La chaleur des soupirs et des caresses embrasées n’était, la plupart du temps, pas suffisante pour réchauffer l’espace creux et froid qui faisait de son cœur un trou noir aspirant tout sur son passage. Comme un morceau de viande congelée jetée sur une poêle brûlante, l’épiderme s’enflammait à en faire de la fumée mais l’intérieur restait dur, polaire.
Parfois, avec certains garçons, elle avait l’impression que la glace en elle fondait un peu mieux par elle ne savait quel miracle, et parce qu’elle courrait sans relâche après ce feu de joie qui semblait s’éteindre chaque fois qu’elle refermait ses doigts dessus, Isis, sans l’admettre, gardait en son cœur l’esquisse fébrile d’un espoir qui refusait de mourir chaque fois qu’elle se glissait dans une nouvelle paire de draps.
Les déceptions étaient plus nombreuses que les bonnes surprises, mais l’idiote ne cessait jamais de courir parce qu’on ne lui avait jamais appris à faire autrement ; ainsi cette fois encore, elle s’était rhabillée en silence et sans un regard envers ce garçon qui déjà ne la regardait plus maintenant qu’il avait eu d’elle ce qu’il était venu chercher, et il avait fallu peu de temps pour que le froid reprenne ses droits sur l’entièreté de son être.
C’était un peu cher payé ; supporter une discussion ennuyeuse et une partie de jambes en l’air ratée pour avoir, pendant quelques secondes, à peine plus chaud qu’un matin d’avril.

La main sur la poignée de porte, Isis était prête à retrouver sa chambre et faire comme si rien ne s’était passé pour oublier le goût amer de la frustration et, quand bien même elle n’osait le dire, de la déception d’avoir une fois de plus vu ses espoirs fugaces vaciller. Mais un frisson désagréable lui remonta l’échine avant même qu’elle n’ouvre la porte, et elle se senti un peu faible tout à coup, terrorisée l’espace d’une seconde par l’ombre qui l’attendait dehors et dont la présence lui perçait déjà le cœur.
Il lui fallut une inspiration de courage pour se donner la force aujourd‘hui de faire de sa glace des stalactites prêts à tomber sur Juno-Bianca sitôt qu’elle aurait besoin de se défendre contre son venin –car elle doutait fortement que sa sœur attendait seule devant cette chambre précise pour se contenter de l’ignorer quand elle en sortira.

Les mâchoires un peu crispée, elle quitta la chambre sans plus de cérémonie et le regard qu’elle posa sur Juno cette fois tenait plus de la fatigue ennuyée que de l’animosité viscérale, car Isis avait appris avec le temps que la colère contre elle n’était guère efficace et l’épuisait plus qu’autre chose. Un maigre rictus railleur se dessina sur ses lèvres alors que les armes se levaient déjà.

« Ça fait des années que tu changes pas de disque, faudrait songer à consulter c’est inquiétant de radoter à ton âge, grande sœur. »

Bien sûr que c’était Isis la première à avoir sali le nom des Rhodes, comment pouvait-elle l’oublier ? C’était toujours ainsi que ça c’était passé, toujours de la faute d’Isis-Mae ! Elle avait même réussi l’exploit d’amener l’opprobre sur eux alors qu’elle n’était qu’un bébé incapable de parler ; quel pouvoir terrifiant pouvait-elle posséder !
Foutaises –c’était lui qui avait commencé, mais vous aviez tous la lâcheté de regarder ailleurs de peur de voir vos précieux idéaux brisés.

« Pourquoi tu prends pas le nom de jeune fille de ta mère si ça te pèse tant qu’on t’associe à moi, vu comme Papa te la mise à l’envers y’aurait aucun problème à ce que l’administration l’accepte comme une raison valable pour un changement de nom, tu penses pas ? »

Et c’était peut-être parce qu’en elle s’agitait un venin similaire à celui de Juno, ou peut-être parce que le simple fait d’évoquer son géniteur provoquait en elle des orages de bile acides et nauséeux mais le froid enfin semblait laisser place à une chaleur plus brûlante que jamais –rage viscérale qui laissait en elle des tranchées de feu sanglant partout où elle passait.

« Ou alors ton Papa chéri te manque tellement que tu t’accroches à un pauvre nom pour t’en rapprocher ? »

Isis ne savait pas pourquoi elle se sentait tant brûler de l’intérieur sous le regard de sa sœur alors qu’elle avait abandonné depuis longtemps déjà le concept même de la famille. Quand elle faisait une croix sur quelque chose d’ordinaire, elle ne s’en souciait plus guère, et on pouvait bien la traîner dans la boue qu’elle n’y rétorquerait pas grand-chose car elle ne se sentait même plus concernée dès lors que l’autre était dans son esprit réduit à un moindre inconvénient.
Pourtant, elle avait beau avoir fait une croix sur Juno, celle-ci n’avait rien d’un moindre inconvénient, bien au contraire, et ça la frustrait de se trouver incapable de la reléguer aux bas-fonds de son indifférence comme elle faisait toujours. Comme si sa très chère sœur avait une quelconque place dans son cœur alors qu’elle avait été la première à l’entailler si profondément qu’elle songeait souvent que ça ne cicatriserait jamais.
Un rictus railleur et dépité se dessina sur ses lèvres alors que l’aînée la rabaissait une fois de plus du haut de son trône immaculé, mais ce n’était pas l’insulte qu’elle avait écouté d’une oreille distraite qui lui tirait telle expression ; c’était ses propres émotions qu’elle aimerait taire à grands coups.

