Son corps voûté, les bras crispés tenant son plateau, Milena, haute de douze ans et huit mois, avait balayé la salle du regard, visiblement contrariée. Elle avait ordonné à Evgeny de la laisser ; elle s'était racontée cette histoire absurde dans laquelle c'était de sa faute à lui si elle n'avait pas d'amis. Et bien entendu, il était allé s'asseoir ailleurs, avec d'autres, et elle s'était retrouvée
complètement seule.
Et lui,
bien mieux entouré.

Elle n'avait, évidemment, rien voulu admettre, et fâchée contre le monde, elle avait décidé de faire exploser sa frustration à l'extérieur. La fureur d'une enfant de douze ans s'exprimait un peu différemment que ce à quoi elle aspirait.

Elle aurait voulu des explosions ! Des coups ! Du sang ! Des bagarres comme on en faisait avant dans les rues où Papa interdisait d'aller. Au lieu de ça Milena s'était approchée d'une table au hasard et avait fait tomber un verre de grenadine.

Renversé sur les genoux d'une fille plus âgée. Et elle avait tourné la tête vers Evgeny à l'autre bout de la pièce. Quand il n'était pas là pour la protéger elle finissait toujours par se mettre à danger. Pour attirer son attention.

Elle reporta ses yeux sur l'autre à qui elle avait repeint le chemisier et s'adressa à elle avec le plus beau des accents de Sibérie.

« Comme ça tu s'ras un peu moins laide. »

Milena était insatisfaite. Plus frustrée que les secondes auparavant. Elle avait cherché les tempêtes et voilà qu'elle était bénie d'un yaourt. Rien de violent, rien d'explosif ou de criant, on ne hurlait pas autour de vous on ricanait à peine et ça l'a rendue folle.

Ce n'était pas drôle ; pas amusant ; ce n'était pas dangereux ; aucune adrénaline. C'était simplement humiliant.
Milena, tempête, gronda fort au fond de sa gorge. De ses deux mains poussa la fille en face d'elle.
Elle voulait que ça claque ; frappe ; explose. Elle se fichait du yaourt, de ses cheveux, de sa gueule d'ange. Elle voulait avoir mal - ressentir un peu ce que ça fait d'être en vie - sans lui.

« A jouer à quoi ? Dis-moi ? On joue, là ? »

Pousse encore, de ses deux mains qui avaient eu l'habitude de frapper les garçons, de ses bras plus solides qu'ils en avaient l'air. Et rit dans ses grognements.

« On joue ?! Très bien ! »

Elle planta sa main tout à plat dans le plateau repas de la personne à côté qui fit une mine de dégoût. En plein dans la compote et la purée et puis s'étalant sur le visage un peu trop haut de l'aînée.

Née sous la lune furieuse, Milena n'avait eu de cesse de se rebeller contre tout ce qu'on attendait d'elle : les schémas et l'autorité, les plans bien tracés de sa vie riche et parfaite, de sa famille bien rangée. Elle s'accommoda bien vite de la carafe d'eau versée ; tout ça n'avait pas la moindre importance. Alors avec la même aisance qu'elle s'était servie dans le plateau, elle l'avait saisi tout entier pour le renverser sur Alexandra.

Et évidemment, ça tacha le voisin qui s'insurgea, et s'y prêta aussi. En quelques secondes à peine, ils étaient dix à se jeter de la nourriture, mais Milena n'avait pas quitté des yeux sa proie.

« Au jeu de la conne je suis la meilleure si tu veux tout savoir ! »

Mais Milena en avait assez de la nourriture.
Ce n'était pas d'être sale qui la mettait en rogne.
C'était d'être seule.

Un coup de pied dans le tibia enchaîné d'un coup de coude dans les côtes, et Milena attend le retour ; attend d'avoir mal ; elle attend de se battre car elle ne veut pas gagner à ce jeu-là.
Et elle se met à rire, son alice s'activant immédiatement - plutôt par instinct de survie que par réelle conscience.
Milena ne ressentirait aucune douleur ; Alexandra pour cible. Et ça la rendit un peu malade, un peu désespérée, de ne toujours rien ressentir, sinon peut-être l'adrénaline et encore.

