à l'orée de la forêt bleue l'enfance retrouve des couleurs
les joues rougies par l'échappée au creux des feuillages vert tendre, noir des cheveux en chamaille battus par le vent, jaune les reflets irisés du soleil qui percute la surface de la rivière argent,
blanc, les galets ronds qu'on fait rouler au creux des paumes
blanc, le plâtre rêche qui entoure l'un des bras frêles
blanc, le teint fantomatique de Jasmin
qui prend l'air - enfin
retrouve les bois.

il avait oublié ce que c'était les excursions, se souvient qu'avant l'ascension pour décrocher les étoiles c'était avec les copains, mais ça fait longtemps alors
aujourd'hui on va seul.

Jaja n'ose plus faire le premier pas - sait très bien qu'aucun des amis ne le fera à sa place - c'est qu'il titube toujours. pas bien rétabli des tremblements de mer qui avaient eu lieu sur le bateau - frémit encore dès qu'il se remémore de la fameuse mission des dangereux. c'était au cœur de l'hiver et l'on avoisine le printemps
mais dans son cœur à lui il reste un peu de neige.
blanc comme les humeurs éthérées
il va bien falloir se réveiller.

ça bourgeonne, c'est un peu en retard voilà tout.
bientôt des fleurs dans les jardins de Jasmin,
pour que ça éclose enfin il faut prendre le soleil.

trouble l'ondée, Jasmin fait un, deux, trois ricochets.
c'est maladroit les gestes avec un bras abîmé
il a fallu qu'il tombe sur le mauvais - il est droitier.
le second galet finit dans l'herbe sans qu'on ne le jette et sagement Jaja s'assoit à même le sol abrité des roseaux. ramène les jambes contre lui et y croise les bras, le menton sur les genoux.

non, ce n'est pas ça.

peut-être qu'il a oublié comment faire ? après tout jeter des cailloux à l'eau c'est un jeu d'enfant et Jaja qui passe tant de temps à jouer les grands, se souvient mal de comment avoir son âge. en y réfléchissant ça ne lui provoque plus le même enthousiasme, l'euphorie ternie, et pourtant
et pourtant toutes ces couleurs.
on ne comprend pas
on ne se rappelle plus
de comment on s'amuse.

peut-être que comme tous les enfants
on s'ennuie simplement
quand on est tout seul.

c'est le rendez-vous des égarés, ce qu'on fait c'est se perdre, laisser les pensées suivre le courant de la rivière argentée et puis à défaut de pouvoir y jeter les mauvais souvenirs
on les occulte en faisant des ricochets.

c'est ça que Jasmin fait ici - lancer des cailloux blancs car il n'y a personne à qui confier les idées noires. elles pèsent lourd sur ses épaules et on n'a que douze ans, et donc pas tous les mots pour les exprimer à voix-haute.

silencieux, il s'était figé en entendant les taillis remuer derrière lui, et puis, il avait gardé le regard rivé sur l'ondée, les yeux dans l'eau on n'ose pas les lever vers le nouvel arrivant. l'entend s'arrêter à sa gauche, comme une ombre dans un coin de sa vision. la silhouette plus grande, et plus douée que Jasmin à ses jeux d'enfant -
lorsqu'elle lance un galet il rebondit mieux
fait quatre cinq six ricochets
et Jasmin fronce le nez -
car c'était deux fois plus que tous ceux qu'il avait fait auparavant.

alors lorsqu'on lui demande et parce qu'il a douze ans
Jaja la grise mine, nie ce qu'on était venu faire là.
rien ! je fais rien
je prends l'air et puis c'est tout.
on ne s'ennuie pas et on s'amuse beaucoup
même si là tout de suite l'expression froissée de Jaja affirme tout le contraire. ce serait trop brusquer sa fierté pas bien grande, aussi frêle que lui, qui tremble déjà quand l'anonyme soulève qu'on n'avait pas de compagnie avant qu'on soit deux à être seul ici.

il a les joues rouges lui aussi
car l'idée qu'on l'ait surpris à s'ennuyer de ses amis l'embarrasse et on ne peut qu'être farouche dans ces moments là et à son âge. alors il cache le bas de son visage dans ses bras croisés sur ses genoux, pour ronchonner comme il faut.
et puis si j'étais pas là avant
c'est toi qui serais ici tout seul
alors voilà
ça veut pas dire que j'ai pas de copains hein,
c'est juste que j'avais envie de voir personne.
et dit comme ça c'est comme marmonner des va-t'en mais Jasmin avait tout de même fait attention à formuler sa phrase au passé. Jaja rien qu'un gamin, a beau faire le malin
quand il y a des plus grands que lui dans les parages
il n'est jamais contre un peu d'attention
(surtout ces derniers temps).