« M’humilier ? La bonne blague. »

Il faudrait qu’elle ait encore l’espoir de trouver ton amour et que tu la poignardes dans le dos pour qu’elle se sente véritablement humiliée, trahie, bafouée par ta main, mais c’était trop tard pour ça, et ce depuis des années.

« Tu peux bien prendre tout ce que tu veux, je m’en fous, Isis soupira. Si ça t’éclates de croire que tu vas me souiller comme ça je t’en prie, tes fantaisies de série B c’est ton problème, pas le mien. »

Que lui restait-il à céder de toute façon quand elle était déjà à terre et à genoux ? Un nom, une vengeance, un empire à renverser : tout ça n’avait pas d’importance aux yeux d’Isis qui ne rêvait qu’au jour de son ultime fuite, où elle pourrait s’en aller le plus loin possible d’eux et trouver un coin tranquille où s’échouer –d’ici là, peut-être aura-t-elle décidé si elle cherchait la distance pour tout mieux recommencer ou disparaître à jamais.
Si Juno s’amusait tant de jouer à la reine et ses sujets, qu’elle prenne donc tous les empires qu’elle souhaitait ; Isis n’en ferait pas partie et c’était là tout ce qui comptait.
Pire ; peut-être qu’à trop avoir entendu qu’elle lui avait tout pris, Isis, inconsciemment et sous prétexte de s’en désintéresser, mettait un point d’honneur à effacer toute trace de sa vie dans celle de son aînée.

« Tu risques de déchanter ceci dit si tu espères lui voler sa couronne, elle se fendit néanmoins d’un sourire cynique en revoyant l’épave qu’était devenu le bel homme en costume Burberry de ses souvenirs d’enfant. La dernière fois que je l’ai vu c’était le roi des poubelles et des bouteilles vides éparpillées par terre ! »

Elle l'avait dit d'un ton clair et théâtral comme pour souligner l'absurdité de ces images.
Il était ironique qu’Isis ait hérité d’un tel règne à son tour alors que tout chez cet homme lui évoquait sueurs froides et cauchemars nauséeux.

Tel père telle fille, pas vrai ?

« Oh, pitié, si tu ne te donnes même pas la peine de vouloir gagner, quel intérêt que je te mette à terre ? »

Mais Juno, ne vois-tu donc pas qu’à terre, Isis l’était déjà ? Elle n’avait plus aucune guerre à mener contre toi car elle avait perdu d’avance, désarmée et à genoux dans la boue quand tu te tiens droite du haut de ton destrier, lance pointée sur elle, prête à déchirer.
Ne te plains pas des victoires trop faciles quand c’est toi qui lui a pris ses armes et son bouclier –un autre s’est chargé de lui faucher les jambes, mais tu vois l’idée.
Isis s’apprêtait à siffler ses acidités habituelles devant les grands airs de sa sœur qui lui semblaient plus ridicules que jamais, mais elle perdit sa voix comme son sourire cynique quand Juno continua de parler.

« Crois-moi ou non je ne te hais pas. »

Il n’y avait pas de mensonge dans sa voix, et c’était pire encore. Son souffle semblait s’être éteint dans sa gorge, et l’espace d’un instant, peut-être un battement de cil, Isis se sentit presque vaciller.
Elle serra le poing, jusqu’à marquer sa paume de la trace de ses ongles ; fébrile.
Comment pouvait-elle encore se sentir blessée après tout ce qu’elle avait déjà subit ?

« Mais tu as tout fait foirer dans ma vie. Et je peux pas te le pardonner. Je réparerai l'injustice que j'aie subie. »

Isis n’écoutait plus, comme cloîtrée dans sa tête et son esprit malade, indignée, répugnée de sa propre faiblesse, de se trouver si fragile et encore cassable devant Juno-Bianca.
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Pourquoi ça n’en finissait jamais ?
Merde.

« On t'appellera dommage collatéral, c'est injuste, n'est-ce pas ? »

Qu’est-ce que tu veux de plus, Juno ? Qu’est-ce qu’il te faudra encore pour que tu sois enfin satisfaite et que tu ne viennes plus jamais troubler l’illusion de paix qu’Isis avait trouvé dans l’abandon et le désintérêt ? Qu’elle tombe plus bas que terre encore ? Qu’elle ne puisse plus jamais se relever ?
Mais merde Juno, Isis se jetterait bien volontiers du toit de l’école si en échange ta cruauté cessait pour toujours de la tourmenter.

