les pointes, répétait les pirouettes, les gestes graciles et légers tandis que sa tête ne cessait de tergiverser. Elle l'avait fait. Elle avait donné ce rendez vous au prétendant, elle avait eu le courage, poussée par la crainte, par la honte. Elle avait donné ce papier, cette courte missive, comme une adolescente amourachée.

Et maintenant qu'elle se doit d'attendre venir l'heure, Théodora s'agite. Elle pense trop, tente de noyer chaque pensée dans un geste plus délicat. Arabesque, pirouette, fouetté, piqué, un autre fouetté. Si le monde le découvre, elle ne sera plus la parfaite héritière. Piqué tourné, dégagé, pirouette, battement. Ariel est la seule solution, le sauveur, le dernier espoir. Elle tourne, tourne, encore et encore. Les tempes lui brûlent, l'air est douloureux. Mais elle tourne, le monde tourne, elle tente de tout oublier, tout effacer mais tout s'agite encore. Rien n'est parfait, elle est hideuse, monstrueuse. Aimer ces longues chevelures, ces parfums délicats, laisser l'oeil admirer la courbe des corps... Théodora n'en a pas le droit. Ariel la réparerait. Ariel la rendrait parfaite. Piqué, fouetté, arabesque.. Les gestes s'enchaînent mais le coeur ne se mue pas. La douleur est bien là. Elle s'écroule, le souffle court, elle meurt, doucement, à petit feu, elle s'épuise dans ce mensonge auquel elle ne croit pas. Ariel lui ferait croire. Ariel rendrait l'illusion parfaite. Appuyée au miroir, elle boit, elle nourrit ce corps qui doit se battre, s'interdit les pleurs, s'interdit les faiblesses et passe une serviette pâle sur le front ruisselant. Les pointes disparaissent, laissant des pieds abîmés par le labeur. Elle arrange ces quelques mèches folles, celles qui battaient sur son front, les rangent dans ce chignon strict, observe ce reflet sans l'once d'une expression quant sa simple vue la dégoûte, elle qui est pourtant si jolie. Sa voix est ferme, une main de fer dans un gant de velours quand elle s'élève.

- Tu peux entrer Ariel. L'heure a filé entre mes doigts. Merci d'être venu.

Politesse, rigueur. Théodora est toujours la même. Elle se retourne vers la silhouette au seuil de l'entrée, la jauge, la tête haute, les épaules droites. Elle ne baisserait pas les bras. Elle ne courberait pas l'échine. Jamais.  

Le temps de la discussion est venu et Théodora a encore le souffle court. Par l'effort ou par le stress, la question se pose. Elle serre la serviette entre ses mains, ne détache pas son regard de ce sauveur espéré. Pourtant, un instant, ses lèvres restent closes. Elle pense, elle prend son temps et le laisse venir à elle.
Lui aussi est droit, lui aussi a cette stature qui en impose. Mais lui, il se porte fièrement quand Théodora se cachait dans sa dignité.

Raclement de gorge, la jeune fille sent l'angoisse serrer son coeur. Alors elle se tourne vers son matériel, range les pointes, plie les rubans et vérifie les coutures.
C'est seulement au bout de longues secondes qu'un son franchit à nouveau ses lèvres.

- Je veux qu'on sorte ensemble.

Elle a dit les mots, sans une once d'amour, sans une once de passion. Il n'y a que l'angoisse, la fébrilité des mots qu'on va prononcer, la fébrilité causée par les révélations si difficiles.
Elle soupire, tente de ne pas perdre pied, là, devant la glace, le reflet d'Ariel dans son dos. Elle ne peut le regarder qu'à travers la surface, qu'à travers cette couche qui protégeait sa fierté abîmée par le simple acte de révéler ces faiblesses.
Théodora, elle a peur, si peur. Ariel est doux comme la princesse est dure. Pourrait-il lui faire cette fleur ? C'est pleine de doutes, pleine de tremblements qu'elle ose poursuivre.

- Tu ne seras pas obligé de m'aimer. Je veux juste, moi, y croire. Et que les autres y croient aussi.

Elle se retourne, la gorge nouée, la peur au bord des yeux, les doutes dans les poings serrés. Sa voix se brise quand elle poursuit, elle se brise mais elle poursuit, plus douce, plus atteinte et secrète. Car c'est un secret qu'elle se cache à elle-même ce qu'elle s'apprête à révéler à Ariel.

- Je veux juste oublier que je suis pas normale. Je refuse de commettre une erreur. Et t'aimer, ça m'empêcherait tout ça. Je peux te donner ce que tu veux en échange. De l'argent, de bonnes notes, n'importe quoi, tant que tu restes à mes côtés.

