Lorsqu'elle reçut le message de Moïra, Aline était déjà habillée et apprêtée pour la journée. Elle buvait paisiblement sa tasse de thé aux agrumes tout en observant l'agitation matinale des élèves par la fenêtre. Aujourd'hui, elle avait rendez-vous avec celle qu'elle considère comme l'une de ses rares véritables amies. En fin d'après-midi, elles iraient ensemble au gymnase pour un cours de danse. L'idée venait de Moïra. C'est une fervente fan de cet art et ne rate quasi aucune session. Peut-être qu'en s'y mettant, Aline pourrait devenir plus habile et moins pataude ?

Elle passa la journée à se représenter son initiation. Elle se voyait se découvrir un nouveau talent caché. Peut-être qu'en dansant, ses mouvements deviendraient adroits et harmonieux. Tout le monde n'aurait d'yeux que pour elle et serait ébahi par sa délicatesse.

« Wouah, Aline tu es sublime ! » , « Elle flotte carrément dans l'air ! » diraient les autres et son coeur s'emplirait de fierté.

« Aline la championne de danse...
Aline...
Aline...
ALINE ! Ton verre est plein, tu as renversé du jus d'orange partout ! »

La bulle dans laquelle elle se trouvait éclata et elle regagna durement la réalité. Sa jupe était trempée et le pain posé sur son plateau était imbibé. Elle s'excusa vaguement, essuya ce qu'elle pouvait avec des mouchoirs puis avala en vitesse son déjeuner.

Elle n'eut malheureusement pas le temps de filer se changer et dû se diriger directement vers les quartiers TECH pour ses cours de l'après-midi. Inutile de souligner qu'elle en vit de toutes les couleurs avec ses camarades, mais essaya de ne pas y faire attention. Par chance, son quartz rose émettait une douce énergie qui lui permettait d'apaiser ses tourments et sa gêne.

Lorsqu'elle fut enfin libérée, elle se dépêcha d'aller se changer puis prit la direction du gymnase. Elle aurait dû arriver à l'avance et au lieu de ça...

« Qu'est-ce que tu faisais ? »

Sans qu'elle ne comprenne ce qu'il se passait, Moïra l'avait déjà attrapée et la tirait dans le bâtiment.

« J'ai... dû aller... me changer... à cause de ce qu'il s'est passé à midi. » parvint-elle à articuler en courant.

Ce n'est qu'une fois à l'intérieur qu'elle pu reprendre son souffle. L'endroit n'était pas bondé, mais des danseurs s'échauffaient déjà. Se retrouver dans ce nouvel environnement la grisa, et ses espoirs lui revinrent d'un coup accompagnés d'une certaine détermination.

« Alors, on commence par quoi ? » dit-elle en joignant les mains au dessus de sa tête.

À peine avait-elle fini sa phrase qu'on la fit tournoyer sur elle-même. Elle laissa échapper un petit rire lors de ses quelques tours car elle ne s'y attendait pas du tout. En se stabilisant, elle vit que Moïra l'observait, elle aussi amusée.

« D'abord, on commence par s'échauffer ! Tout va bien se passer, fais juste comme moi ! »

Son amie débuta alors toute une série de mouvements pas bien compliqués qu'Aline tenta de reproduire.
Déterminée comme jamais, elle suivait à la lettre chaque exercice. Sans s'en rendre compte, elle avait pris un air sérieux et fronçait légèrement les sourcils.

Si Aline, extrêmement concentrée, pensait que ses gestes étaient plutôt réussis, ils étaient malheureusement encore loin d'être au point. Elle était beaucoup trop brusque et semblait ressembler tantôt à un crabe, tantôt à un robot. Cependant personne ne disait rien, et le regard de Moïra l'encourageait à en faire toujours plus.

Elle fut rapidement essouflée (surtout lorsqu'il a fallu travailler les jambes) mais essayait de faire bonne figure. N'étant pas très sportive, son manque d'endurance risquait de vite la rattraper.