le regard bas, il observe les galets échoués à ses pieds, qu'il avait refusé de lancer par orgueil. silencieux quelques secondes, rien que le bruit de l'eau paisible après les répliques effarouchées,
elles ont à peine troublé la surface -
on n'a pas envie de faire trop de vagues aujourd'hui.
pour ça que Jaja finit par relever un peu le nez,
jetant des regards en biais pour observer le garçon à ses cotés
et puis, finit par demander plus calmement.
... toi aussi, tu viens ici pour être tranquille ?
en plus de venir faire des ricochets
mieux que lui.

personne d'habitude - c'est bien pour ça qu'on vient par là.
oh mais tu sais fut un temps où les rives de la rivière argentée était bien moins calmes qu'aujourd'hui - ça piaillait au cœur des hautes herbes, par ici, comme si l'on avait niché tout un tas d'oisillons dans les environs.
sous cette ligne d'horizon c'était le coin préféré
de Jaja et ses copains pour jouer.

on laissait les cartables au pied des roseaux,
qu'on cueillait pour faire comme si c'était des épées.
il y avait le bord de l'eau - c'était le repère des pirates -
et dans la forêt derrière Jasmin et toi
se trouvait la planque des chevaliers.

jamais on n'hésitait, tandis que les autres changeaient souvent de camps car encore oscillants, entre les envies d'être sage et justicier ou bien malfrat insouciant, Jasmin choisissait systématiquement l'équipe des corsaires. ah - avec sa deuxième étoile fraichement épinglée sur le poitrail, c'est certain qu'il décevrait tout son équipage.
enfin ça ne fait rien
comme tu dis, désormais
personne ne vient plus.  

pourtant, quoi qu'on en dise
on aimerait bien.

pour ça que Jaja te regarde en coin et que la question le rend si incertain tout à coup. discerne ce qui ressemble à un sourire dans un angle de son champs de vision, ça manque de lui faire perdre ses moyens. alors il réplique aussitôt, que tu ne croies pas au détour d'un silence que tu l'intimides parce que tu es plus grand.
nan c'est bon,
maintenant que t'es là je vais pas dire barre-toi,
elle est à tout le monde la rivière.
tous ses courants et toutes ses pierres, Jaja n'y a pas écrit son nom et c'est bien dommage. à trop délaisser le rivage on s'y sent un peu moins chez soi. et il baisse les yeux sur les galets blancs à ses pieds, l'air pensif une seconde,

avant de relever une œillade vers toi,
(une vraie de vraie cette fois).
tu peux les prendre pour faire des ricochets s'tu veux.
l'air de rien et surtout pas d'un enfant blessé à l'égo. il décroise les bras délie les jambes, pour plutôt s'asseoir en tailleurs et faire passer les cailloux plats de ton coté. les dépose dans l'herbe entre vous.
moi j'peux pas en fait beaucoup.
mais pas parce qu'on est nul !
montre aussitôt son poignet plâtré pour souligner.
parce que j'ai mal au bras.
et rien que ça, sinon
on en ferait autant que toi.

ça faisait longtemps
qu'on n'avait pas cédé aux caprices de Jasmin car les grands n'en font pas et qu'il s'est retenu lui aussi - ça faisait longtemps
les si tu veux Jaja
c'est toi qui vois.
et il voit la surface de l'eau céder à ses envies d'enfant, elle se rompt là où le galet blanc lancé par toi rebondit, compte dans sa tête et puis dans son cœur au rythme des battements - un et deux et trois
avant de disparaître dans les abysses claires.
eh beh, trois c'est pas beaucoup.
mais c'était déjà bien, et Jasmin
observe le caillou qui repose au fond de la rivière -
et il a l'impression qu'il leur dit merci
d'avoir joué avec lui.

pourquoi c'est pas Jaja qui lance ? tu demandes, ce qui sommeille sous les plâtres blancs où aucun ami n'a dessiné. et le regard du môme se réfugie dans l'herbe, devant lui, il en arrache des petits épis.
ça ? ... ça c'est parce que j'ai mis une patate tellement énorme à quelqu'un qui m'embêtait que j'me suis cassé l'bras.
et puis se tait. il s'occupe d'enlever des brins verts autour des pâquerettes, parce qu'on cueille pas les fleurs si c'est pas pour faire des bouquets. quelques secondes encore
jusqu'à ce que le silence ait assez duré -
alors Jasmin lève des yeux amusés vers toi
le minois qui se feint d'un sourire
c'est le printemps sur le visage de Jaja.
nan je suis juste mal tombé au cours de sport, mais c'est nul comme histoire alors faut bien en inventer.