Son regard s'est plongé dans celui du blond. Cette fois, face à lui, elle l'affronte en face, elle s'expose, là, dans toute sa plus grande faiblesse. Elle n'est pas une reine , là, dans son justaucorps noir, la jupe pâle flottant sur ses hanches trop fines. On voit juste ses faiblesses, sa fragilité, là, dans les poignets anguleux, dans les épaules fines et les membres trop maigres. Elle n'avait que de fins muscles sur les os, dans son absolu contrôle, dans sa routine tumultueuse. Et quand elle s'arrête, on ne peut voir que cette fragilité derrière la méchanceté et la supériorité.

Acceptes, Acceptes-la Ariel, prends la dans tes bras et ne la laisses plus jamais seule sans tes bras.  

Elle attend sa réponse, le désespoir dans les yeux, le supplice dans le souffle agité. Ariel devait la sauver de son propre cœur avant qu'elle ne se l'arrache.

 

Pendant un instant, elle a peur qu'il refuse. Sous ses airs bien aimables, peut-être est-il des plus fourbes ? Non, Théodora a envie d'espérer. Elle veut que ça marche.
Mais Ariel, il ne dit rien. Il reste immobile et c'est seulement quand il s'appuie au mur que Théodora se détend un peu. Si il reste, c'est qu'il n'est pas récalcitrant à cette idée tordue. Et bonheur, il accepte.

La jeune fille en reste stupéfaite un instant. Elle bat des cils, sent son coeur s'agiter de soulagement et soupire de soulagement. Une main passe sur le front pâle, elle regarde à nouveau Ariel, l'écoute, attentive, toujours droite, si droite. Et cette fois, ses épaules ne tremblent plus. Ariel serait là pour elle. C'est un peu comme faire un saut dans le vide de parier sur sa fiabilité. Mais elle est prête à faire ce sacrifice, elle est désespérée à ce point, la princesse de Monaco.

Elle entend sa réflexion, reste surprise. Depuis quand le monde tourne-t-il sans équité de gain ? Théodora semble sceptique, hausse un sourcil, réfléchit, soupire à nouveau et hausse les épaules.

- Comme tu veux. Je pensais que tu voudrais une contrepartie en échange de ce service. .. C'est généralement ce qu'il se passe quand on fait une requête.

Malgré son étrangeté, Théodora apprécie. Elle apprécie la sincérité, le manque de questions et la confiance aveugle qu'il donne à cette idée déviante.
Et là, si vite, la main est tendue, le toucher qui scellera le coeur de Théodora, là, juste devant. Il suffisait d'une caresse pour qu'enfin son coeur cesse de s'agiter.
Mais malgré toute l'envie qu'elle a de sceller ce pacte, elle hésite. Elle tend un peu sa main, une main tremblante alors que sa gorge est nouée. Ce soir, Théodora abandonne une part d'elle. Ce soir, Théodora s'interdit l'amour véritable pour atteindre la perfection au bras d'Ariel. Et malgré son désir immense de perfection, elle ne peut que redouter cette potion d'amour qui l'attendait au détour de cette main.

Elle a les yeux humides, Théodora quand enfin ses doigts se glissent dans la paume. Le coeur bat fort, si fort qu'elle a l'impression de perdre pied. Elle presse la main, retient l'émotion qui lui brûle les yeux de toutes ses forces alors que son regard se fixe dans celui d'Ariel, déterminé.

Et là, la figure se brise d'un sourire redevable, un sourire reconnaissant et maladroit sur ce stoïque visage. Car ce soir, Ariel la sauve de son mal.

 

Le coeur bat si fort dans la poitrine ! Il bat si fort et là, la main dans la sienne, c'est lui qui le fait battre. Un peu, juste un peu mais Théodora, elle, elle veut se convaincre que le coeur ne bat que pour lui. Un mensonge, il faut y croire de toute son âme, ainsi, rien ne peut s'y opposer, rien ne peut prouver qu'il est mensonge si on se ment aussi à soi-même.

Le bras entoure ses épaules, c'est la première fois qu'on la touche de cette manière, les joues rougissent un peu, les lèvres s'étirent en un sourire un peu crispé. L'héritière a la carapace qui s'effrite un peu à ce geste doux. Elle ne pense pas bien longtemps tout de même puisque déjà, sa rigueur a prévu les règles de cet accord, parce que même avec son coeur entre les mains d'Ariel, Théodora garde le contrôle absolu, ou du moins elle se plaît à le penser. Les mots sont clairs, point de faiblesse désormais, juste cette rigidité qui la définit.

- Pas de restaurants, des rendez vous au parc, pourquoi pas. Je veux qu'on mange ensemble deux ou trois fois par semaine. Tu viens me chercher à la fin des cours plutôt. Les entraînements, je préfère en rentrer seule.