« C'est ce que tu penses, pas vrai ? Que je suis injuste, avec toi ? Que tu n'as rien demandé, que tu es innocente dans tout ça ? Dis-le.
— Pourquoi tu parles comme si c’était moi le monstre ? »

Sa voix, réduite à un souffle rauque d’asphyxie, vibrait d’une rage qui la tuait à petit feu.

« C’est ce que tu fais avec tes petits chiens quand t’as besoin d’être rassurée ? Te faire passer pour la méchante désolée pour qu’ils te répondent qu’au fond t’es une belle personne ? »

Moi je ne suis pas ta chienne.

« Je sais pas ce que je pense, peut-être bien que je l’ai mérité. C’était là votre plus belle supercherie à vous les Rhodes, la tordre suffisamment pour qu’elle finisse par se croire fautive d’avoir cédé. Je peux pas te répondre, j’en sais rien, je sais plus. Mais je sais au moins une chose… »

Elle eu un petit ricanement sans joie aucune, qui ressemblait à s’y méprendre à un sanglot étouffé, et alors qu’un sourire fou étirait ses lèvres elle se passa les mains dans les cheveux comme pour empêcher son crâne d’exploser.

« Moi je te hais. C’était la première fois qu’elle l’admettait si fort qu’elle en tremblait. Je te hais si fort ! »

Sa voix s’était faite douce, presque satisfaite et soulagée d’enfin se défaire de ces mots qui lui pesaient ; et pourtant le vide qu’ils laissaient derrière eux était plus froid que tout ce qu’elle avait vécu –peut-être que c’était brûlant d’ailleurs, elle ne savait plus, les douleurs se confondaient si bien qu’Isis ne pensait plus.
Au diable son armure d’indifférence, elle n’avait rien de bien solide si trois de tes mots suffisaient à la faire éclater –si c’était toi elle voulait bien laisser sa peine tout dicter et avec un peu de chance, le venin qui la rongeait depuis si longtemps t’atteindra suffisamment pour te heurter à son tour, enfin.

« Et ta mère et la mienne, et Papa, je vous déteste tous de m’avoir faite comme ça ! »

Et de tous les élus de sa haine Juno, tu n’étais pas la reine car la rage qu’elle te vouait n’arrivait pas à la cheville de celle qu’elle s’infligeait elle-même de s’être laissée briser ainsi.

« Qu’est-ce tu veux putain ? Pourquoi t’es là ? »

Il y avait, dans le cœur d’Isis-Mae, des milliers de malédictions qu’elle voudrait te voir subir, Juno, mais qu’elle ne prononcerait jamais. Que tu rencontres un jour quelqu’un comme toi qui te feras regretter ce que tu lui faisais, ou mieux, qu’un jour tu t’empoisonnes avec ton propre venin et trébuches sur la dernière marche censée te mener à la gloire que tu recherchais. Qu’on te traîne plus bas que terre et que tu goûtes enfin à la misère de la fragilité, à l’amertume de l’abandon, et que comme elle, Juno, tu ne sois plus que l’ombre de toi-même.
Mais Isis, elle savait que tu rirais si elle formulait ces souhaits haut et fort, alors elle les gardait comme des secrets corrosifs au fond de son cœur et avec un peu de chance l’acide rongerait une bonne fois pour toute l’inexplicable espoir ténu qui la rendait si faible et naïve devant toi.

« Je ne sais pas. Mon alice. »

Un ricanement désabusé siffla entre les lèvres d’Isis alors que sa sœur épuisait encore sa salive à l’insulter de mots qui ne l’atteignaient plus. C’était peut-être la réponse la plus frustrante qu’elle pouvait lui donner –son alice.
Puis les mots se firent plus durs, et paradoxalement Isis se fit moins tendue. À croire qu’entre elles, les méchancetés apaisaient plus que les neutralités douces, et ce fut comme si la colère et la douleur que Juno avait fait remonté retournèrent là d’où elles venaient, tout au fond, sous un épais voile trouble de désintérêt et de déni.
Voilà, c’était comme ça Isis ; un volcan pas tout à fait endormi, capable de cracher quelques cendres quand on savait comment l’agiter, mais dont le magma n’était jamais assez brûlant pour se soustraire au poids de la roche endormie –quand bien même sous la croûte terrestre, à l’abri des yeux indiscrets, on s’immolait à petit feu.

« Cherche encore, Juno. »

Dans les yeux d’Isis ne brillait plus rien –rien qu’un regard terne, las et fuyant, pressée qu’elle était de respirer un air dans lequel son odeur ne la suivrait pas.

« Avec un peu de chance ton alice te trouvera un moyen de te débarrasser de moi pour de bon sans risquer ni tes étoiles ni ta réputation, fit-elle avec un sourire sans joie au coin des lèvres. »

Isis ne se donna même pas la peine de lever les yeux une dernière fois vers elle pour observer ses traits –elle les imaginait déjà plutôt bien– et mis finalement sa carcasse en marche pour s’éloigner de ce bout de couloir infernal et retrouver le havre de paix bancale qu’était le fond de son lit.

Et elle ne décolla pas les yeux du sol de tout le trajet
histoire d’éviter de les poser sur une fenêtre et
se donner de mauvaises idées.