l'effervescence à l'approche de la mi-journée rendait agnès épuisée
elle avait de plus en plus de mal à supporter la foule d'étudiants affamés se jeter sur ce qu'on leur jeter à déchiqueter. elle voyait quelque fois le fait de se nourrir comme primitif et ça la rendait malade que d'imaginer quelqu'un broyer, mouiller et déglutir un aliment. d'ailleurs agnès se questionnait quelque fois si on pouvait lutter contre ses instincts les plus bestiaux. peut-être qu'elle pourrait tenir sans manger, elle, qui trouvait toujours la vitalité de fleurir encore

et devant le dégoût que lui inspirait son assiette, elle se contenta de laisser ses amies à côté d'elle lui dérober d'abord son entrée puis l'intégralité de son repas. ce jour-là agnès n'arrivait plus à faire semblant de se laisser emporter par les ragots et les potins des filles superficielles qui gravitaient autour d'elle
ou bien était-ce agnès qui gravitait autour d'elles ? et sur cette idée le regard d'agnès balaya la pièce où tous se sustentaient

elle fixa longuement la table où milena semblait trôner
et elle ressentit un profond malaise de la savoir seule peut-être était-ce ce que milena voulait mais égoïstement agnès se leva sans un son (les filles autour d'elles avaient arrêté de parler) et parti rejoindre la sibérienne sans aucune pensée sur quoi lui dire
après un moment où elles se fixèrent agnès brisa le silence pesant qui commençait à s'installer

« bonjour! tu permets que je me pose à côté de toi ? »

agnès vient tirer la chaise à côté d'elle le sourire aux lèvres mais se demanda si elle avait bien agi finalement
elles ne connaissaient pas vraiment finalement mais agnès était venue avec une seule arrière pensée
celle de ne pas la laisser isolée

refroidie comme après un blizzard agnès pourtant souhaitait s'écorcher les doigts à gravir l'immensité de l'esprit de milena
et elle attrapa la corde qu'elle lui tendit à la dictée de son prénom, en profita pour s’annoncer elle aussi

« agnès! à vrai dire c'est pas tout à fait de la pitié que j'ai ressenti. vois plus ça comme de la compassion »

elle n'était plus très sûre de la nuance entre les deux mots mais agnès avait moins de mal à être compatissante qu'à prendre en pitié. la connotation péjorative la rendait mal à l'aise et lacroix considérait que personne ne devrait jamais être laissé derrière
c'était de bien belles paroles que de tout faire pour aider les autres mais malgré tout l'aspect maternel qu'agnès possédait elle ne supportait plus les personnes sacrificielles

la jeune fille en déduit ainsi qu'elle ne voyait pas milena comme un sacrifice et cette idée la remit en confiance. alors l'allure confiante et assurée elle rejeta d'un geste travaillé sa main dans ses cheveux (toujours le même mouvement signature) et commença à lui parler

« tu n'es pas souvent seule, si? je crois que je l'aurais remarqué sinon... on est dans la même classe, pas vrai ? »

et sans vraiment la laisser répondre agnès enchaîne avec un air faussement désolée

« j'en ai eu assez de supporter les piaillements incessants des autres et ça avait l'air plus calme ici. c'était peut-être égoïste.. au moins on pourra faire plus ample connaissance! »

milena était différente et si agnès comprenait avec plus de facilité son entourage proche ou non, milena restait une énigme qu'agnès n'arrivait pas à décrypter. elle agissait comme tout le monde et à la fois sans aucune once de commun. ça rendait agnès folle de ne pas réussir à percevoir milena, de ne pas pouvoir prédire ses actions
ni même pouvoir caler sa respiration sur celle de milena

« à vrai dire milena ça n'est pas pour toi que je suis venue et ça veut dire quelque part que ton avis sur moi m'importe peu. par contre tu m'intéresses et j'aimerai essayer de te comprendre »

agnès aussi savait jouer sur les mots même si sa voix est douce. elle ne cherchait plus à l'attendrir parce qu'agnès avait compris que ça ne marchait pas sur elle. lacroix balaie la salle du regard comme pour éviter de rencontrer la toundra polaire que sont les yeux de la sibérienne
toujours suavement agnès reprend en ne pensant pas à mal
(et elle ne pense jamais à mal)

« tu vois, je ne t'apprends rien en te disant que tu es très particulière. je me doute que tu as ta logique et que ton courant de pensée est unique mais j'aimerai vraiment pouvoir échanger quelques mots avec toi pour me faire une idée de qui tu es. je refuse de croire que quelqu'un est foncièrement incompatible avec notre société »

et subtilement à travers ces mots agnès s'était dévoilée à la sibérienne. c'était viscéral chez elle que d'être maternelle et intéressée dans chacun de tous (mais pas toujours des gens fades)
agnès n'avait jamais aimé posé des idées infondées en fonction du visage des gens. elle-même savait ce que ça faisait car son visage de glace lui conférait cette aura médisante qui la plaçait au dessus des autres. et pourtant il n'en était rien et elle devait redoubler d'effort pour procurer de la chaleur à son royaume de glace superficiel

milena n'était pas comme ça. elle ne s'en donnait pas la peine et ne se donne d'ailleurs jamais la peine pour autre chose qu'elle-même. et l'analyse d'agnès se retrouvait semée d'embuches qu'elle ne pourrait lever seule.
elle avait besoin de milena pour s'avancer dans son psyché et elle souhaitait plus que tout à cet instant
que milena accepterait sa main tendue pour avancer ensemble vers l'infinité intensité de ses pensées

elle n'arrivait plus à s'exprimer juste agnès. elle sentait le flot de pensées se déverser dans sa tête et elle se noyait entre chaque remarque chaque mot qu'elle entendait. comme embrumée par milena elle s'était profondément perdue dans le dédale du psyché de la sibérienne et cette dernière ne comptait pas aider agnès à s'en sortir.
reprenant difficilement contenance elle avance

« j'admets aussi être plutôt unique dans mon genre, n'en doutes pas »

à ce moment-là agnès voulait partir. laisser milena et ses problèmes loin d'elle pour son propre bien mais elle avait le pré-sentiment que c'était ce que tout le monde faisait autour d'elle. laisser tomber quelqu'un qu'on ne comprend pas et qu'on ne prend même pas le temps d'aider. mais c'était compliqué d'apporter son soutien à quelqu'un qui ne voulait pas se faire aider. et peut-être même qu'au final milena n'avait pas besoin d'aide.

« tu continues à t'isoler, tu le sais ça milena ? je comprend parfaitement que tu ne veuilles pas te mêler aux autres, que rester dans ton coin c'est quelque chose que tu préfères. et si je continue de te déranger dis le moi et je te laisserai. »

elle rejette ses cheveux derrière son dos et se décolle doucement du siège de la chaise. agnès pose son regard sur le plateau-repas de la sibérienne. et plus qu'un sentiment de plus-faim agnès ressentait désormais une satiété dérangeante. elle ne se sentait pas vraiment lourde mais rien que l'odeur de la nourriture environnante lui donnait envie de vomir
mais agnès ne peut pas tomber malade

« je ne crois pas que tu mérites de fuir les autres. mais c'est sans doute ce que tu veux, n'est-ce pas ? »