Point de public, peu de populace quand l'épée s'agite, quand les pointes résonnent sur le sol. Et Théodora veut son public. Elle veut des spectateurs pour voir cette mascarade, pour être témoins d'un amour qui n'existe pas.
Et elle a une dernière requête. Une requête qu'elle n'est pas sûre d'apprécier mais une requête qui rend tout couple crédible. Oh, le coeur s'agite quand elle lève la tête et croise le regard bleu, si bleu ! du bel Ariel. Le souffle est perdu, d'une crainte immense plus qu'une envie frappante. Malgré sa beauté, malgré les lèvres qui tentent plus d'une étudiante. Et pourtant, un peu tremblantes, un peu trop innocentes, les lèvres se posent, les lèvres se forcent à apprécier la peau douce, le parfum, le goût de ce baiser dénué d'amour.
Une main maladroite à glisser dans les cheveux longs. Les yeux clos, on pourrait presque croire à une femme. Les yeux clos, on peut presque imaginer la douceur d'une femme. Les yeux clos, Théodora peut supporter et aimer son amoureux factice. Alors elle s'éloigne, se gratte la gorge, reprend sa stature, si droite, si altière ! Même si les joues sont rougies, même si les lèvres brûlent d'un premier baiser froid d'amour.

- Un baiser par jour. Les vrais couples font ça et ça ne me dérange pas. Ça ne te dérange pas non plus je suppose ?

Ariel, voleur de cœur, Théodora le laissera tout prendre, elle donnerait au voleur tout ce qu'elle a puisque la raison le voulait, puisque le coeur le désirait désormais un peu. Tant que le coeur le désirerait même un tout petit peu, tout serait supportable, tant qu'elle fait taire cette douleur vive dans le coeur, tout serait parfait.

 

Oh, c'est un jeu dangereux qu'ils commencent en ce jour. Théodora lie pieds et mains, elle alourdit l'épée de Damoclès qui déjà, effleure son coeur. La moindre erreur et elle se briserait.
Mais dans ce marché des plus lugubres, l'héritière sent la légèreté du mensonge, la sécurité quand on s'approche du visage, si beau, de l'enchanteur. Le coeur pourrait presque croire à l'amour, il pourrait presque faillir, se mentir aussi bien que la raison le fait. Mais il y a le rire d'Ariel, le rire de cet amoureux quand Théodora n'est qu'une enfant à ses côtés.
Les joues rougissent de honte, les sourcils se froncent, oh, Théodora, elle n'aime pas qu'on se rit d'elle. Alors elle essaye encore, comme s'il s'agissait du plus ardu des travaux. Théodora, tu serais la meilleure actrice qu'il faudrait, tu poserais les lèvres autant de fois que nécessaire sur celles du magicien.

Et dans ce second baiser, il y a moins de tremblements, plus de délicatesse quand les lèvres se caressent. Oh, Théodora, tu joues à un jeu des plus dangereux, à poser ton coeur sur tes lèvres. Pour mieux tomber, pour mieux aimer, même pour de faux.

Un fin sourire couvre les lèvres quand elle plonge son regard dans celui, si clair, d'Ariel.

- Je compte bien en faire le meilleur des spectacles.

On ignore les tiraillements du coeur, on ignore cette douleur derrière le nuage paisible que le magicien nous offre. A la place, Théodora se plonge dans cet amour factice, celui qui fait battre l'organe trop vite, trop fort, celui qui fait rougir les joues et qui lui permet d'apprécier les lèvres plus rugueuses que celles des filles.

Oh, Théodora ne veut plus jamais lâcher la main d'Ariel. Elle la tient de toutes ses maigres forces, car le spectacle jamais ne devrait être découvert. Car Théodora se doit de rester dans cette prison d'or.
Et quand une question surgit, Théodora hésite, observe la salle puis Ariel alors qu'elle pèse le pour et le contre de chaque option. C'est que Théodora, elle refuse l'erreur, elle veut la perfection, toujours plus parfaite perfection.

- On devrait plutôt être au centre du décor. Le spectacle se doit d'être vu, non ?

Il y a de l'inquiétude quand elle lâche la main d'Ariel, si frêle, si effrayée et pourtant, la tête reste haute. Elle reste haute quand elle retire les pinces maintenant les mèches, quand elle prend le sac et repose une main contre le coeur d'Ariel. Ce coeur à qui elle a donné le sien.

- Je me change et on pourra y aller.

Elle disparaît, observe le reflet dans la glace, le souffle court et le coeur tiraillé par les décisions. Serait-elle plus légère quand le monde les admirerait ?
Théodora n'en sait rien. Elle ne voit que le visage inquiet, que les cheveux blonds trop sauvages et ces lèvres marquées du contrat d'amour.

Alors on passe de l'eau sur le visage, on essuie les peurs, on enfile l'uniforme et on emprisonne les fils d'or dans une nouvelle discipline.

Théodora, héritière condamnée à la comédie, au bras du magicien, tu brilleras pour mieux te briser en mille éclats de verre.

Et elle sort dans toute sa gloire, le mensonge comme parure.