en attrapant les bords de la cuvette il observe son reflet au fond l'eau. troublé par les macules de vomi visibles dans l'abîme il lui renvoie l'image laide et bancroche de son visage pour ce qu'il est. ces yeux rendus poisseux, ces cheveux d'un blond de cendre, cette sueur pâteuse, et ces cernes, ces formidables cernes qu'un condamné n'aurait pu se payer dans le couloir de la mort.

sa bouche suinte encore. il a le teint mort. il ne se relève pas, il a des jambes de poule. pourtant il le faudra bien. rassemblant son courage sous forme de résidus dans la bouteille il parvient à trouver l'équilibre. l'équilibre pour jones n'a pas la même définition que pour les autres. c'est à dire que jones obéit a des lois qui ne régissent que son monde. et quand bien même son monde tombe en miettes cela n'a aucune espèce d'importance.

il l'entend dans l'autre cabinet. il ouvre le loquet du sien et les graffitis au mur s'engravent dans sa rétine. il n'y voit guère plus qu'en pleine fête. maintenant la fête est ici et elle est bien triste. comme un nuage de gnôle et de rage sourde il flotte jusqu'à la porte adjacente.

il se met à cogner comme un taré. sa main est serrée autour du litre de skaï. il l'a attendu en essayant d'ordonner les raisons de sa colère.
il est trop ivre pour rire.

- LÉONARD. TU OUVRES.

toujours leonard est orgueilleux de ces trois étoiles ; toutes les frasques effacées par des bouc-émissaires volontaires, des personnes qui s'étalent à sa place, prennent les punitions à sa place. à chaque fois il remercie d'une grande tape dans le dos, et même qu'il leur sourit avec une vraie affection - car on ne peut qu'aimer les sacrifiés, ce sont toujours de merveilleux martyrs ou les leaders d'une rébellion qui l'amusent. il n'y a que ce genre de personnes pour assumer les erreurs d'un autre.

le problème de l'alcool est qu'on ne peut accuser autrui d'être ivre car nos pas tanguent et notre voix tressaille ; alors leonard est toujours raisonnable sur ça en temps de cours, et ne se dresse jamais en rebelle inhibé. il est au téléphone avec une fille, ponctuant ses phrases de "ouais" ennuyés, semelle de la chaussure sur la cuvette avec nonchalance. il finit par raccrocher, soupirant de mépris du fracas des environs. d'abord ce n'est pas visé, puis ensuite ça vient tout contre sa porte. il garde son téléphone à la main, observe les petits rebonds de la plaque face à lui, et déverrouille. jones sait que c'est lui, il l'a même interpellé ; QUOI qu'est-ce que tu veux JONES. il demande avec un peu de dépit, un soupir usé - sans même faire un quelconque lien avec thomas, c'est-à-dire que leonard a presque déjà oublié cette histoire, et serait incapable de trouver un rapport avec la furie face à lui. alors d'un grand geste il ouvre la porte, faisant face à jones et sa bouteille à la main, sourcils froncés et sourire interloqué.

le problème de l'alcool n'est pas celui de jones ; le sien relève d'un ordre plus occulte, larvé dans sa petite tête en œuf brouillé, tête mal faite dans laquelle il faut fouir pour comprendre. c'est une bêtise purement mâle qui lui coule par les pores et qui sent si fort - mais n'en demeure pas moins invisible. jones est de ceux qui se font des faveurs à eux-mêmes avec les problèmes des autres, se les approprient comme un bien culturel à enfoncer dans une niche sans relief de leur caractère. pour le gonfler, le rendre plus imposant. les oiseaux de paradis qui veulent charmer leur promise procèdent de la même manière.

- qu'est ce que tu veux jones ? QU'EST CE QUE TU VEUX JONES ?

il n'en a rien à foutre au fond, ça ne le concerne pas. mais son ego sans forme se voit tout rassuré quand il prend dans ses poings la peine de cœur de son pote, et puis en fait la sienne, et par connerie pure se sent tout à coup lésé, atteint. les larmes lui montent aux yeux pour diluer la toxine.

- léonard t'as forcé. wey cabrón te voy a madrear.
mec je vais te goumer.

il se fait grand et fort pour avancer vers lui, les biceps tendus, le visage froncé comme celui d'un rappeur avant le dernier verse. plus blanc que la porcelaine puante qui campe derrière eux il se murmure un "moi je t'aime thomas". il lève la bouteille à demi et sur le mur tagué la brise dans un fracas monstre. la fêlure remonte jusqu'à le punir de son propre geste. un trait de sang rincé au whisky coule de sa main écharpée.
jones ne blesse ici jamais que lui-même.