« Jusque-là tout va bien ? Tu vas voir, je vais te montrer des trucs basiques. »

Moïra semblait encore toute fraîche. Cette fille déborde vraiment d'énergie... Quel serait l'effet d'une Hématite, une pierre qui renforce le dynamise et la vitalité, chargée à fond sur elle ? Elle la voit d'ici sauter partout comme une puce. Ce serait vraiment fâcheux...

« Ca va, toujours à fond ! »

Pour ponctuer sa phrase elle fit un petit saut, mais sa respiration était tout de même plus rapide qu'au début. Elle esperait au moins ne pas être écarlate...

Maintenant, elle était fin prête pour les vrais pas de danse. Si ça se trouve, Moïra en restera sans voix ! (ou si ça se trouve, le matériel ne fera pas long feu)

« Ferme les yeux, écoute  la musique et  quand  tu le sens,  laisse  ton corps s’exprimer ! »

Son amie joignit l'acte à la parole en se reculant. Elle resta immobile quelques instants, souriante, puis débuta son ballet.

Ses mouvements étaient fluides et d'une aisance naturelle. La jeune fille enchaînait les figures en rythme tout en ayant l'air sereine et apaisée. Aline en serait restée bouche bée si elle n'était pas aussi impatiente d'essayer à son tour. Les pas de Moïra alliaient douceur et légèreté, on la croirait même prête à s'envoler à certains moments. Chaque espace autour de la danseuse était mis à profit et elle circulait librement en partageant tout ce qu'elle possédait, sans prétention. Finalement, au moment où l'on s'attendait à ce qu'elle donne encore plus, elle s'arrêta subitement. Il était clair qu'elle avait encore quelques cartes dans sa manche, cependant elle avait d'autres idées en tête.

« Allez, c’est ton tour ! »

Sans laisser le temps à Aline de se préparer, Moïra lança une nouvelle fois la musique. Son impatience s'envola aussitôt.

Après un bref moment d'incertitude, elle ferma les yeux. Elle ne savait pas vraiment comment commencer... Le doute s'insinua en elle comme un poison gangrénant son corps et l'immobilisant totalement. Elle pouvait très bien bousculer quelqu'un sans le faire exprès, ou bien s'emmêler dans des affaires et se retrouver par terre. Elle finirait par se ridiculiser et donner aux autres une nouvelle occasion de se moquer d'elle. N'ayant pas souvent dansé dans sa vie, la voilà qui se retrouvait au milieu de gens qui excellent en la matière et qui pourraient (à juste titre) la juger.

« Aline, on n'a jamais rien sans rien. Bouge-toi un peu ! Moïra va être déçue si tu n'oses pas. »

Fébrile et le front plissé, elle leva un bras puis le laissa retomber. Elle fit pareil avec l'autre et avança d'un pas. Toujours légèrement tremblante, elle fit quelques petits sauts sur le côté en agitant les épaules. Elle sentit une douce vibration émaner de sa poche arrière et su immédiatement que son quartz rose y mettait également du sien pour l'apaiser et l'encourager. Ses pierres trouvaient toujours le moment parfait pour activer leur effet et seconder leur porteur. Elle enchaîna les gestes, de plus en plus sûr d'elle et finit lentement par se libérer de ses chaînes. Son visage se décontracta et ses pensées négatives furent vite chassées. Son coeur s'emballa et avant qu'elle ne puisse s'en rendre compte, la musique s'acheva. Elle avait pourtant l'impression d'avoir à peine dansé...

En rouvrant les yeux, Moïra était toujours là, les yeux rivés dans sa direction. Elle n'avait aucune idée de quoi à avait ressemblé sa parade, toutefois une chose était indéniable : Aline était parvenue à se faire confiance, se lâcher sans commettre aucune explosion ni cataclysme.

« Est-ce que... est-ce que c'était bien ? » demanda celle-ci. En son for intérieur, elle n'espérait qu'une seule réponse.

« C'était bien ! Vraiment, ça s'est vu que tu t'es laissée porter par la musique et c'est exactement ce que je voulais, bravo ! »

Son coeur bondit de joie. Elle avait réussi, elle était parvenue à épater Moïra ! Cette fois c'est sûr, elle a bien un talent caché pour la danse. Si en temps normal elle manquait un peu (rien qu'un soupçon) d'habilité, ce sport lui permettait de décupler sa grâce et sa légèreté (enfin, d'après son amie). Heureuse, elle se mit à rire franchement.