Elle jeta un regard dans la mêlée, dans l'espoir de voir Evgeny apparaître dans ce foutoir, mais ne put dégager son attention bien longtemps de son adversaire.

Si Alexandra était pieuse et une parmi les messagers de son Dieu, alors Milena était celle qui incarnerait son antéchrist. Lucifer porterait son nom et son visage pour lui montrer que l'enfer était une tentation pour les plus purs des anges - quelle qu'ait été la grandeur (la majesté) de ses ailes. Milena avait ricané, une main à son visage pour vérifier que rien ne saigne - pas que ça le gênait, mais elle constatait les dégâts causés.

Elle avait baissé les yeux, un peu déçue, un peu malade, puis les avait relevé vers Alexandra. Le problème de Milena, c'est qu'elle ne perdait jamais ses combats, mais qu'elle n'y gagnait jamais rien. Elle n'avait été satisfaite d'aucune victoire. Elle s'approcha d'elle, un peu maladroitement.

« Désolée. »

Elle le pensait vraiment, même si c'était dur à croire. Elle avait attrapé dans ses mains un glaçon qui était tombé d'une cruche d'eau, il glissa dans ses doigts pour rejoindre sa paume et elle tendit la main vers Alexandra.

« Si tu as trop mal... »

Milena ne ressentait toujours rien.
Elle était trop jeune, et elle n'avait pas appris à maîtriser son alice.

« Ca fait toujours ça, je suis désolée. »

Elle était désolée de ne pas avoir eu mal à sa place. Et baissa les yeux, un peu honteuse.

Milena avait baissé les yeux, dans une mine déconfite, comme l'enfant qu'on venait de surprendre la main dans le sac. Elle avait levé le regard timidement dans la salle, et avait remarqué avec dépit que Evgeny n'était pas venu. Elle n'avait pas fait assez de bruit pour attirer son attention, pas fait assez de tapage pour qu'il pense qu'il s'agissait d'elle. Elle secoua la tête, en guise de réponse. D'avant en arrière, pour signifier que c'était oui.

« Je veux exister. »

Elle leva les yeux vers Alexandra. Son alice commença à s'estomper, et avec elle la douleur commença à rejoindre son front à elle ; à Milena. Elle grimaça doucement.

« Je veux qu'on me voie. »

Et tu l'as vue, n'est-ce pas ? L'aurais-tu vue, d'ailleurs, si elle ne t'avait pas attaquée ?

« Je m'appelle Milena. »

Drôle de façon de faire connaissance que de se taper la tête contre une table.

Milena avait hoché la tête. On l'avait vue, elle avait existé, et ça avait suffit à faire naître (éclore) à ses lèvres l'esquisse d'un sourire ; ou un demi-sourire pour ce qu'il lui restait de muscles opérationnels dans le visage. Elle avait relâché son alice, et tout à coup elle ressentait les douleurs des coups qu'elle était censée recevoir.

Ah, si c'était le prix d'une nouvelle amitié.
Très bien.

Elle leva sa main minuscule pour tendre vers celle de Alexandra. Glissa entre ses doigts, et la regarda, en levant la tête.

« Non, ça ira. »

Hocha la tête à nouveau, pour appuyer ses propos. Elles se dirigèrent vers la sortie.

« On dira que c'est moi. »

Et peut-être, (j'espère), ils enverront un courrier à mon père.
Crois-tu qu'il lèvera les yeux pour moi, Alexandra ?

Un sourire radieux, la lumière illumina son faciès. Elle était un petit peu heureuse.

« Je dors déjà au grenier, de toutes façons. Je n'ai rien à perdre, pas vrai ? »

Le premier délit d'une longue série de méfaits.