- creí que eras mi compa....... VETE A LA CHINGADA WEY.
je croyais t'étais mon pote. GARS VA BIEN TE FAIRE ENCULER.

il brandit un tesson et tituba salement pour parcourir le mètre qui les séparait. l'incohérence de son mouvement empêchait toute menace de lacération d'aboutir ailleurs que dans ses propres veines.
il s'effondra sur léonard et le précipita dans la cuvette en chialant comme un daron seul au bar.

c'est de la colère hurlante. une guerre adolescente digne des tragédies - ah on y revient au mythe d'andromaque ! à se battre pour des coeurs, des sentiments qui ne sont tangibles que dans nos têtes. leonard fronce les sourcils aussi quand il crie. il ne se sent pas concerné par ce drame, dissocie de cette bataille où il ne compte tuer personne. il n'a même pas d'armes tandis que jones, lui, fracasse une bouteille.

ça fait du bruit et il n'ose rien dire pour l'instant car son ami (haha !) ne lui dit rien de la situation, ne souligne pas l'évidence pour que leonard s'y retrouve et se dédouane joliment à la force des mots, celle qu'il a utilisé pour achever thomas précédemment. il recule d'un pas sous la menace, coincé dans la cabine.

jones est ivre.

il pourrait hurler très fort pour qu'on vienne le sauver, mais l'attaquant le fait déjà très bien à sa place ; il discerne les mots en espagnol, leur donne une silhouette, les raccroche
à une réalité.

et il ne comprend toujours pas.

mais qu'est-ce que tu racontes putain ? le sang coule et leonard n'a pas de pitié, n'essaye pas de le calmer. il aime les émois terribles, ceux qui font battre le coeur à mille à l'heure comme en cet instant. un nouveau pas en arrière et il sent l'émail tout contre le tissu, puis il tombe droit dans les toilettes, le cul enfoncé jusqu'à effleurer l'eau croupissante. il lève les bras en regardant jones écroulé sur lui qui sanglote à chaudes larmes, sourcils froncés. sa main inquisitrice vient se positionner paume contre front pour tenter de le dégager. putain mais t'es un gros con, dégage ! pourquoi tu bois en journée ?! il y va un peu brutalement, plie ses bras pour le repousser en arrière d'un mouvement leste, concentrant sa force. il en a rien à foutre si jones se retrouve au sol, cadavre martyr de sa propre cruauté.

brûlé comme au fer par la main sur son front il recule en agrippant l'autre garçon. mais sa poigne est trop forte et il le projette derrière lui. jones heurte la porte du cabinet qui s'ouvre en grand, s'effondre, s'y rattrape avec violence et se remet debout en brisant ses deux gonds. le reste de bouteille tombe à terre et devient des fragments. comme le cœur tremblant de jones, qui à défaut de s'être noyé dans les chiottes se retrouve dans la crasse, éclaté.

- quoi gros con il est où le gros con ???

il se retourne l'air hébété, regarde en haut et en bas la main dressée sur les sourcils, et retourne en immédiate collision visuelle avec léonard. il s'approche assez pour que sa voix inutilement forte lui déchire l'oreille externe.

- il est LÀ !!!!!!!!!!

il avance, recule, exécute l'étonnant ballet de ceux qui ont le sang trop fluide à quatorze heures. il aurait été drôle s'il n'était pas si triste, de cette tristesse brutale et hors de sa logique, déplacée vers des prétextes qui ne la soutiennent pas. ses sanglots désordonnés sentaient l'eau de vie froide et la cendre des joints sans tabac.

- je bois pour oublier ta SALE RACE........

il tire son col jusqu'à son nez morveux. il s'essuye piteusement mais rien ne cesse de couler. son regard sur le prince est particulièrement défait, il n'y brûle aucune rage ni aucun ressentiment cohérent qui viendrait appuyer sa recherche de la bagarre. jones est venu se battre sans autre forme de procès. pourtant il n'y a rien en lui qui alimente ce qu'il croit être sa haine. il y a surtout, en contre-forme à ses poings serrés, à sa gorge nouée, tous les reliefs du chagrin.