avec les herbes folles qu'on a dérobé, Jasmin fait des nœuds, et puis, une idée. il commence finalement à s'emparer des pâquerettes à ses pieds pour en faire un tas, comme il a fait pour les galets. tandis qu'on fait ça, comme on faisait souvent
on peut être curieux
comme on l'était avant.
c'est quoi ton nom ?
moi c'est Jasmin,
mais tu peux dire Jaja comme tout l'monde si tu veux.
car on n'est intimidé par personne alors toi non plus.
et c'est l'air de rien qu'il jette un regard en biais, les arpèges de la voix innocemment intrigué malgré l'effronterie de la réplique.
t'as pas des copains qui t'attendent quelque part ?
car comme ceux de Jaja,
tu vois bien,
qu'ils ne sont pas là.

rien que lui et toi ici.

Léo, c'était déjà Léo et l'on reste un peu désemparé lorsque tu dis "juste" Léo comme si tu t'excusais de ne pas être assez. tu sais, une ou trois syllabes
lys ou bien chrysanthème
Jasmin retient toujours
tous les noms de fleur.

alors il avait levé les yeux de celles qu'on s'était attelé à cueillir pour t'observer, imprimer la couleur de tes corolles
c'est cool comme blase Léo.
on s'en souviendra.

tant que les regards sont à ta hauteur ils guettent tes expressions Léo car si Jasmin ne se rend pas bien compte de l'impact des mots parfois, il voit bien que tes prunelles sont allées tremper une seconde dans l'argent des rivières. on se doutait de la réponse mais c'est ça d'être un enfant - souvent l'on interroge inutilement et derrière les points d'interrogation acérés arrivent aussitôt les pourquoi.
pourquoi ci ?
pourquoi ça ?
pourquoi toi ici, Léo,
et personne qui ne t'attend là-bas ?

mais aujourd'hui Jasmin devine lui-même la réponse, pas besoin de dire tout haut ce qu'on pense tout bas. si l'on est seul cet après-midi, c'est peut-être parce qu'on le mérite un peu.
oh...
et ses œillades naïves retournent dans l'herbe après un hochement de tête, l'on vient reprendre les pâquerettes arrachées pour commencer à tisser avec. du bout des doigts, Jaja assemble des couronnes aux pétales blanches
alors qu'on est le roi de rien.
... bah... un peu pareil.
le môme fait la moue, parce que ça lui fait mal de l'admettre qu'on est un peu coupable dans l'histoire. pas entièrement !
ça veut pas dire que j'ai personne hin !
j'ai pas dis ça.

c'est juste -
... en ce moment je vois pas grand monde.
on a dit qu'on ne voulait voir personne, et c'est pour ça qu'on est seul. simplement qu'à trop éviter les gens, il ne faut pas s'étonner s'ils arrêtent de vous attendre.

Jasmin s'en étonne un peu quand même. se mure dans le silence une seconde, l'air trop occupé à entrecroiser fleurs et brins d'herbe, c'était se donner un peu de répit pour réfléchir. et puis finalement, il avait songé à voix haute.
tu sais, je crois que c'est pas en restant dans ton coin que les gens vont t'attendre quelque part Léo.
c'est ton prénom à la fin de la réplique, mais
on aurait pu tout aussi bien dire Jasmin -
elle s'applique à vous deux, cette remarque-là.

ce n'est pas compliqué pourtant ! tout ce qui sépare ce sont quelques pas quelques silences, il suffit de se lever et marcher et ouvrir sa bouche et c'est réglé, te voilà au milieu des flots du monde. tu as peur de te mouiller, Léo ? tu n'as jamais appris à nager ? pas obligé de connaître le crawl, battre des bras et des jambes ça marche également.
et pourtant vous voilà
assis sur les berges
à regarder couler.