« On continue ! En danse, on a une ... »

Évidemment qu'on continue, plus rien n'allait l'arrêter ! Elle éblouirait tous les autres. Cette fois-ci, au lieu d'être sujette aux moqueries, ce sera l'admiration qu'elle suscitera de toute part. Elle pourrait s'inscrire au club de danse ? Devenir l'étoile montante et être la source d'inspiration de tout un tas de gens ! On oublierait la miss catastrophe et on acclamerait la vedette.

« ... sept et huit ! »

Qu'avait-elle dit ? Prise par son élan d'enthousiasme, Aline avait à peine écouté son amie. Celle-ci avait effectué quelques mouvements, et semblait vouloir être suivie. Sans attendre, la novice entrepris de répéter ce qu'elle avait aperçu. Malheureusement elle avait à peine fait attention à la démonstration, et tenta donc de combler comme elle pouvait les trous. Toujours en plein milieu d'un rêve éveillé, le jeu de jambes paraissait satisfaisant pour la jeune fille. Cependant tout autre personne aurait naturellement appelé cette suite de gestes "lamentations d'un automate excessivement rouillé".

L'apprentie aurait pu s'en contenter, toutefois mue par un sentiment de confiance, elle accéléra au contraire la cadence. Elle eut même la bonne idée de fermer les yeux comme précédemment pour pouvoir mieux se laisser porter. Une tornade infernale pris alors forme sous les yeux décontenancés de Moïra et avant qu'elle n'ait pu faire quoi que ce soit, la pauvre se retrouva heurtée de plein fouet par l'ouragan.

Oh mon dieu...

Aline avait pris conscience de son erreur alors qu'il était déjà trop tard, le premier coup était parti. Elle assista ensuite au reste du carnage, impuissante face à son propre corps. Sa vélocité démesurée l'empêchait de freiner et le deuxième coup finit par atterrir en plein milieu du visage de son amie. On ne saurait pas dire quel était le plus comique... La pauvre tentative du pseudo punching ball pour esquiver un troisième coup, ou la tête épouvantée de la catcheuse improvisée qui se décomposait au fur et à mesure des gifles. Quoi qu'il en soit, les deux filles finirent toutes les deux par terre et c'est avec horreur que l'une se rendit compte que l'autre saignait du nez.

La maladroite ne comptait plus les fois où elle avait blessé quelqu'un par mégarde. Il y avait par exemple cette fille qu'elle avait fait tombé dans un buisson d'orties. Elle en était ressortie toute rouge et hurlante à la mort. Aline, en s'excusant à répétition, avait bien essayé de lui donner une pierre pour soulager ses démangeaisons, mais son cadeau avait fini dans la rivière. Elle pouvait encore entendre l'autre lui vociférer d'aller se faire... avec ses cailloux.
Il y avait également l'autre fois où elle avait fermé la porte au nez d'un garçon (assez séduisant). Une énorme tâche écarlate était immédiatement apparue sur la vitre au niveau de la tête, suivie d'un cri de douleur à en réveiller les morts. L'élève avait été emmené à l'infirmerie, et avait fini par se rétablir. Cependant sa beauté d'antan n'était plus qu'un lointain souvenir.

Sidérée, elle observa sa camarade faire bonne figure en bouchant ses narines pour endiguer le flot.

« Aïe... Bon... Je t'ai ptet montré des trucs un peu trop compliqués... »

Elle ne pouvait pas rester sans rien faire. Il fallait qu'elle l'aide... En Egypte antique, on utilisait une pierre pour stopper les hémorragies. C'était laquelle déjà ? Labradorite ? Malachite ?
Oh non... l'Hématite ! Un dilemme prit alors forme dans l'esprit d'Aline. Ne sachant pas encore isoler les différents effets d'une pierre, elle était encore obligée de tous les générer, sans distinction. Si elle devait appliquer le minéral sur son amie, son dynamise et son énergie s'en retrouverait aussi augmentés... du moins, pendant un certain temps. Ça finirait bien par passer, comme son saignement...