- fais pas savoir de pas semblant de quoi jparle, articule t-il en mélangeant les mots, beurré comme un manche.

en reculant il glisse sur un bout de verre et tombe le dos par terre.

leonard aimerait pouvoir compatir à cette peine que jones dégurgite d'abord sur lui, puis sur lui-même, puis sur le sol tout simplement. il aimerait retrouver les facilités qu'ont les garçons à ses yeux à oublier les torts de son prochain et ainsi lui tendre la main pour qu'il se relève, lui passer le visage sous l'eau sans lui demander son avis.

mais toujours enfoncé dans sa cuvette, leonard observe jones avec mépris. il se redresse, geint en sentant son postérieur humide et donc bientôt poisseux d'un liquide sale. ses doigts s'accrochent au bord de la cuvette sans se soucier de la propreté pour s'extirper. il constate tous les déboires de jones et ses aspects d'animal agonisant sur le sol dans sa propre souffrance, charogne décomposée par l'amour et l'orgueil. leonard pourrait s'amuser à revêtir les aspects les plus tragiques de sa propre personne, couvrir jones d'une oeillade torve et cruelle mais il n'y trouverait aucun amusement. il regarde si son téléphone fonctionne toujours avec une nonchalance à peine feinte car il n'a point peur des ivrognes et de leur vin sentimental, et le remet dans sa poche. il lui faut quelques secondes pour prononcer quelque chose, émettre une sentence à la situation ; je sais vraiment pas de quoi tu parles. comment pourrait-il s'en douter ? thomas rejeté comme on le fait avec les jolies filles qui bourdonnent autour de lui habituellement. c'est déjà à moitié oublié. tu vas finir en isolement si tu continues. c'est encore plus terrible de ne pas répondre à la provocation. il frotte le tissu humide dans un râle désespéré. debout, plus haut que jones, il n'en profite pas pour user de la violence ; il préfère l'observer comme un vieux frère tombé bien bas alors que c'est lui qui mérite l'opprobre des traîtres.

alors c'est comme ca, il va jouer les princes. non mieux, il va jouer les dieux. il se croit dans son pays offshore où s'évadent les plus grosses bourses. est-il un lieu un seul où il ne soit pas au sommet ? même au fond des toilettes, où dorment les plus sombres murènes, les plus sales sirènes, il nage comme un poisson couronné. allez, sors ton trident, roi de la mer. tu ne te rassois certainement pas non plus devant neptune, qui pourrait bien sortir de la cuvette à l'instant que tu ne cillerais pas. cette outrecuidance ne déchaîne rien en jones parce qu'il est trop soûl pour considérer les affronts. sans doute qu'il prendrait pour insulte le moindre compliment.

de toutes façons le fait était là. il n'était pas venu pour ce qu'il croyait défendre. il se releva, le dos criblé de verre. il ne sent pas la douleur.

- pff, crache t-il si fort que ses lèvres se gercent. tsais pas toi. j'ai plus d'étoile grand prince.

il esquisse une courbette pendant que leonard s'essore l'arrière-train.

- jbouffe des cafards sous les combles pendant que tu refuses de tailler des pipes à mon gars.

il avait le mérite de ne plus mélanger les mots quand il devenait vulgaire. il aurait voulu que cette offense qui n'était pas la sienne lui donne des airs de chevalier. mais à son époque les chevalier ont surtout l'air très con. surannés, enclavés dans ces plaques de fer qui font tant de bruit quand ils marchent. voilà pourquoi depuis quelques jours jones n'avance plus - il tombe seulement.

- pinche cabrón.
jeune abruti.

son souffle est haletant. sa posture ne parvient à se fixer sur rien de concret. il est flexible comme une main moite, réduit à l'état d'invertébré, acculé dans des lieux étrangers à ses connaissances sociales. il s'est lui-même retranché là, d'où aucun retournement de situation agréable ne pouvait le sortir. il ne savait pas que cette fois il n'y avait pas de pirouette pour l'extirper de son chagrin.

tout ce que jones ne comprenait pas était inscrit au burin sur son front, mais il ne savait pas lire les signes. surtout dans sa propre chair.

- ahora si te pasaste de verga.
t'as déconné.

sans plus d'effet et en grand pompe, il prit un élan considérable, leva le poing d'un air papal, et l'abattit sur la tempe de celui qui n'avait pas cessé d'être son ami (il n'était pas au courant).

ces mots-là, il pourrait les entendre encore et encore sans qu'ils ne lui fassent d'effet. répète un peu qu'il pourrait dire, mais il n'en ferait rien : ça ne le mettrait pas plus sur les nerfs d'être traité de "prince" puisque c'est ce qu'il est. une réalité qui ne l'accable pas, ne lui apporte que des avantages considérables vis-à-vis du reste des mortels.