Jasmin aussi, tu supposes
tu supposes bien.
mais on n'a pas envie d'avouer qu'on craint les vagues ces derniers temps - avant la mer, elles n'ont jamais effrayé.
les autres me font pas peur !
on n'est pas un lâche, Léo ! quand Jaja s'est cassé le bras l'autre jour il n'a pas versé la moindre larme !

jamais on pleure - oh, seulement un peu le soir, pour s'épuiser et dormir lourd, couler au travers des cauchemars - ainsi on ne fait pas de mauvais rêves.
et aller vers les autres, c'est facile
simplement qu'à ne plus avoir le temps
on a un peu oublié comment faire.

on réapprend.
là tout de suite par exemple, avec toi Léo, c'est comme se souvenir à quel point ça peut être simple. tandis que Jaja termine de tisser la couronne, il soupire appliqué.
tu trouves ça dur parce qu'au début ça fait flipper, mais le secret c'est que tout le monde a déjà flippé comme toi, et après ça passe.
trembler, c'est ce qui précède tous les actes courageux.

une fois qu'il a fini d'entrelacer les fleurs, Jasmin se redresse, se tient droit sur les genoux pour tendre les mains vers toi et poser le couvre-chef de pâquerette sur le dessus de ta tête. admire le résultat une fois cela fait, il hausse les épaules car rien n'est grave ni définitif à son âge.
aujourd'hui t'es allé vers moi tu vois !
c'était pas si dur que ça, pas vrai ?
et Jaja esquisse un sourire tandis qu'il se rassoit -
on a beau observer tes détails, tu vois bien,
il n'y aucune animosité dans ses yeux, Léo.

les contours du monde encore incertain, si ce n'est tremblotant c'était toujours à l'état d'esquisses. comme tracé au fusain : un effleurement du revers de la manche suffit à déplacer les frontières de carbone. mais Léo tu dis c'est vrai, c'est assez réaliste, le portrait que Jasmin a fait. alors comme tous les enfants qui ont bon, il arbore un air tranquille, cerné d'un sourire satisfait. hisse les prunelles rien qu'un instant en te voyant poser le bout des doigts sur l'auréole tissée des champs. tu demandes comment on s'y prend.
ouais ! ouais si tu veux
c'est pas grand chose, attend
je te montre.
se rapproche pour s'asseoir en tailleur plus près, face aux eaux d'argent et à tes cotés désormais. c'est un bouquet d'intérêt que tu lui offres, Léo - c'est rare, les plus grands qui écoutent les plus petits pour de bon - et Jasmin, parce que c'était rare, chérit car c'est précieux.

pique d'autres pâquerettes avec soin, pour reproduire à l'identique une couronne - ça non plus, ce n'est pas bien compliqué à faire. il faut simplement s'appliquer à cueillir le plus de tige possible. celles qu'il prélève et qui vont bien, il les pose sur un de tes genoux pour ne pas les perdre dans l'herbe. et pourquoi Jasmin est-il là aujourd'hui, à fabriquer des diadèmes fleuris plutôt qu'à jouer avec ses amis ?
... j'ai pas trop le temps.
étrange venant de lui,
après tout, à douze ans
on est sensé avoir toute la vie.

mais il avait répondu comme le ferait un adulte impatient. le sablier déjà trop écoulé, manque de grains de sable et s'affole d'être renversé. le petit visage est pourtant flegme, et puisqu'on est proche désormais - tu n'es plus un inconnu, on se connait - il poursuit.
tout le monde est occupé à s'amuser, mais ils se rendent pas compte. comme ça passe vite.
hier, c'était l'hiver - Léo, tu l'as vu arriver, toi, le printemps ? Jasmin a déjà oublié la neige, et toutes les fleurs se précipitent à éclore - demain, ce sera l'été, et puis tout se mettra à faner.
moi je commence à plus supporter, de voir toujours les mêmes endroits, de faire toujours la même chose. la forêt bleue, je connais par cœur. et j'ai pas forcément envie de voyager tu vois, mais rien qu'avoir des nouvelles de l'extérieur, c'est pas possible.
pensif, il se tait le temps de compter si l'on avait assez pour se mettre à entremêler les corolles. et puis, sous tes yeux, il s'attèle aux entrelacs de pâquerettes.
c'est pour ça, je dois devenir major avant la fin de l'année. je me dis, d'ici Noël ça se joue.
on aura alors tout juste treize ans, et assez de mémoire pour tout raconter à maman quand on la verra. tu vois, comment on fait, Léo ? une tige s'enroule autour de l'autre, et la suivante à la précédente - ainsi de suite jusqu'à faire un tour. il continue sans un mot, et puis, finit par relever les yeux vers toi.
toi ça te dérange pas d'attendre ?
t'as pas envie de sortir plus tôt que prévu ?
sachant que tu appréhendes d'aller vers les autres ici,
peut-être que là-bas, loin derrière les grilles
il y a des gens vers qui tu pourrais courir
sans hésitation ni peur.