Elle fonça en direction de son petit sac en bandoulière qu'elle avait déposé avant la séance. Pendant un moment, de petits tintements raisonnèrent dans la salle, jusqu'à ce qu'elle se saisisse de la bonne gemme. Elle retourna auprès de la blessée et sans lui demander la permission, la lui plaça dans sa main libre. Avant de la lâcher, elle ferma les paupières et envoya toute l'énergie possible à l'intérieur.

« Je suis vraiment désolée... Pardon... Je me suis laissée emportée, je ne sais pas ce qui m'a pris. Je pensais que ça allait bien se passer. Tu m'avais dit que j'étais douée... Je me suis dit que j'avais peut-être des facilités. Son débit de parole était si rapide qu'elle ne savait pas si Moïra comprenait tout ce qu'elle disait. En fait, je n'ai aucun talent. La danse m'aidera pas, je resterai toujours le boulet que j'suis. Je devrai peut-être... sa voix tressauta, et Aline toussa pour se reprendre, ...repartir dans ma chambre. Moins je suis en contact avec qui que ce soit, moins je fais de bêtises. »

Son ivresse d'il y a quelques instants avait laissé place à un puit sans fond de désespoir. Non, elle n'était pas devenue adroite comme par magie. Sa partenaire de danse voulait simplement lui faire plaisir et l'encourager. Elle ne s'en rendait compte que maintenant. Quelle idiote elle faisait avec ses rêves plein la tête.

« Tu t'es juste laissée un peu distraire, ce n'est rien de grave ! Et puis regarde ! Tu m'as toute réparée. »

Cette phrase ne réconforta pas vraiment Aline. Il n'y aurait certainement rien eu à réparer si elle avait fait attention.

« Il faut encore que tu gardes la pierre sur toi. Sinon tu risques de saigner encore un peu... Tu me la rendras quand tu sentiras que tu n'en as plus besoin » fit-elle penaude.

Elle n'avait plus vraiment envie de danser. Elles avaient toute les deux vu ce que ça donnait et Moïra en avait même payé les frais. Qu'est-ce qu'elle devrait faire ? Se forcer à continuer pour faire plaisir à son amie, ou en rester là et retourner se cacher ? Elle avait au moins fait l'effort d'essayer, et même si elle serait déçue, sa camarade comprendrait sa décision. Après tout qu'est qu'on pourrait faire d'un cas comme elle ?

Prête à lui annoncer sa retraite, elle fixa la jeune danseuse. Elle inspira un grand coup, ouvrit la bouche... puis s'arrêta net. Quelque chose... quelque chose brillait dans les yeux de Moïra. Ce n'était ni de la pitié, ni de la tristesse, encore moins de l'agacement. On y voyait autre chose. Quelque chose de fort, de vigoureux, qui n'hésite pas. On y voyait de la détermination. Un feu ardent qui brûle comme jamais, prêt à se confronter à n'importe quel cataclysme. Un puissant brasier que rien, et certainement pas une petite chute, n'atteint. Un bouillonnement flamboyant qui, au lieu de consommer ce qu'il touche, l'enveloppe d'une douce chaleur protectrice.

C'est à ce moment-là, qu'Aline sut. C'en est assez du temps où elle restait enfermée dans sa tour à se convaincre qu'une vie simple, loin de toutes perturbations, lui suffisait. Elle voulait courir, sauter... DANSER ! Moïra était là pour elle, et ne voulait que son bien. Cette fille dont l'énergie enveloppe toute la salle et qui fait sourire. Celle-là même qui fonce sans broncher, et qui croque la vie à pleine dent. Elle est là, devant-elle, à lui consacrer son temps. C'est donc ainsi qu'elle comprit. Elle voulait lui ressembler. Elle voulait, elle aussi, être cette personne qu'on remarque non pas par ses défauts, mais par ses qualités.

À cet instant, une toute petite flamme s'alluma dans le regard d'Aline.

« En attendant, moi, je prends de l'avance ! » lança-t-elle taquine, en passant à la musique suivante.