ses yeux se lèvent avec cette incompréhension qu'ont les gens qui n'ont rien à craindre des conséquences à leurs actes : alors c'est pour cela ? pour cette histoire de rien du tout, qu'ils se retrouvent à devoir sortir les poings, les armes, les mots, les sentiments... ça fait beaucoup, pour un si petit événement. insignifiant qu'il pourrait dire, mais ce serait méchant pour thomas.
oui oui. il souligne avec un peu d'insolence, toujours droit et sans saveur. sa suffisance est insupportable et à peine a-t-il de voir jones dans son désespoir palpable que le coup est déjà parti, là où il aurait imaginé être tranquille. il se voyait déjà, à vrai dire, traverser les toilettes en ouvrant la porte et en quittant ce huit clos sans se retourner vers jones. il n'imaginait pas la douleur qui le lance dans son crâne qui a tapé contre une des parois du cabinet, guidé par le coup donné. ça lui arrache un glapissement de douleur, et il recule d'un pas sans retourner dans les toilettes. les mains de part et d'autre de ses yeux, ça lui lance furieusement. ses sourcils se froncent enfin avec hargne et il crache avec virulence. t'as qu'à lui sucer la bite toi si ça te soule tant que ça. m'implique pas dans vos trucs de pédés. il grogne pour lui-même en frottant de ses paumes sales l'épiderme de son front et ses cheveux. m'approche encore d'un pas et je- je te casse la gueule. il bégaie, en proie à la nervosité d'un gamin de seize ans qui va se battre pour de vrai et qui en a envie, sans savoir si cela en vaut le coup.

c'était étonnant - jones avait plus mal que léonard.
ça ne venait pas de son dos estropié par la chute, de l'écharde en verre encore fichée dans sa main ou du fait qu'il venait de la lui envoyer dans la gueule. cependant il le savait, le sentait dans sa chair. il était misérable et dans la désagréable image que ce garçon couronné lui renvoyait de lui-même, prostré au fond des chiottes, il se sentit sali. l'eau viciée qui n'avait touché que le séant du prince dégoulinait sur ses propres dessous. le coup qui avait battu le sang d'un autre lui rejaillissait en plein visage. et alors que jones ivre se demandait qui au juste il avait frappé sinon sa pauvre race, il fut perclus du sentiment d'être vraiment très faible, et en outre, vraiment très seul.

- tout cque tu sais casser c'est des cœurs toi.

ses mots se mordaient les un les autres et sonnaient plus faux que son excuse. c'est-à-dire qu'il ne pensait même plus à thomas. il ne pensait plus à grand chose. il plongea sa main blessée dans ses cheveux dans une détresse particulièrement difficile à voir et y répandit un trait de sang rouge. leur blond était si terne, si froid dans cette lumière.

jones déglingué arma le poing et s'approcha en chancelant de son adversaire. cependant il ne put le frapper à nouveau car sa peine était immense. son alcoolémie plus encore.

à la place, il vomit en projectile sur la chemise immaculée de léonard en retrait, s'écroula comme un animal que l'on tire, et s'évanouit d'un coup sur l'immonde carrelage.

ça devenait récurrent.

c'est beau ce qu'il dit jones, à propos des coeurs brisés en écho au menace de batailles de poings. il y a un fond de vérité et une complaisance poético-tragique qui lui plait bien. son visage lui lance encore et ce bleu là qui se dessinera en corolles bleues, il en fera un mythe à son image. une version fantasmée de cette comédie pour plaire à ses différents publics.

il n'a pas besoin d'esquiver le coup car jones est foudroyé de sa propre médiocrité ivre, il lui suffit de l'observer s'éclater comme une bombe à eau trop pleine ; tout contre sa chemise. il dégueule sa misère, ses sentiments et surtout pas grand chose. leonard ne voit rien, juste profondément dépité et détaché de ce qu'il se passe. quand il se rend compte réellement de ce qu'il se passe, le blanc n'existe plus et s'est moucheté d'une peinture en relief immonde à l'odeur pestilentielle, entre alcool et maigre repas du grenier de ce midi.
et pire que cela, avant même qu'il puisse envisager de le rattraper ou de le frapper pour cet affront - ou même lui tirer les cheveux, jones est déjà au sol, gisant de tristesse. victorieux, sa revanche a été faite pour thomas car leonard est souillé comme leonard a souillé thomas.

le voilà qui pousse un soupir exaspéré, passe au-dessus de lui pour tenter de rincer sa chemise au moins un peu, avant de le saisir sur son dos dans un râle de douleur pour se diriger jusqu'à l'infirmerie sans broncher.

il a l'impression de porter le poids de l'humanité.